Les grandes figures du protestantisme

 

Wilfred MONOD (1867-1943)

L’été touche à sa fin. Nous avons tous goûté au farniente. Même pour les paroissiens demeurés dans la capitale. l’indolence en août a été la règle. Nous avons chanté à la gloire de la création, nous avons loué la grandeur d’un sabbat, et nous nous sommes reposés en la providence d’un Dieu bienveillant qui pare le lis des champs et nourrit les oiseaux du ciel.

Mais le temps de l’action est revenu. C’est pourquoi, pour lancer cette nouvelle rubrique de notre bulletin, j’ai choisi de vous présenter Wilfrid Monod qui se disait  » fils du Réveil méthodiste « . Il ne voulait pas seulement proclamer le message chrétien, mais l’appliquer et ainsi, réformer, transformer l’homme et la société. Homme d’action résolu, inébranlable dans ses convictions, il réclama toujours du chrétien l’effort et s’opposa à toute attitude de soumission lâche et irresponsable : la double nature du Christ devait être porteuse d’une réalité et d’une promesse qui rassembleraient l’adoration et le service. Avant Dietrich Bonhœffer, il s’opposa à la  » grâce à bon marché « . Ainsi, il déclara un jour :  » J’ai en horreur la dévotion sucrée, la piété niaise et fade qui adule un Dieu complice de l’homme, un Dieu indulgent au pêché « . La prédication de Monod secouait les âmes, et réveillait les consciences. Il y invoquait très souvent le péché (1) – et les péchés. Le péché était pour lui le signe de la faiblesse de l’homme comme aussi de sa grandeur puisque le fait de se reconnaître pécheur était une des caractéristiques de l’homme par rapport à l’animal :  » Pécher est, pour ainsi dire, la prérogative de l’homme et la marque de sa grandeur ; lui seul peut murmurer : j’ai péché ! parce que lui seul peut s’écrier : Mon Dieu.  »

Il s’attaqua aussi à une certaine idée du Dieu créateur :  » On a toujours cru au Dieu des étoiles. Ce n’est pas celui là que l’Evangile apporte ; il nous a révélé, non le Dieu des constellations géantes ou des molécules microscopiques, mais le Dieu des hommes.  » Et le Dieu des hommes, c’était le Père du Christ crucifié. Sa pensée théologique était en vérité centrée sur la croix. Non en tant qu’invitation à la méditation et à l’introspection, mais comme un appel à l’action :  » La Croix est la protestation permanente, irrésistible, absolue, contre l’égoïsme homicide « , écrivit- il dans Vers la justice. Et encore  » Malheur à l’Eglise qui prêcherait un christianisme et une théologie, d’où la croix aurait disparu ! d’où l’on enseignerait une morale qui ne repose point sur la pratique de la croix !  » La Croix était ce qui devait nous entraîner à la lutte contre toutes les injustices. S’adressant un jour à des étudiants de théologie, il dit : » (…) la croix de Golgotha est l’éternelle apothéose de l’action ; car au service de l’Esprit saint, sauver, c’est agir, agir, c’est sauver « .

Il refusa le pessimisme, le défaitisme, la résignation : proclamer la Résurrection c’était proclamer la défaite des fatalités.  » Un chrétien résigné à une prétendue nécessité, ici-bas, de la famine, de la peste, et de la guerre, – c’est un chrétien qui a soufflé sa lampe, un chrétien sans audace et sans joie « .

La prédication de Wilfrid Monod invite à l’action, à l’engagement, à la conversion , aujourd’hui comme hier. Alors, allumons nos lampes, et mettons nous à l’œuve. Et peut-être pourrions nous commencer par rejeter le discours douceâtre, uniformisant, de notre société, en nous montrant  » politiquement incorrect « . La spécificité réformée n’a-telle pas été toujours de protester ? Amis d’Auteuil, sachons protester en secouant les consciences assoupies.

Liliane CRÉTÉ


(1) Paul et le péché:

Dans ses lettres, l’apôtre Paul ne parle pour ainsi dire jamais des péchés, qui sont nos fautes, nos manquements et nos désobéissances, mais du péché. La raison en est théologique : ce n’est pas le thème du pardon et de l’expiation qui occupe le centre de sa réflexion, mais celui de la libération par l’avènement d’un règne nouveau. Notons d’abord que Paul n’emploie jamais l’expression  » péché originel  » et qu’il ne se réfère jamais à une  » chute  » de l’hoome. On peut penser également que losrque Paul parle d’Adam, ce dernier ne représente pas l’humanité, mais un individu. C’est pourquoi il peut l’opposer à Jésus : l’un est le premier homme de l’ère ancienne; l’autre est l’homme de l’eschaton (l’ère dernière). Par l’un, le péché est entré dans le monde; par l’autre, la grâce et le don de la justice règnent dans la vie:  » Car, comme par la désobéissance d’un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul beaucoup seront rendus justes  » (Rm 5, 19).

