5) Le Jansénisme
de Vincent CARRAUD, le 20 janvier 1996
Au sens premier du terme le Jansénisme peut être considéré comme une hérésie, puisque l’Autorité romaine porta plusieurs condamnations sur des propositions qu’il aurait contenues. Mais, en un sens plus large, on peut aussi ne voir dans le Jansénisme qu’un mouvement interne au Catholicisme, qui rejeta comme non nécessaires les condamnations dont il fit l’objet, essaya d’en limiter la portée et cherchait à présenter du christianisme une image plus fidèle à ses origines. Ce matin nous partirons du premier sens, puisque nous sommes dans un cycle sur les hérésies, et nous nous demanderons, pour commencer, en quoi le Jansénisme a pu être considéré d’abord comme une hérésie.
Auparavant faisons quelques remarques sur le mot même de « Jansénisme« . Le mot est une création polémique pour désigner- je cite la Lettre à un ami touchant le Jansénisme publiée à Paris en 1651 – « cette sorte de gens qu’on appelle jansénistes, du nom de Jansénius leur auteur« . Le mot « jansénistes » fut forgé au moment des polémiques menées par les Jésuites contre l’Augustinus, le livre dont nous allons parler, à l’imitation du vocable de « calvinistes » qui désignait les partisans de Calvin. On pourrait citer d’autres exemples de cet emploi polémique du terme de « jansénistes« , toujours sous la plume de ses adversaires, alors que les partisans de Jansénius préféraient se désigner eux-mêmes comme disciples de saint Augustin. C’est pourquoi on pourrait soutenir que le Jansénisme n’est pas une hérésie, en ce sens qu’il n’y a aucun texte du magistère qui, dans le terme même, condamne le « Jansénisme« .
Après le mot, l’historiographie. L’histoire du Jansénisme fut d’abord écrite par ses adversaires. C’est pour lutter contre Saint-Cyran que le jésuite François Pinthereau (1605-1664) publia les premiers documents concernant ses rapports avec Jansénius. Par la suite, l’histoire la plus célèbre du Jansénisme, au 17e siècle, fut l’œuvre du jésuite René Rapin (1621-1687). Elle fut conservée comme manuscrit par la Compagnie de Jésus dans ses dossiers, pour éviter que les polémiques puissent redevenir publiques et ne fut publiée qu’au 19e siècle sous le titre Histoire du Jansénisme depuis ses origines. En regard, pour les jansénistes eux-mêmes, au moins pour les deux premières générations, le « Jansénisme » n’était qu’un « fantôme« , un fantasme (Arnauld : Le fantôme du Jansénisme).
C’est seulement vers la fin du 17e siècle, en gros une cinquantaine d’années après leurs adversaires, que les jansénistes, à leur tour, se dotèrent de leur propre histoire en publiant un certain nombre de « Mémoires« (Lancelot, Fontaine, Thomas du Fossé, tous morts à la charnière des 17e et 18e siècles). Il s’agit d’histoires « hagiographiques« , si l’on peut dire, conçues contre les histoires jésuites. Elles ont en commun le fait d’identifier l’histoire du Jansénisme à celle de Port-Royal. Le plus célèbre des historiens du Jansénisme, Racine lui-même, dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal (publié seulement à Cologne en 1742 – 1ère partie – et 1767), identifie l’un à l’autre. Dans la suite, la plupart des historiens du Jansénisme, jusqu’à Sainte-Beuve compris (1840-1859), ont conservé cette vision des choses, ce qui ne va pas sans poser beaucoup de problèmes à l’historien contemporain.
Ces remarques faites, nous envisagerons successivement :
- la naissance du Jansénisme et les premières condamnations ;
- la période des grandes polémiques des années 1640-1650, aboutissant aux condamnations de 1653 et 1656 ;
- ce que devint le Jansénisme à la fin du 17e siècle et au 18e siècle, avec notamment la bulle Unigenitus de 1713.
1 – La naissance du jansénisme et les premières condamnations
Un livre, l’Augustinus, condamné dès 1642, et deux hommes, Jansénius, l’auteur du livre, et Saint-Cyran, son ami, directeur de Port-Royal, sont à la naissance du Jansénisme.
Jansénius et son livre l’Augustinus
À l’origine donc le livre célèbre de Jansénius, publié en 1640 et connu sous le nom de l’Augustinus. En voici le titre complet : « Augustinus, seu doctrina sancti Augustini de humanae naturae, sanitate, aegritudine, medicina, adversus Pelagianos et Massilienses« , soit en français : « Augustin ou la doctrine de saint Augustin portant sur la nature humaine, la santé, la maladie et la médecine, contre les Pélagiens et les Marseillais« . C’est un ouvrage très considérable : grand in folio de 1300 pages à doubles colonnes très serrées. Consacré à la pensée d’Augustin, il se veut systématique. C’est une synthèse augustinienne sur le salut et la grâce. Explicitement, il porte sur le concept philosophique, plus que théologique, de nature humaine, cette nature étant pensée selon un modèle médical, d’origine augustinienne, celui de la santé, de la maladie et de la médecine. Ce modèle médical oriente tout l’ouvrage de Jansénius.