Mais qu’entend-on par péché ? Il semble que pour lui le péché désigne le refus que l’homme oppose à ce qui serait juste face à Dieu, et en premier le refus de se reconnaître créature et donc de reconnaître Dieu. C’est la convoitise fondamentale qui vise à se libérer de Dieu, à conquérir l’autonomie. Les hommes depuis Adam ont perverti la relation à Dieu, et ils sont inexcusables.  » Car, ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont pas rendu grâce, mais au contraire, ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur coeur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous.  » (Rm 1, 20-22)


Ulrich ZWINGLI (1484-1531)

Curé de Zurich, Ulrich Zwingli se rattachait au courant humaniste. II se référait volontiers à l’antiquité classique et étudia le Nouveau Testament dans sa langue originelle, le grec, ce qui l’amena à la conviction que les théologiens scolastiques avaient mal compris la Bible et en avaient faussé le message. Il accueillit avec enthousiasme les grands principes réformateurs de Luther et rompit avec l’Eglise catholique dès 1521. Toutefois, il développa des thèmes spécifiques, reflet de sa formation humaniste, qui finalement l’opposèrent au Réformateur saxon.

Deux ouvrages de Zwingli firent connaître l’originalité de sa pensée bien au-delà de la Suisse. Le premier, la Fidei Ratio, présentée à la Diète d’Augsbourg en 1530, a un caractère infiniment plus tranché, plus  » protestant « , que la confession d’Augsbourg. Alors que Mélanchton cherchait à excuser le luthéranisme auprès de l’Empereur, Zwingli exposa et expliqua sans faire aucune concession ce qu’était la foi réformée. Mais la Fidei Ratio ne fut pas prise en considération par la Diète. L’année suivante, dans l’Expositio Fidei, qu’il adressa à François Ier, il réaffirmait sa position sur la Divinité, sur les Sacrements, sur la place des images, la rémission des péchés, la foi et les œuvres, menant la polémique tant contre le luthéranisme que contre l’anabaptisme.

Il attaqua les anabaptistes pour leur refus du baptême des enfants, leur affirmation que les morts sommeillaient jusqu’au jour de la Résurrection finale et leur position  » séditieuse  » sur l’organisation de la société. Il s’en prit aux luthériens pour leur christologie et surtout pour leur conception de la Cène. La question des sacremenis apparaît au cœur des préoccupations du réformateur de Zurich.

Examinons sa conception de Dieu : tandis qu’au centre de la théologie de Luther se trouve Jésus-Christ, Zwingli met l’accent sur la transcendance et l’altérité de Dieu qui est Esprit. Il affirme avec force(comme d’ailleurs Calvin) que Dieu seul est Dieu et qu’à lui seul l’adoration est due. Il refuse l’idée luthérienne d’un Dieu langé et crucifié. Les deux natures de Jésus-Christ sont pour lui unies, mais sans s’interpénétrer. C’est selon son humanité qu’il a été un bébé, a eu faim et soif et a senti  » l’aigreur et l’âpre tourment de la mort  » ; mais selon sa divinité,  » il est invisible et n’est sujet à aucune passion ni affect « .

Venons-en à la Cène : d’abord, Zwingli fait disparaître le mot  » messe « ; le  » sacrement de l’autel  » est remplacé par la Cène, et la Cène, c’est la commémoration, par la communauté rassemblée, du dernier repas du Christ avec ses disciples qui  » nous rappelle tous les biens et grâces que Dieu nous a donnés par son fils Jésus-Christ « . A la différence de Luther, il affirme que le Christ n’est pas corporellement présent dans le pain et le vin au moment de la communion , mais qu’il est présent dans le cœur, l’esprit et la vie de ceux qui les partagent, l’action du Saint-Esprit apportant et assurant cette présence avant même ce moment de communion parce que le chrétien prend la Cène non pour que Christ vienne en son cœur, son esprit et sa vie, mais parce qu’il y est déjà venu. Affirmer la présence du corps du Christ dans le pain, écrit-il, est un enseignement  » non seulement frivole et vain, mais aussi plein d’infidélité, d’outrage et de blasphème « . Et s’appuyant surl’Ecriture (Jn 12, 8 ; Mt 26, 11 ), il déclare :  » Le Christ, voix et sagesse de la Divinité a dit : Vous aurez toujours les pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours « . Cette parole nie seulement la présence corporelle : car, selon sa divinité, il demeure toujours là, parce qu’il demeure toujours partout, conformément à son autre parole :  » je serai avec vous jusqu’à la fin des siècles « (Mt 28, 20).

Zwingli analyse Jean 6, 63

Oue dit Jésus ?  » C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert à rien ; les paroles que je vous ai dites sont esprit et sont vie « .

Zwingli utilisa ce verset de l’évangile selon Jean pour réfuter la doctrine de Luther sur la présence réelle de Jésus-Christ dans le pain et le vin, ainsi que sur la manducation sacramentelle du corps du Christ dans la communion. En s’appuyant sur ce verset il allait démontrer  » l’absurdité métaphysique  » de la position luthérienne. Selon lui, cette absurdité était triple :

Premièrement : pour Zwingli, fortement influencé par la tradition humaniste et par Erasme, il était évident que l’Esprit était et serait toujours l’anti-thèse de la chair.

Deuxièmement : Jésus lui-même, ainsi qu’il était écrit dans ce verset de l’évangile selon Jean, rejetait clairement la manducation sacramentelle de son corps et de son sang.

Troisièmement : il lui paraissait évident qu’à cause de son ascension  » corporelle  » au ciel, Christ ne pouvait être  » corporellement  » présent dans le sacrement. Un corps ne pouvait être, en un temps donné, qu’à un seul endroit à la fois, dit-il. Si donc le corps du Christ était au Ciel à la droite du Père, il ne pouvait être présent dans les éléments eucharistiques.

Jean 6, 63 devint la clé herméneutique de la compréhension Zwingliene des paroles prononcées par le Christ lors du Dernier Repas. Pour Luther, les propos de Zwingli étaient sans rapport avec le sujet ; le Réformateur saxon estimait en effet, et il avait je pense raison, que Jean 6 traitait de christologie et non du sacrement de l’eucharistie.

Liliane CRÉTÉ


Rudolf BULTMANN (1884-1976)

Professeur de Nouveau Testament à Breslau. puis à Giessen et enfin à Marburg, Rudolf Bultmann est surtout connu en France pour son Manifeste de la démythologisation, publié pour la première fois en 1941 et qui connut quatre versions. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il est sans doute le plus grand exégète du Nouveau Testament du XXème siècle. C’est pourquoi le philosophe et théologien italien Rosino Gibellini écrit, à propos de ce Manifeste que c’est  » un texte- programme où se rencontrent le Bultmann bibliste qui s’interroge sur ce que dit véritablement le Nouveau Testament, et le Bultmann théologien, qui s’interroge sur ce que le Nouveau Testament a à dire à l’homme aujourd’hui « . Cette entreprise de  » démythologisation « , que certains qualifièrent de  » démolition « , surtout dans les milieux catholiques, l’amena à faire la critique de l’image du monde telle qu’elle est présentée dans la Bible et, en même temps, à clarifier la véritable intention du mythe, et donc, la véritable intention des Ecritures. Assurément, le mythe est le langage religieux, terrestre, mondain employé pour parler de Dieu et de la transcendance de Dieu mais comment autrement dire Dieu en langage humain ?

Il n’est pas surprenant que Bultmann se consacra plus particulièrement à l’évangile selon Jean puisque l’évangéliste, déjà,  » démythologisa  » en utilisant par exemple le mot  » signe  » pour parler des miracles de Jésus. Ce que voulait l’évangéliste, c’était en effet amener le croyant à voir au-delà du sens apparent du miracle. Le commentaire du quatrième évangile que fit Bultmann est incontournable, aujourd’hui encore, pour les exégètes. Non moins remarquable est sa Theology of the New Testament, qui fait une large part à Jean et à Paul. L’étude des Ecritures permet à Bultmann de démontrer que les caractéristiques des sources chrétiennes ne sont pas des comptes-rendus journalistiques, ni des documents historiques mais des témoignages de foi situés dans le contexte vivant des communautés chrétiennes primitives. C’est pourquoi toute tentative pour rédiger une  » vie de Jésus  » est pour lui irréalisable. En revanche, il démontra qu’il était possible de reconstituer les lignes essentielles de la prédication de Jésus à travers les récits du Nouveau Testament. L’exégète sépara nettement la parole de Jésus de la prédication de l’Eglise : la parole de Jésus, dit-il, est promesse de salut alors que le kérygme (1) du Christ annonce l’accomplissement de l’événement du salut. Dans la Theology of the New Testament, il écrit ;  » La foi chrétienne n’a existé qu’à partir du moment où il y a eu kérygme chrétien, c’est-à-dire qui annonce Jésus-Christ – et plus particulièrement Jésus-Christ crucifié et ressuscité -comme l’intervention salvifique eschatologique de Dieu « .

Il paraît évident que c’est une analyse  » existentiale  » du Nouveau Testament qui le conduisit à établir cette césure entre le Jésus de l’histoire et le Jésus de la foi. Seule la parole de Dieu écoutée dans la foi permet de rencontrer le Christ. La lecture  » existentiale  » des Ecritures est une lecture croyante qui s’efforce de retrouver un Dieu qui interpelle l’homme, qui oblige celui-ci à se demander : que veut me dire Dieu ? Elle n’est donc pas une lecture scientifique ni spéculative ; elle est appel adressé à la conscience de l’homme. Notons que pour Bultmann, l’Ancien Testament n’est parole de Dieu que dans la mesure où il sert à rendre compréhensible le Christ, parole et révélation de Dieu. Quelques textes de Rudolph Bultmann ont été traduits, réunis et publiés en deux volumes sous le titre : Foi et Compréhension. On y retrouve les thèmes principaux de sa réflexion théologique. Une lecture peut-être pas très facile, mais enrichissante et stimulante.

 » Et la parole s’est faite chair  » (Jean 1,14)

Dans  » L’étrange de la foi chrétienne  » – l’un des textes publiés dans le second volume de Foi Et Compréhension – Rudolph Bultmann s’interroge sur la signification de ces mots.