L’auteur, Cornélius Jansen, né en 1585, a été professeur d’Ecriture Sainte à l’Université de Louvain où il produisit deux autres ouvrages intéressants pour nous : un commentaire du Pentateuque et un commentaire des quatre évangiles, tous deux verset par verset. S’agissant en quelque sorte de la publication de ses cours, ce sont néanmoins deux ouvrages dont on peut dire qu’ils ne sont pas jansénistes ; on n’y trouve pas en effet de thèse janséniste. Jansen a écrit aussi un Mars Gallicus, qui valut par la suite beaucoup d’ennuis aux jansénistes et aux gens de Port-Royal. Après avoir enseigné l’Écriture Sainte à Louvain, il devint évêque d’Ypres et mourut de la peste en 1638, alors que l’Augustinus, son œuvre majeure, était pratiquement terminé. Ce sont ses amis et successeurs qui l’ont publié. Ainsi l’Augustinus, point de départ du jansénisme, fut publié à titre posthume ; et Jansénius lui-même, si l’on peut dire, n’a jamais été janséniste.
Le contenu de l’Augustinus
La nature humaine, la liberté humaine et la grâce constituent certainement trois des thèmes majeurs de l’Augustinus.
1 – L’ouvrage comporte trois parties traitant respectivement :
- de l’état de nature pure ;
- de l’état de nature innocente ;
- de l’état de nature déchue.
Il nous faut revenir quelque peu sur cette problématique.
Traditionnellement la théologie distinguait seulement deux états de l’homme : l’état de la nature innocente et l’état de la nature déchue. Dans l’état de nature déchue, nous dit Jansénius, le salut ne peut venir que de Dieu seul. Il est inaccessible à l’homme. Il est pur don de Dieu. Toute la liberté humaine ne peut être qu’une liberté de réception, d’accord, de prière, pour que le salut vienne de Dieu. C’est la thèse centrale de Jansénius.
Comment y fut-il conduit ?
La scolastique tardive avait inventé un nouveau concept pour penser ce qu’il y avait de commun entre l’état de nature innocente et l’état de nature déchue. C’est le concept de nature pure : la nature prise dans sa pureté de nature, simple concept ne correspondant à rien de réel. Mais en fait, à force de parler de nature pure comme pur modèle conceptuel pouvant rendre compte en même temps de la nature innocente et de la nature déchue, on finit par en faire un troisième état. D’où, précisément, la première partie de l’Augustinus.
Or il est à remarquer que, si on peut théologiquement appliquer le concept d’état à la nature innocente (en imaginant qu’Adam et Ève avaient vécu un certain temps avant la chute) et à la nature déchue (l’état des hommes après la chute), il est par contre conceptuellement difficile, sinon impossible, de parler d’état pour la nature pure. Un tel « état » n’a jamais existé. En ce sens la problématique da Jansénius, dépendante de celle de ses adversaires, reste éminemment discutable.
Les théologiens utilisant ce concept d’ « état de pure nature » en venaient nécessairement à se poser la question suivante : quel est le type de bonheur auquel peut atteindre Adam (c’est-à-dire l’homme en général) dans l’état de nature pure ? Et il y avait deux réponses possibles, constituant l’une et l’autre des impasses :
- Ou bien dans l’état de nature pure, puisque Dieu l’a créé ainsi, c’est qu’il ne manque rien à l’homme pour faire son bonheur et son salut ; et c’est donc que le salut relève de sa nature (car le contraire voudrait dire que l’homme eût été créé incomplet et donc que la création serait défectueuse). Le salut est ainsi une exigence de la nature elle-même. C’est ce qu’on a appelé l’hérésie baïaniste ;
- Ou bien, et c’est l’hérésie janséniste, l’état de pure nature ne peut procurer à l’homme qu’un bonheur purement terrestre ; mais le salut, de l’ordre du surnaturel, vient de Dieu. Il est donc une pure gratuité, un pur don, qui vient en plus. Le surnaturel est ainsi totalement coupé de la nature. Il est essentiellement inaccessible à l’homme dans sa propre liberté.
2 – D’où les positions de Jansénius sur la liberté humaine
Il y a dans son livre des centaines de colonnes contre le concept de liberté humaine tel que le courant moliniste des jésuites le remettait en honneur à la fin du 16e siècle.
La grande thèse sur la liberté humaine contenue dans l’Augustinus est assez claire. Elle est que les hérésies, l’hérésie pélagienne en l’occurrence à laquelle il identifie le « molinisme« , sont les survivances, dans le domaine théologique, des philosophies de l’Antiquité ; elle est que l’hérésie est une philosophie revivifiée au sein de la théologie. Jansénius le répète : « philosophia errorum fons, haereticorum mater » (la philosophie est la source des erreurs, la mère des hérésies).
De ce point de vue, la philosophie la plus scandaleuse entre toutes est le stoïcisme (cf. aussi Pascal : Entretien avec M. de Sacy). Pourquoi ? Parce que le stoïcisme est une pensée de la grandeur de l’homme et une méconnaissance de la misère de l’homme. Le stoïcien, c’est celui qui dit qu’il a les moyens d’être heureux tout seul, c’est-à-dire de faire son salut tout seul. C’est le pire. Jansénius fait là une analyse intéressante et fine du stoïcisme. Il dit que le moteur du stoïcisme, le propre du stoïcisme, c’est l’orgueil. Or qu’est-ce qu’une pensée de l’orgueil ? C’est une pensée qui méconnaît le péché originel, donc qui ne sait pas que l’homme est dans un état de nature déchue, que l’homme a perdu son premier statut. Méconnaissant le péché originel, cette pensée, paradoxalement, en fait inconsciemment son propre principe. En effet, pour Jansénius, le péché originel n’est autre que le péché d’orgueil. Et qu’est-ce qu’un stoïcien ? C’est celui qui, ne sachant pas qu’il y a eu un péché originel, fait de l’orgueil le principe même de sa philosophie. Le stoïcisme est ainsi la philosophie qui vit de ce qu’elle méconnaît.