 » Qu’est-ce que cela signifie, écrit-il. Cela signifie que le christianisme parle d’un événement historique qui est en même temps l’événement eschatologique, c’est-à-dire l’événement qui annonce la fin du monde et de son histoire. Dans le Nouveau Testament, la chose est déjà manifeste du fait que la personne de Jésus de Nazareth est considérée comme la personne du « Messie », du « Sauveur » (peu importent les titres dont on le qualifiait), c’est-à-dire comme le porteur de l’époque finale du salut qui fait suite à l’ancien temps du monde rempli de malheur « .

Soulignant l’attente eschatologique des premières communautés chrétiennes, qui se représentaient la fin du monde comme un drame cosmique, Bultmann montre comment Paul (et plus encore Jean) a su dépasser cette attente mythologique en donnant à la fin du monde un autre sens que le sens cosmologique :

 » L’existence croyante est l’existence eschatologique : le croyant, tout en vivant encore en ce monde d’aujourd’hui et d’ici-bas, écrit-il, n’en appartient pas moins au monde transcendant à venir « .

L’apparition même de Jésus est l’événement eschatologique. Et là est le paradoxe, dit Bultmann :  » Un événement historique – la venue et le départ de Jésus, sa croix – est l’événement eschatologique !  » Mais pas sa résurrection  » Non ! Seule la foi des premiers disciples en sa résurection peut être qualifiée d’événement historique  » (2)

Liliane CRÉTÉ


(1) Proclamation de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ
(2) Rudolph Bultmann,  » Histoire et eschatologie dans le Nouveau Testament « , in Foi et Compréhension, trad. André Malet. Paris, Seuil, 1969, p. 112-128.

Karl BARTH – Bâle, (1886-1968)

Pour une théologie en musique…

Les trois « airs » de Karl Barth

Pour une présentation pédagogique et simplifiée de la vie et de l’oeuvre du grand théologien protestant et suisse que fut Karl Barth, on peut distinguer trois périodes ou trois thèmes. Un premier regard, même réducteur, ne devrait pas voiler l’ensemble impressionnant, prédication et enseignement, engagement et exhortations, qui a marqué le dernier siècle. Les trois moments importants sont donc d’abord le retour à l’Ecriture, ensuite la résistance spirituelle, enfin la réconciliation ecclésiale.

Retour à la Bible

Principalement à l’Epître aux Romains; déjà avec St-Augustin puis avec Luther, les réformes importantes de l’Eglise avaient commencé par une redécouverte du message central: Le salut par le foi. Le pasteur Pierre Maury, qui fit connaître Barth en France dans les années trente, le définissait comme  » le théologien le plus moderne de la grâce « . Il est vrai qu’au début du siècle le protestantisme s’était investi dans la morale, la culture, voire le patriotisme. Devant la montée des périls, la prédication de l’Evangile, parole de Dieu et parole humaine, doit être critique, exigeante, en même temps que libératrice des conformismes et des peurs. Le pasteur Barth, dans ses premières paroisses, alémanique de Genève, puis en Argovie, cherche remède à  » la détresse de la prédication  » : que  » le juste vive par la foi « , rend possible une parole actuelle de délivrance et de liberté. Barth sera ensuite successivement professeur de théologie, à Gôttingen, Munster, puis Bonn, en Allemagne. Or, aux élections de 1933, 75% des protestants ont apporté leur caution au programme du Führer. A l’initiative d’une minorité, l’église confessante allemande se réunit à Barmen pour un synode exceptionnel. Seconde étape, et décisive pour notre théologien.

La résistance spirituelle

A ce nouveau paganisme, culte de la race et antisémitisme, s’impose. La déclaration de Barmen, avec les grandes figures de Martin Niemöller, officier de marine, et de Dietrich Bonhöeffer, futur martyr, affirme que le chrétien doit obéir à son Seigneur et non à l’Eglise officielle du grand reich allemand.  » Qui veut chanter les psaumes doit à tout prix prendre la défense des Juifs « . Barth refuse à tout prix de prêter serment d’allégeance à Hitler et doit rentrer à Bâle. De là, il poursuivra pendant cinq ans un ministère de prédicateur et d’enseignant, encourageant la résistance, notamment pour les protestants de France :  » La guerre doit continuer spirituellement « , selon le thème des lettres pastorales recueillies dans  » Une voix suisse « . Barth a mis en chantier la rédaction systématique de ses cours, et paraissent au long de trois décennies, les vingt-six volumes de cette  » Dogmatique « , traduite en français d’ailleurs. A regarder ce chantier, d’ailleurs inachevé, on a parlé d’un  » bâtisseur de cathédrale « . Il est vrai que Barth y déploie les audaces d’une pensée construite qui organise la théologie chrétienne autour de sa propre construction  » selon les Ecritures  » et pour une prédication actuelle et de circonstance. Aussi paraissent en même temps que la  » Dogmatique « , des écrits plus restreints, les commentaires du Credo apostolique, du Catéchisme de Calvin, les conférences sur la  » Réalité de l’homme nouveau « , l’accessible et merveilleuse  » Introduction à la théologie évangélique  » (Labor & Fides, 1962, 150 pages).