Pour Jansénius en outre, si, historiquement, le stoïcisme était mort après Sénèque, il avait survécu à l’intérieur de la théologie sous forme de l’hérésie pélagienne. Là est véritablement l’ennemi de Jansénius : les grands défenseurs de la liberté humaine qui disent « l’ordre du monde est ce qu’il est ; je peux être malade, mourir demain ; c’est égal, je peux dominer tout cela« .
Jansénius part donc d’une doctrine de la liberté qu’il met toutes ses forces à détruire au profit d’une doctrine de la grâce efficace qui vient de Dieu et de Dieu seul. C’est une doctrine extrêmement forte, portée par une thèse philosophico-théologique très précise. Le seul philosophe, finalement, qui trouve grâce aux yeux de Jansénius, comme d’ailleurs à ceux de saint Augustin, c’est Platon : « Platon pour disposer au Christianisme » (Pascal, Pensées, § 612).
La condamnation de l’Augustinus (1642)
La cible de Jansénius, ce sont évidemment les Jésuites, et en particulier Molina (Concordia gratiae cum libero arbitro de 1588), c’est-à-dire une tentative de conciliation de la liberté humaine et de la grâce. Il voit chez eux une trahison des textes de saint Augustin sur la grâce et un héritage des semi-pélagiens. Quel était donc, finalement, l’objectif de l’Augustinus, cette grande synthèse augustinienne ? C’était une contre-offensive, destinée à affaiblir la portée des opinions « molinistes » enseignées par les Jésuites.
Mais le fait même de publier l’Augustinus constituait une contravention aux décisions pontificales qui interdisaient justement de discuter sur de tels sujets (en particulier la nature et la grâce) depuis la clôture des congrégations « de auxiliis« . En effet, pour mettre un terme à des disputes dont personne ne réussissait à sortir, le pape Paul V avait mis fin, en 1607, aux dites congrégations, qui duraient depuis 1598 ; et deux décrets successifs (1611 et 1625) interdirent ensuite de continuer à discuter de la question de la grâce.
Ainsi, avant même d’ouvrir l’Augustinus, on savait, par son seul titre, qu’il contrevenait à l’interdiction romaine. D’où une première série de condamnations, très rapides (bulle In Eminenti de 1642, publiée en 1643), qui ne portent pas sur le contenu de l’Augustinus, mais sont de principe. Ajoutons que, pour faire bonne mesure, cette bulle condamnait également tous les ouvrages qui étaient parus très rapidement contre l’Augustinus et tous ceux qui prenaient parti pour ou contre. Autrement dit il y avait bien interdiction de discuter le sujet lui-même. Toutefois, bien qu’interdisant de discuter de la question, la décision fut présentée par Rome comme ne remettant pas en cause les positions augustiniennes. Une préface à la bulle In Eminenti précisait qu’en aucun cas la condamnation prononcée ne portait atteinte à la prééminence de saint Augustin sur ces questions.
Il y avait là, en effet un grave problème pour l’Église. Aujourd’hui, nous sommes extrêmement sensibles aux aspects personnels de la synthèse de Jansénius et quelqu’un qui, de nos jours, connaîtrait bien la pensée d’Augustin sur la grâce et lirait l’Augustinus, ne pourrait qu’être frappé par le fait que la systématisation opérée par Jansénius tourne quelquefois à une « trahison » du texte d’Augustin et marque une pensée personnelle (cf Henri de Lubac). Mais, au 17e siècle, ce qui pour nous est clair ne l’était pas autant, surtout aux yeux des jansénistes ; et il semble que pour beaucoup, malgré la préface de la bulle, la condamnation de l’Augustinus fut ressentie alors comme signifiant, sans doute aucun, une condamnation inavouée d’Augustin lui-même.
Saint-Cyran et Port-Royal
Quoi qu’il en soit, la condamnation pontificale, portée par la bulle In Eminenti, eut, principalement en France, des rebondissements qui prirent immédiatement une coloration politico-religieuse qui devait durer de longues années, jusqu’à la Révolution française.
Pourquoi ? Principalement à cause de Jean du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran (1581-1643). Au moment où l’Augustinus paraît, Saint-Cyran, bien qu’emprisonné à Vincennes, exerce une influence considérable sur une partie de l’Église de France car il a passé sa vie, si l’on peut dire, à mettre l’accent de la réforme catholique sur le modèle de l’Église primitive. C’est en outre à cause de sa personnalité que, très vite, l’histoire du Jansénisme devint liée à l’histoire de Port-Royal.
Saint-Cyran avait fait ses études à Louvain, peu avant Jansénius, mais devint quelque temps après son ami très proche, au point qu’ils travaillèrent ensemble, pendant cinq ou six ans, à Bayonne, sur les Pères de l’Église et notamment sur saint Augustin, pour tenter de réformer le catholicisme par un renouvellement intérieur, dans la perspective d’un retour à l’Église primitive. Donc des amis très proches et très intimes, qui par la suite ont échangé une correspondance suivie. Cette proximité cependant ne doit pas masquer des différences importantes ; et en particulier celle-ci : Jansénius est un auteur plutôt spéculatif, tandis que Saint-Cyran est soucieux avant tout de spiritualité et de la direction des âmes.
Saint-Cyran, en effet, fut particulièrement marqué par le cardinal de Bérulle dont il fut aussi le secrétaire et l’ami. Le grand traité de ce dernier, les Discours sur l’état et les grandeurs de Jésus, est, probablement pour une part, dû à Saint-Cyran lui-même ; Saint-Cyran dont la spiritualité, fondamentalement christocentrique, relève de ce grand mouvement spirituel du début du 17e siècle qui, avec Bérulle, revient à un christocentrisme essentiel. On a de Saint-Cyran de très belles lettres spirituelles, du plus grand intérêt.
Mais Saint-Cyran, bien sûr, est surtout connu parce qu’il fut choisi comme directeur par les religieuses de Port-Royal et qu’il fit de ces religieuses, au départ cisterciennes, un foyer de rayonnement pour l’ensemble de cette spiritualité nouvelle. Comme on le sait, c’est la Mère Arnauld, la sœur du grand Arnauld, qui opéra cette réforme de Port-Royal et demanda à Saint-Cyran de diriger le monastère (1635). Port-Royal se trouva ainsi être en fait le foyer intellectuel d’où allait partir l’ensemble de la polémique janséniste.
En outre, et c’est ce qui donne définitivement à la querelle son aspect politique, Saint-Cyran, ami de Bérulle, se trouva être l’un des adversaires les plus acharnés de Richelieu. Et en particulier sur cette question, où il se heurtait à la théologie de Richelieu, qui est de savoir si, après la confession et pour recevoir l’absolution, une « contrition » (regret du péché par amour de Dieu) est nécessaire ou si suffit une « attrition » (contrition imparfaite ; regret du péché par crainte de l’enfer). Parmi les partisans de la thèse « faible » il y avait le cardinal-ministre.
On reprocha enfin à Bérulle puis à Saint-Cyran de représenter le parti de l’étranger. Bérulle avait introduit en France le Carmel, d’origine espagnole. Saint-Cyran, ami de Bérulle, s’était lié à Jansénius (auteur du Mars Gallicus) à Louvain, dans les Pays-Bas espagnols. Tous ces milieux représentaient l’exact opposé intellectuel, théologique et politique de Richelieu. Pour lui c’était, en France même, le parti de l’ennemi.
En 1638, Richelieu prit prétexte de cette question de l’attrition pour faire condamner quelques textes de Saint-Cyran et le faire emprisonner à Vincennes, la prison la plus malsaine entre toutes. Il espérait l’y voir mourir en quelques mois. En réalité Saint-Cyran y a tenu cinq ans. Lorsque paraît l’Augustinus, en 1640, Saint-Cyran est en prison. Il y découvre le livre de son ami (dont il fut d’ailleurs, semble-t-il, déçu) et à peu près à ce moment-là se choisit un jeune disciple, Antoine Arnauld, né en 1612, tout juste docteur de Sorbonne et qui deviendra le grand Arnauld. Il l’engage pour sa défense, c’est-à-dire pour exposer la tradition de l’Église sur la pénitence et l’eucharistie (1643 : La fréquente communion, d’Antoine Arnauld) et pour prendre la défense de l’Augustinus, attaqué publiquement à Paris.
On peut donc récapituler d’un mot : l’emprisonnement de Saint-Cyran a largement contribué à son triomphe. Il fut immédiatement dans le personnage de la victime et du martyr (bien que la mort de Richelieu en 1642, puis celle de Louis XIII, lui valut d’être libéré en 1643, peu avant sa mort). Il était « le » maître spirituel en prison, au prestige considérable. Par là il fut, avec Jansénius dont il était l’ami, l’un des deux hommes qui préparèrent le Jansénisme. Mais l’un et l’autre n’étaient plus là lorsque le Jansénisme commença à faire parler de lui.
2 – Les grandes polémiques jansénistes des années 1640 – 1650 et les condamnations de 1653 et 1656
Antoine Arnauld
Le Jansénisme, on l’a dit en commençant, est né en 1640 avec la publication posthume de l’Augustinus. Il va maintenant se développer, sans les deux grandes figures que nous venons d’évoquer, Jansénius et Saint-Cyran. Le « véritable père » en sera ce jeune Arnauld, disciple de Saint-Cyran, qui mène la polémique à partir de ces années 1640-42.
Remarquons ici que la captivité de Saint-Cyran non seulement l’avait endurci, mais avait aussi réduit la modération qu’il avait montrée jusqu’alors envers l’institution. Initialement ses grands projets de réforme avaient été essentiellement des projets de réforme spirituelle. Jean Orcibal écrit : « Les souffrances de Saint-Cyran le cuirassaient lui-même en vue des luttes futures et diminuaient la modération qu’il avait jusqu’alors généralement conservée à l’égard de la hiérarchie : désormais, le Jansénisme pouvait naître« . Dès lors on voit très bien comment cette inflexion devint une tendance dominante du Jansénisme, avec Antoine Arnauld, qui ne craignit pas de s’opposer à la hiérarchie, qu’elle soit parisienne ou romaine.
Antoine Arnauld était le dernier fils d’une famille de parlementaires très influents sous Henri IV. Sa sœur était l’abbesse de Port-Royal-des-champs, la Mère Arnauld ; l’un de ses frères était évêque d’Angers. Arnauld apparaît comme une « valeur montante« , très à la mode, dans les années 1640. Il est un grand espoir de la Sorbonne. Son travail de philosophe en témoigne, et il sera plus tard le grand défenseur du cartésianisme. Docteur en théologie, il prépare divers ouvrages, dont la « Fréquente communion« , la « Défense de Saint-Cyran« , la « Défense de Jansénius » etc. Richelieu s’était évidemment inquiété de le voir devenir défenseur de Saint-Cyran.