Pendant ce temps, l’Allemagne nazie s’est effondrée, mais une partie de l’Europe a été rapidement mise sous le joug d’une autre puissance, et les partis communistes aux ordres de Staline soumettent les  » Démocraties populaires  » et leurs Eglises à un rude régime de surveillance et de persécution. Barth reprend ou continue le combat, après celui du retour à l’Ecriture puis celui de la résistance spirituelle, c’est à la Réconciliation des peuples que le théologien va se consacrer.

La réconciliation ecclésiale

Dès 1945, Karl Barth a eu à cœur de contribuer a la guérison de l’Allemagne, à son rétablissement après une telle épreuve païenne et barbare, et il a largement contribué à la réflexion des Synodes sur les responsabilités chrétiennes, notamment en ce qui concerne la Shoa. Dans le même temps, il alerte le Conseil œcuménique sur la vocation d’Israël comme élément essentiel dans la recherche de l’unité chrétienne. Il est en cela très en avance sur des réflexions et des engagements encore très récents, comme dans le catholicisme.

Mais d’autre part, Barth veille à garder le contact avec les Eglises des pays de l’Est. Sa  » lettre à un pasteur de la République démocratique allemande « , en 1959, appelle à la résistance et au courage, sans condamner il est vrai de manière radicale le communisme marxiste,mais en désignant comme ennemi de l’Evangile  » le lion qui rôde à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe « . On a pu faire à l’époque le procès d’une sorte d’indulgence barthienne, l’évolution historique montrera qu’il n’était pas tout à fait inexact de refuser l’opposition entre le paradis libéral et l’enfer soviétique. Encore que Barth eut été le premier à reconnaître qu’un jugement peut être momentanément défaillant.

Karl Barth fut ainsi, dans ce siècle de fureur et de feu, de barbarie totalitaire et d’oppression tyrannique une voix chrétienne forte : celle du prédicateur de l’Evangile et d’un enseignement théologique solide, la protestation spirituelle de la conscience et l’exhortation à la résistance, l’appel à la repentance et à la reconciliation enfin. Sans oublier cette confession du soir :  » Le travail théologique sans l’amour serait une misérable escrime, un lamentable rabâchage « .

Aux trois « airs » de Barth, il faut ajouter, point d’orgue, la musique de Mozart,  » comme des paroles du règne de la grâce divine telle qu’elle se révèle dans l’Evangile « .

Michel LEPLAY


Voir : Karl Barth,  » L’Église en péril « : D.D.B. 2000, 130p.

Paul TILLICH 1886-1965

La frontière dans l’existence de Paul Tillich

Pour ce théologien et philosophe du 20ème siècle la notion de frontière fut une composante essentielle tant dans sa vie et sa pensée que dans sa vision du monde. Né dans un petit village du Brandebourg, l’éducation austère que lui donne son père, pasteur, entre en conflit avec l’héritage de liberté et de joie de vivre que laisse en lui sa mère, décédée alors qu’il est jeune. Déjà là, le jeune enfant est sur une frontière séparant les tempéraments différents d’Allemagne occidentale et orientale. Rapidement, jeune enfant puis étudiant, il se laisse traverser par d’autres frontières : – celle de l’environnement : la ville ou la campagne ? ; – celle des classes sociales ; – celle du regard que l’on porte : ouvert sur la réalité de la vie ou voyageant dans l’imaginaire ; – celle de la pensée : théorique ou résolu-ment engagée dans des tâches pratiques ? Traversé par toutes ces frontières, il les franchit lui aussi maintes fois, s’enrichissant à chacun des passages, des éléments composant l’un et l’autre versants de cette crête, séparant deux zones d’existence dans lesquelles il ne sait pas se sentir à l’aise, mais dont il ne peut se soustraire cependant.

L’horreur de la guerre 1914 – 1918 va le marquer très profondément. Il est aumônier sur le front français. L’inadéquation entre les formes traditionnelles de l’annonce du message chrétien et les drames vécus par les êtres humains l’amène, tant pendant la Grande Guerre que pour l’arrivée d’Hitler au pouvoir, à une réflexion poussée sur les causes pouvant entraîner un homme, une communauté, un peuple à  » [vouloir] effacer [ses frontières] en anéantissant tout ce qui lui est étranger « . Dès 1924 il est professeur de théologie, puis il enseigne aussi la philosophie, la sociologie et l’histoire des religions. En 1933, il condamne les actes d’agression d’étudiants nazis contre des étudiants juifs, il adhère au parti socialiste et il est alors révoqué, accusé de militer pour un  » socialisme religieux « .

Il s’exile alors aux Etats Unis. C’est encore une frontière qu’il franchit, entre sa terre natale et cette terre étrangère qui l’accueille. Dans son ouvrage  »Les frontières de la science », il indique qu’il s’est présenté au peuple américain dans un récit autobiographique dont le titre français est  »Aux confins ». S’exprimant dans une nouvelle langue, qu’il maîtrise rapidement, et dans laquelle sa pensée gagne en clarté, il poursuit son œuvre tant philosophique que théolo-gique. Contemporain de Bultmann, il partage avec lui la préoccupation d’exprimer le message chrétien de telle sorte que l’homme d’aujourd’hui le reçoive dans la culture de son temps.

Mais alors que Bultmann s’attache à le faire dans le contexte de la religion chrétienne en utilisant l’outil exégétique, Tillich en philosophe plutôt qu’en théologien se tourne vers la culture. Son but est d’élaborer une théologie de la culture. Son souci, en partant de la réalité de la vie et des questions de l’homme du 20ème siècle, est de lui faire prendre conscience qu’il peut être saisi par ce qui le concerne de  » façon ultime « , et que le doute qu’il peut exprimer, ou même la négation de Dieu, paradoxalement en témoignent. Pour Tillich, appelé  »théologien de la culture », cette question, cette préoccupation ultime qui saisit l’homme peut – et même doit – s’exprimer, et ce faisant exprime ainsi du religieux en tout autre œuvre qu’une œuvre religieuse. Là encore, il note lui-même la présence d’une frontière :  » En faisant l’expérience du caractère substantiellement religieux de la culture, je suis venu aux confins de la religion et de la culture et je ne les ai jamais quittés « . Tous les domaines de la culture (art, sciences, politique, technique..), tous les courants de pensée (psychanalyse, marxisme, existen-tialisme..) sont pour lui des lieux d’expression de cette préoccu-pation ultime dont l’homme se sent saisi, des moyens de trouver le sens déjà là, mais à dévoiler, de la présence de Dieu dans le monde (sans toutefois confondre avec le panthéisme). Alors on peut décrire l’homme religieux comme un homme en recherche, en questionnement et en attente dans sa situation existentielle, et non comme un être seul détenteur de la vérité. Son œuvre principale est sa  » Théologie systématique « , mais l’ouvrage le plus connu est « Le courage d’être  » dans lequel Tillich affirme :  » Il n’y a pas de preuves valables de l’existence de Dieu, mais il y a des actes de courage ou de foi dans lesquels – par exemple lorsque nous regardons en face le désespoir ou que nous acceptons l’absurdité – nous affirmons la puissance de l’être et nous témoignons de la présence de Dieu en tout ce qui est.  »

La frontière dans la pensée de Paul Tillich

En émigrant, ce théologien a fait un choix de changement d’existence, après avoir posé un choix intérieur de pensée. En 1962, lors d’une allocution, il s’exprime sur ce sujet. Une frontière est  » une des dimensions de la forme  » (d’une chose) permettant d’en percevoir la réalité signifiée par cette forme. Mais aussi, dit Tillich, elle est è délimitation, ce qui permet de retenir dans des limites et ainsi de rejoindre les conceptions des pythagoriciens et de Platon qui connotent positivement ce qui est limité.

Lorsqu’une personne est conduite à la frontière de son être elle est mise en face d’une situation de choix, c’est une prise de conscience pour elle, une mise en cause de tout son être : veut-elle rester ce qu’elle était jusque là, veut-elle se dépasser ? Elle aperçoit alors dans l’autre qui est au-delà de sa frontière le possible qui, si elle en prend le risque, peut lui permettre de s’élever, au-delà de ses petites sécurités. Mais ce possible entrevu, devient bien souvent la peur panique de quitter ce qu’elle connaît, ce qui la sécurise. Il est alors le révélateur de ses propres limites, celles qu’elle ne peut dépasser. Elle ressent alors une frustration et retourne à sa vie habituelle avec un goût amer de défaite. Comme cet échec est impossible à vivre, il lui faut alors détruire ce qui a provoqué ce sentiment, c’est-à-dire faire disparaître cette frontière et cet autre, en face, miroir de ses incapacités.

C’est ainsi, dit Tillich, que naissent les fanatismes, les  » zèles aveugles et excessifs apportés au service d’une cause « , et que naît la haine. L’être ainsi frustré peut passer la frontière et changer d’univers spirituel, mais s’il n’est pas capable de traverser sereine-ment la frontière dans les deux sens, alors son agressivité se retournera contre son ancien univers.

Et ce qui est vrai pour un homme l’est aussi pour une nation ! C’est alors que naît la volonté de supprimer ses propres limites, en supprimant les frontières, afin d’être à soi tout seul la totalité du réel. Pour Tillich, il est pourtant possible à tout être, à tout peuple, de ne plus avoir le besoin de s’enfermer dans la frontière de sa nature en étant conscient de soi. Cette conscience de son identité permet de comprendre le but que l’on veut atteindre, de découvrir sa vocation et de vivre la réalité de celle-ci en harmonie avec les limites de sa nature. Alors, la conscience de cette vocation maintient l’homme, le peuple, sur une frontière en mouvements incessants, appréciant et gérant les conflits et tensions avec une volonté de paix. Cela revient donc, pour Tillich, à être créateur et non figé sur ses jugements, donc à savoir maintenir cette identité trouvée.