Que va-t-il se passer après 1642 ?
Les cinq propositions et leur condamnation (1653)
Il semble que ce soit sur l’ordre de Richelieu qu’au cours de l’Avent de 1642, le théologal de Notre-Dame de Paris, Isaac Habert, attaqua directement l’Augustinus. Arnauld en prit alors la défense et les polémiques commencèrent.
Ces attaques, qui conduiront à la déclaration du Jansénisme comme hérésie, commencèrent à l’occasion de soutenances de thèses à la Faculté de théologie de Paris. Le syndic de la Faculté, Nicolas Cornet, voulait réduire l’influence et l’importance de l’Augustinisme auprès des étudiants et des futurs docteurs en théologie (nous retrouvons là ce débat de savoir si, dans le fond, les thèses strictes d’Augustin sur la grâce sont encore pertinentes au 17e siècle ou si une majorité de l’Église ne pense pas qu’il faudrait les abandonner). Il semble avoir pris prétexte de propositions contenues dans l’Augustinus pour tenter d’y parvenir. Il releva lui-même sept propositions qu’il présenta aux docteurs de Sorbonne. Mais ceux-ci furent trop divisés pour prononcer eux-mêmes une condamnation ; le parti janséniste était important à la Sorbonne. La position de repli fut alors de soumettre à Rome cinq de ces propositions sur les sept. Elles furent jugées hérétiques et condamnées par la constitution apostolique Cum occasione du 31 mai 1653.
Ainsi la polémique parisienne avait duré une dizaine d’années et se terminait par la condamnation de cinq propositions déclarées hérétiques. Ces propositions étaient les suivantes :
– la première, qualifiée de téméraire, impie, blasphématoire, condamnée par anathème et hérétique, affirmait :
Quelques commandements de Dieu sont impossibles à accomplir aux justes qui les veulent et qui s’y efforcent selon les forces qu’ils ont actuellement. Il leur manque aussi la grâce qui les rendrait possibles.
Cette proposition est la plus importante des cinq. Elle figure « expressis verbis » dans l’Augustinus et c’est sur elle que se centreront les débats. Le terrain de la polémique était préparé depuis longtemps. Dix ans auparavant déjà, une des thèses de théologie d’Antoine Arnauld avait porté sur La chute de saint Pierre : saint Pierre est le prototype du juste qui ne veut pas mal agir et s’y efforce et qui cependant a chuté. La grâce lui a été insuffisante. Il faut donc en plus une grâce efficace.
– la seconde proposition, condamnée uniquement comme hérétique, était ainsi libellée :
Dans l’état de nature déchue (notre état présent) on ne résiste jamais à la grâce intérieure.
Cette proposition semblait nier la liberté humaine.
– la troisième proposition énonçait que :
Pour mériter et démériter dans l’état de nature déchue, la liberté qui exclut la nécessité (libertas a necessitate) n’est pas requise ; la liberté qui exclut la contrainte (libertas a coactione) suffit.
– la quatrième proposition, déclarée fausse et hérétique, disait :
Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte particulier, même pour l’acte de foi initial, et ils étaient hérétiques en ce qu’ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté pût soit lui résister soit lui obéir.
– La cinquième proposition enfin, jugée fausse, téméraire, scandaleuse (mais pas hérétique) et, comprise au sens où le Christ serait mort pour les seuls prédestinés, impie, blasphématoire, outrageuse, manquant au respect de la charité divine, énonçait :
Il est semi-pélagien de dire que Jésus-Christ est mort ou qu’il a répandu son sang généralement pour tous les hommes.
Cela découlait de l’exégèse faite par les jansénistes de la question de savoir si Jésus-Christ était ou non mort pour tous les hommes.
La portée de la condamnation de 1653.
Quelle était exactement la portée de cette condamnation ? La réponse à cette question demande beaucoup de soin.
Selon leur habitude, les consulteurs romains s’étaient fixés uniquement sur le sens contenu dans chaque proposition (cf. Bruno Neveu). Chacune est examinée pour elle-même et située par rapport à l’enseignement du concile de Trente : une condamnation est au fond le moyen de préciser des formules encore trop indéterminées de ce dernier.
Quand une condamnation est prononcée, la commission chargée de le faire procède d’ailleurs elle-même à une reformulation. C’est ce qui fait que des cinq propositions condamnées que l’on vient de voir, seule la première se trouve, « expressis verbis« , dans l’Augustinus. Les quatre autres propositions formulent tout à fait correctement une doctrine effectivement contenue dans l’Augustinus, doctrine qui y est centrale, mais ne se trouvent pas, mot pour mot, dans l’Augustinus.
Et surtout les censures romaines ne se sont jamais attachées à la question de savoir si les propositions qu’elles censuraient reflétaient fidèlement ou non la doctrine réelle de la personne qui les avait émises. C’est un point absolument capital. Une proposition est déclarée hérétique en elle-même, sans qu’il soit aucunement pris parti sur l’hérésie possible de son auteur. Ce que veut l’Église, c’est proposer aux fidèles l’exemple de ce qu’il ne fallait pas croire, but dogmatique et non intellectuel. L’Église ne juge pas des choses « occultes » ; elle ne juge pas de la foi de l’individu Cornelius Jansen, évêque d’Ypres, mais du caractère hérétique de telle ou telle proposition, considérée isolément. En outre elle ne donne aucune indication sur ce que serait une proposition orthodoxe.