Florence COUPRIE


Dietrich BONHOEFFER 1906-1945

Dietrich Bonhoeffer chercha sa route en un cheminement douloureux qui le mena, de la lutte pour la liberté de l’Eglise, à l’engagement politique. En 1939, à la sécurité douillette de l’asile américain, il préféra retourner en Allemagne.  » Je dois traverser cette période difficile de notre histoire nationale avec les chrétiens d’Allemagne  » expliqua-t-il. Privé de sa chair à l’Université, puis interdit de parole à l’Eglise, à cause de ses prises de position contre le nazisme, arrêté en 1943, traîné de prison en camp de concentration, Bonhoeffer fut condamné à la pendaison pour conspiration contre le régime. La sentence fut exécutée le 9 avril 1945. Il avait à peine 39 ans. Le matin de son exécution, il fit un culte, à la demande de se camarades. Ensuite, on vint le chercher pour l’emmener au gibet ; il eut juste le temps d’écrire au crayon son nom et son adresse dans son Plutarque, à la première et à la dernière page, et sur une page du milieu. C’était le dernier ouvrage qu’il avait demandé et reçu.

 » Le Prix de la Grâce  » et  » De la vie communautaire  » sont fortement marqués par sa théologie, axée sur le christocentrisme et la réhabilitation de l’Eglise visible – Eglise responsable qui doit inviter le chrétien non à se tourner vers un  » monde meilleur  » à venir, ce qui est fuite vers l’éternité, mais à trouver par lui-même la solution à ses problèmes : l’Eglise et le chrétien appartiennent pleinement au monde.

Du chrétien, Bonhoeffer réclame une vie de discipline, dans l’obéissance au Christ. Dans Le Prix de la Grâce, il tonne contre l’apathie de ses contemporains, leur abandon à tout effort, leur refus de la contrainte, leur paresse à se réformer :  » La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais, le consolation au rabais, le sacrement au rabais ; la grâce servant de magasin intarissable à l’Eglise où des mains inconsidérées puisent pour distribuer sans hésitation ni limite ; la grâce non tarifée, la grâce qui ne coûte rien […]. La grâce à bon marché, c’est la grâce que n’accompagne pas l’obéissance, la grâce sans la croix, la grâce abstraction faite de Jésus-Christ vivant et incarné « . La grâce coûte cher, dit-il encore,  » parce qu’elle contraint l’homme à se soumettre au joug de l’obéissance à Jésus-Christ « .

De même qu’il refusa cette  » ennemie mortelle de notre Eglise  » qu’est la grâce à bon marché, il rejeta l’image d’un Dieu  » d’émotions sentimentales « , qu’il opposait à celle d’un Dieu de vérité. Dénonçant la fraternité chrétienne prise comme communauté rêvée pieuse, il écrit dans De la vie communautaire :  » Dieu hait la rêverie pieuse, car elle fait de nous des êtres durs et prétentieux. Elle nous fait exiger l’impossible de Dieu, des autres et de nous-même. Au nom de notre rêve, nous posons à l’Eglise des conditions et nous nous érigeons en juges sur nos frères et sur Dieu lui-même « . De ce fait, quand les choses ne vont pas, quand le rêve se brise, nous accusons nos frères, puis Dieu, et puis,  » en désespoir de cause, c’est contre nous-mêmes que se tourne notre amertume « .

Assurément, cette autonomie du chrétien ne doit pas être comprise comme une liberté orgueilleuse de l’homme, mais comme la liberté humble qui est celle du disciple du Christ. Le fondement de la pensée du théologien allemand est christologique ; ce qu’il veut souligner, c’est le rapport indissoluble de Dieu et du réel et il démontre que c’est en Jésus-Christ que s’offre à l’homme la possibilité d’avoir part à la réalité de Dieu et du monde. Bonhoeffer proclame cette  » majorité  » de l’homme au nom du Christ crucifié et ressuscité : le crucifié est celui qui libère, dirige et renouvelle la  » vraie mondanité « , c’est-à-dire ce qui est authentiquement d’ici-bas.

Du fond de sa prison, il allait développer dialectiquement sa théologie du monde adulte – d’où l’ambivalence de sa pensée. L’unité paradoxale de la théologie de la croix et celle de l’âge adulte y est en tout cas nettement exprimée :  » l’age adulte, dit-il, n’est plus maintenant un motif de polémique et d’apologétique, mais on le comprend effectivement beaucoup mieux qu’il ne se comprend lui-même à partir de l’Evangile et du Christ « . Et dans son célèbre texte du 16 juillet 1944, il explique :  » En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître réellement notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Marc 15, 34) !  » Et encore :  » On peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance.  » On l’aura compris, l’image d’un Dieu faible, et non tout puissant, est celle qu’il emporta avec lui au gibet.

Notons par ailleurs que pour Bonhoeffer, comme d’ailleurs pour Kierkegaard, une christologie doit commencer dans le silence, le silence de l’Eglise devant la Parole.  » Parler du Christ signifie se taire , dit-il ; se taire à propos du Christ signifie parler. Des paroles justes dites par l’Eglise à partir d’un silence juste – voilà la proclamation du Christ  » (Cours donné à l’université de Berlin pendant le semestre d’été 1933).