Seulement, et c’est là toute l’ambiguïté qui fut si préjudiciable aux jansénistes, de telles propositions sont forcément nées dans un contexte donné et rejaillissent naturellement sur l’œuvre entière dont elles sont extraites et même sur la personne de celui qui les a formulées. Bien qu’il ne s’agisse pas de la foi de Jansénius, et encore moins de l’Augustinisme qu’il n’était pas question de condamner, la première défense des Jansénistes consista donc à dire : Jansénius est fidèle à saint Augustin. Condamner l’Augustinus, c’est donc condamner saint Augustin et c’est donc que l’Église catholique veut s’en séparer. Ce qui donc suscita la querelle, c’est ce lien tout à fait ambigu entre des propositions et le livre.
La réaction des jansénistes
Nous arrivons à 1655, autre date charnière. Arnauld publie sa Seconde lettre à un duc et pair, de 250 pages. La stratégie d’Arnauld – c’est un coup de génie – consiste à mettre en place la distinction, qui nous est maintenant coutumière, entre le droit et le fait. Que disent Arnauld et les jansénistes ? Nous, nous admettons absolument la condamnation abstraite, c’est-à-dire le droit. Le pape a raison de condamner les cinq propositions. Elles sont hérétiques. Mais, ajoute Arnauld, je nie le fait, je nie que ces propositions soient, mot à mot, dans le livre de Jansénius appellé Augustinus. C’est là une stratégie extrêmement forte : tout accorder à la condamnation ; mais en fait ne rien lui accorder puisque la position d’Arnauld consiste à dire : ces cinq propositions sont légitimement condamnées mais Jansénius ne les a jamais écrites. Il y avait une part évidente de mauvaise foi puisqu’au moins la première proposition se trouvait expressément dans l’Augustinus (quoiqu’elle n’ait pas été mentionnée comme telle par la condamnation) ; mais les quatre autres n’y étaient effectivement pas, bien qu’elles soient des résumés fidèles de la doctrine de Jansénius.
Une des maladresses de Rome fut alors, à la suite du clergé français, d’accepter le dilemme proposé par Arnauld. Il aurait fallu modifier la position du problème et montrer que, dans toute l’histoire des censures romaines, la question ne s’était jamais posée en ces termes. Au lieu de cela le clergé français et Rome acceptèrent la problématique d’Arnauld, en s’opposant à lui : ces propositions, dirent-ils, ont été condamnées dans le sens de Jansénius et se trouvent dans son livre. Rome plaça donc la question sur le plan des faits (Un peu plus tard les autorités françaises et romaines imposèrent un formulaire en ce sens qui enjoignait de reconnaître, en signant, la présence factuelle des propositions dans le texte – ce sera la fameuse affaire du formulaire). Arnauld eut alors beau jeu de dire à la censure : si vous dites que les propositions sont dans le texte, montrez-les-moi. Ce qui était évidemment difficile, et même impossible.
C’était ainsi la première fois, dans l’histoire de la théologie, que le Saint-Siège établissait le principe que l’Église a autorité en matière de « faits dogmatiques« . Ni de purs faits historiques ni des dogmes. C’est le couplage entre un fait, littéral en l’occurrence, et un dogme. La question de fond est alors de savoir si on peut obliger un fidèle à un acte de foi, à un acte d’adhésion, concernant un fait dogmatique, donc un fait, qui par définition relève pour une part essentielle de la rationalité.
La Seconde lettre d’Arnauld à un duc et pair était une lettre adressée au duc de Luynes, paroissien de Saint-Sulpice. Or ce dernier, se confessant en cette église, s’était vu refuser l’absolution au motif d’une lecture janséniste. Arnauld en profita, dans sa Lettre, pour attaquer ses propres adversaires sur l’idée qu’on n’a pas le droit de refuser à quelqu’un l’absolution pour ce qui n’a pas été condamné comme tel par Rome, c’est-à-dire la question de fait.
Un an plus tard, en 1656, Rome et la Faculté de théologie de Paris se prononcèrent contre Arnauld, le censurèrent, pour censurer son irrespect du fait lui-même. Il fut, avec quelques autres, exclu de la Sorbonne.
Les Provinciales de Pascal
1656 c’est aussi l’année des Lettres provinciales de Pascal. Il faut en dire un mot. À son tour Pascal fait preuve d’un coup de génie. Les quatre premières Provinciales portaient sur des questions théologiques théoriques : la grâce, le pouvoir prochain, la grâce suffisante… et Pascal y ridiculisait la théologie des Jésuites. Lorsque tombe la condamnation d’Arnauld et que les Jansénistes semblent avoir perdu le combat sur les questions de la nature et de la grâce, Pascal a alors l’idée, à partir de la cinquième Provinciale, d’opérer une mutation des questions théologiques et dogmatiques vers la théologie morale des Jésuites. Le succès fut extraordinaire.
Deux raisons expliquent ce succès des Provinciales :
- Leur forme littéraire d’abord, qui en rendait la publication extrêmement facile, quasiment sous forme de journaux, cela s’ajoutant au fait qu’elles étaient écrites en français, ce qui rendait les sujets théologiques traités accessibles à tous. Le débat pouvait ainsi devenir public dans Paris ;
- Et d’autre part leur contenu : Pascal déplace la querelle du terrain théologique au terrain moral et condamne le laxisme moral des Jésuites, s’appuyant en particulier sur les textes d’Antonio Escobar et en le ridiculisant. Les arguments venaient d’ailleurs d’Arnauld qui, dès 1643, avait publié une Théologie morale des Jésuites qui contenait déjà tout le dossier. Mais Pascal le réécrivit avec le brio et le succès que l’on sait. C’est une condamnation de la casuistique des Jésuites, ou du moins de ses abus et de son laxisme : autorisation du mensonge, du meurtre, du duel etc.
Le paradoxe est que finalement les Provinciales représentent en même temps un succès et un échec. Un échec dogmatique d’abord. Pascal mit fin à leur publication avec la dix-huitième Provinciale en juin 1657, à cause d’une nouvelle série de condamnations qui faisaient cette fois définitivement échouer le clan janséniste. Mais les parties morales des Provinciales furent extrêmement bien reçues à Rome, au point que, dans les années qui suivirent (1665-66 puis 1679), Rome a très sévèrement condamné un certain nombre de propositions laxistes des Jésuites. Autrement dit, sur le terrain théologique, défaite complète des Jansénistes et donc de Pascal ; mais sur le terrain de la morale, succès absolument complet puisque Rome condamne le laxisme et la casuistique des Jésuites.
3 – La fin du 17e siècle et le 18e siècle
En 1669, négociation de la Paix de L’Église, pour mettre fin aux tensions gallicanes nées des condamnations romaines. Elle aurait dû marquer la fin de la contestation, puisqu’elle admettait implicitement la distinction entre le droit et les faits en autorisant un silence respectueux. Effectivement, dans les années qui suivent, Arnauld, exilé et qui se cachait, a pu revenir à Paris et même être présenté à Louis XIV. Cela a été pour le milieu de Port-Royal une période tout à fait fructueuse, consacrée à un renouveau biblique, patristique et liturgique, dans une perspective vigoureusement anti-protestante. Port-Royal s’est en quelque sorte refait une « santé intellectuelle » en devenant en France le champion de la lutte contre les Réformés ; en témoignent notamment d’Arnaud, la Perpétuité de la foi et la publication de la Bible de Sacy en français.
Pendant ces mêmes années toutefois les tensions sont demeurées, et même devenues plus vives parce que souterraines. Elles furent d’abord relancées en 1704 par la publication d’un cas de conscience soumis à la Faculté de théologie de Paris, concernant toujours la même question sous un autre aspect : l’adhésion intérieure aux condamnations pontificales. Bien que la question de l’adhésion extérieure n’ait plus été à l’ordre du jour, la question de l’adhésion intérieure à la condamnation sur le fait fut posée à l’archevêque de Paris. D’où une nouvelle série de jugements pontificaux. De plus, au plan des faits, il y avait eu, en 1709, dispersion des religieuses de Port-Royal, sur ordre du roi, et destruction de l’abbaye en 1711. Ce furent donc des années terribles pour Port-Royal et le Jansénisme français
Enfin, et surtout, en 1713 la bulle Unigenitus marque une date importante. Pasquier Quesnel, disciple et biographe d’Arnauld, avait écrit, à la fin du siècle, des Réflexions morales, ouvrage qui contient un certain nombre de propositions à l’objet beaucoup plus large que les seules questions de la nature et de la grâce, qui avaient fait le débat jusqu’ici. De ces Réflexions morales, Rome extrait 101 propositions et les condamne par la bulle Unigenitus de 1713. Auparavant Quesnel avait été arrêté à Bruxelles en 1703.
La bulle Unigenitus de 1713 constitue un véritable coup d’arrêt à l’ancienne forme du Jansénisme. Mais on peut considérer que cette condamnation, en ouvrant pour le Jansénisme une dernière période, celle du 18e siècle, en inaugure en fait une extension nouvelle puisque, outre les propositions concernant la grâce, elle associe désormais une conception extrême du rôle de la charité théologale (propositions 44 à 93) et l’origine des pouvoirs dans l’Église (propositions 94 à 101). C’est dire qu’avec Quesnel la question du Jansénisme comme hérésie s’est développée et est passée de la question stricte de la grâce à une question d’ecclésiologie, contestant certains types de pouvoir dans l’Église, le rôle de l’évêque, du pape etc. pour devenir une forme de gallicanisme.
On sait qu’il y eut des résistances importantes et bruyantes à la bulle Unigenitus, qui exposèrent les jansénistes à des oppositions très vives au sein du Catholicisme français. En particulier ils ont appelé à un concile en 1717, appel qui aboutit à une nouvelle condamnation et une intervention extrêmement vigoureuse du pouvoir politique.
Et cependant, de cette résistance à la bulle Unigenitus, allait sortir, sous sa première forme, ce que l’on pourrait appeler un Catholicisme des Lumières qui eut, surtout hors de France, des sympathisants dans la plupart des pays catholiques. Au Pays-Bas, elle suscita le schisme des Vieux-Catholiques en 1724. Le passage de l’hérésie au schisme est là extrêmement clair. En Italie, les actes du synode de Pistoia en 1783, synode à majorité janséniste, ont été censurés par une bulle de 1794 (Auctorem Fidei) qui représente l’excroissance la plus manifeste de ce Jansénisme. Enfin, on va en trouver des éléments dans l’Église issue de la Constitution civile du clergé en 1790. C’est là qu’on voit le poids extraordinaire du Jansénisme sur la question de la nature et de la grâce, mais aussi sur les sacrements, sur le culte, sur le statut des religieux, sur l’idée d’un concile national etc., etc. Historiquement donc, au 18e siècle, le Jansénisme tend à devenir un schisme. Il est à l’origine du Catholicisme des Lumières.
Conclusion
Notre conclusion portera sur l’aspect le plus connu du Jansénisme, considéré non plus comme hérésie mais dans sa volonté de présenter un catholicisme réformé.
L’historiographie récente fait ressortir des nuances et des divergences qui empêchent de considérer le Jansénisme comme un ensemble cohérent. On a dit dès le début que la cohérence du Jansénisme lui venait surtout de la convergence des attaques subies, c’est-à-dire de ses adversaires. En réalité l’Augustinisme absolument intransigeant d’un Jansénius ne s’est guère retrouvé chez les disciples, même chez Arnauld. Sur le tard ce dernier, en ce qui concerne par exemple la liberté d’indifférence, revient à des positions thomistes et abandonne plus ou moins saint Augustin. Pour ne pas parler des positions propres de l’Église Vieille Catholique hollandaise, très éloignées de l’Augustinisme.
On trouve cependant des traits communs qui manifestent une vision particulière du catholicisme, vision que les condamnations romaines ont voulu interdire et éliminer, directement ou indirectement, et qui a eu cependant, en France surtout, des répercussions importantes sur l’évolution de la foi et de la pratique chrétienne en général (nous empruntons cette récapitulation à Grès-Gayer).
Premier point : un christianisme austère et exigeant. C’est l’image populaire du Jansénisme qui s’oppose à l’image d’un Catholicisme facile et extraverti présentée essentiellement par la Compagnie de Jésus. Ce Catholicisme intransigeant, cette vision sévère du salut, est évidemment liée au rejet initial de la conception moliniste de la grâce et à l’accent mis sur la primauté de l’amour de Dieu et de l’efficacité du secours divin. C’est ce point, le rejet de la grâce suffisante, qui justifie, pour les anti-jansénistes, les accusations portées dans les cinq propositions condamnées en 1653.
Deuxième aspect : l’accent mis sur la pratique en vérité, pratique sacramentelle (eucharistie et pénitence) mais aussi pratique liturgique (cf. La fréquente communion d’Arnauld) avec une insistance sur la participation active des chrétiens, d’où la traduction de l’Ecriture en langue vulgaire (la bible de Sacy), les traductions du missel et du bréviaire et une véritable refonte de la liturgie, les liturgies néo-gallicanes.
Enfin, troisième trait, une ecclésiologie de la participation, c’est-à-dire dans le fond une résistance profonde et active à une Église de type autoritaire telle qu’elle avait été remise en place par le concile de Trente et à laquelle avaient poussé un cardinal Bellarmin ou un saint Charles Borromée. Cette perspective, on l’a dit, était déjà présente chez Saint-Cyran ; elle ne fit que s’amplifier dans les réactions aux différentes décisions du magistère et culminer avec les réactions à la bulle Unigenitus de 1713. Cette ecclésiologie correspond à une forme particulière de Gallicanisme et connut même des dérives, de type millénariste par exemple, ou avec les convulsionnaires de Saint-Médard.
Ces trois tendances, on peut le constater, renvoient toutes au miroir de l’Église antique mais conjuguent cependant avec elles des éléments progressistes, ce qui explique leur très bonne réception au temps des Lumières. En définitive, les Jansénistes se caractérisent à la fois par des tendances visant à un retour au passé et par des éléments, en particulier ecclésiologiques, tout à fait progressistes.
Quels sont ces éléments progressistes ?
D’abord l’individualisme. En s’opposant au jugement des papes sur le sens des propositions, les défenseurs de l’Augustinus puis des Réflexions morales de Quesnel, formulaient avant la lettre ce qu’on appellerait les droits de la conscience et de la liberté chrétienne.
Ensuite un certain rationalisme, puisque les Jansénistes mettaient l’accent sur le caractère rationnel de leur démarche, en particulier en distinguant le fait et le droit et en ayant de très fortes prétentions à la qualité logique de leur argumentation. Arnauld et Nicole sont d’ailleurs les deux auteurs de la célèbre Logique de Port-Royal, d’inspiration cartésienne et les Jansénistes jouèrent un rôle important dans la diffusion du cartésianisme.
Et enfin un élément de théologie politique, car ils justifièrent non seulement leur désobéissance envers les condamnations romaines, mais aussi envers les lois de l’État, mettant ainsi en place les éléments d’une toute nouvelle théologie de l’Autorité, qui eut par la suite une grande influence.
Tous ces éléments, aussi bien ceux qui tendaient à un retour au passé que ceux qui étaient progressistes, ont à la fois abouti, et en même temps disparu, dans la tourmente révolutionnaire.
Depuis le qualificatif de janséniste ne fut plus employé que par les ultramontains du 19e siècle, pour disqualifier leurs adversaires rigoristes ou gallicans. Le terme est ainsi redevenu polémique.
Éléments de bibliographie sur le Jansénisme
En de nombreux éléments de cet exposé, nous sommes redevables tant à J.-R. Armogathe et qu’à J. Grès-Gayez, pour leur conversation et pour leurs articles « Jansénisme« , respectivement dans le Dictionnaire de la spiritualité (Beauchesne) et, à paraître, dans le Dictionnaire de théologie (PUF).
Voir aussi :
- Vincent Carraud : Pascal et la philosophie (PUF) ;
- Louis Lognet : Le Jansénisme (PUF coll. « Que-sais-je ») ;
- Henri de Lubac : Augustinisme et théologie moderne (Aubier) ;
- Bruno Neveu : L’erreur et son juge. Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne (Naples, Bibliopolis) ;
- Jean Orcibal : Les origines du Jansénisme (cinq volumes chez Vrin).
Pour nous retrouver :
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