Il voulait écrire un ouvrage sur l’éthique ; il n’en eut pas le temps. Le livre qui aujourd’hui porte ce titre, Ethique, a été publié après sa mort par son ami Eberhard Bethge. Il se compose de fragments, d’ébauches, d’études rédigés par Bonhoeffer. On aura une idée de l’évolution de la pensée du théologien allemand en comparant le langage d’ « Ethique  » avec celui de  » Résistance et Soumission  » : Ainsi, dans le premier, il écrit :  » Etre chrétien consiste en ceci : l’homme peut et doit vivre en homme devant Dieu  » ; dans le second, il dit :  » Devant Dieu et avec Dieu nous vivons sans Dieu « . Néanmoins, tant  » Le Prix de la Grâce « , œuvre de 1937, que  » Résistance et Soumission « , ses lettres de captivité, se terminent par le motif de l’imitatio*.

Chrétiens et païens

Les hommes vont à Dieu dans leur misère Et demandent du secours, du bonheur et du pain, Demandent d’être sauvés de la maladie, de la faute et de la mort Tous font cela, tous, chrétiens et païens.

Des hommes vont à Dieu dans sa misère, Le trouvent pauvre et méprisé, sans asile et sans pain, Le voient abîmé sous le péché, la faiblesse et la mort ; Les chrétiens sont avec Dieu dans sa Passion

Dieu va vers tous les hommes dans leur misère, Dieu rassasie leur corps et leur âme de son Pain ; Pour les chrétiens et les païens, Dieu souffre la mort de la croix Et son pardon est pour tous, chrétiens et païens.

Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, juillet 1944.

Liliane CRÉTÉ


(*) Imitatio : Dans Le Prix de la Grâce, il écrit :  » L’image de Jésus-Christ que celui qui obéit a sans cesse devant les yeux – à côté de laquelle toutes les autres disparaissent pour lui – pénètre en lui, le remplit, le transforme, afin que le disciple devienne semblable et même en tous points identique à son maître. L’image de Jésus-Christ, par la communion quotidienne, grave l’image du disciple.  »

John WESLEY

A l’origine du renouveau religieux anglo-saxon du XVIIIème siècle, grande figure du protestantisme, il est pourtant mal connu des Français.

Né en Angleterre en 1703, mort en 1791, il  » enjambe le siècle des Lumières « , comme dit Bernard Cottret. Au lendemain de sa mort paraissait une première biographie dont le titre est significatif : Vie du Révérend John Wesley, dans laquelle on trouvera la relation du grand réveil religieux qui s’est produit en Europe et en Amérique, et dont il a été le principal instigateur.

On attache son nom au Méthodisme, mais pas plus que Luther ou Calvin il ne souhaita fonder une nouvelle Eglise. Il voulut seulement réformer l’Eglise anglicane à laquelle il appartenait, jugeant son clergé trop apathique et mondain pour pouvoir réveiller chez les fidèles un sentiment religieux assoupi. Il fut  » méthodiste  » dans le sens où, lorsqu’il était étudiant à Oxford, il appliqua une discipline stricte à sa vie et à sa piété, observant avec une même rigueur les règles de l’Université et les préceptes de la Bible. L’Ecriture fut pour lui et les étudiants pieux qui partageaient son idéal le seul critère sur lequel régler leur conduite. Mais la vie d’un clergyman de la haute Eglise ne satisfaisait pas son exigence morale et religieuse et il décida de partir évangéliser les sauvages.

L’expérience américaine fut un échec. Au lieu d’apporter la bonne parole aux indiens, il se retrouva en Géorgie pasteur de paroisse et, en plus, découvrit qu’il avait confondu dévotion et foi, ce qui le rendit misérable. Il résolut alors de revenir en Angleterre. La rencontre avec des frères Moraves, avec lesquels il discuta de ses problèmes, changea le cours de sa vie. Un jour, comme Luther avant lui, il passa  » des ténèbres à la lumière « . Sa  » conversion  » fut soudaine : il éprouva un choc aussi imprévisible qu’éclatant. Méthodique, il nota le jour et l’heure :  » Le 24 mai 1734 à 9 heures moins le quart, écrit-il, je sentis une chaleur étrange s’emparer de mon cœur « . Sa route était maintenant tracée.

Vint le temps du Grand réveil. Wesley ne retraversa pas l’Océan, mais il se mit à prêcher un peu partout, en plein air, avec, en toile de fond, l’Eglise primitive. Il fit des émules et la première société méthodiste fut fondée en 1739. En Amérique, grâce à un de ses disciples, George Whitefield, le  » méthodisme  » se développa rapidement. Benjamin Franklin, qui imprima ses sermons, rapporte :  » Le changement produit dans les manières de nos habitants a été merveilleux. Ils avaient été indifférents. Soudain, il semblait que tous fussent devenus religieux, et l’on ne pouvait plus se promener le soir dans la ville, (Philadelphie) sans entendre, dans chaque rue, des psaumes chantés par plusieurs familles « . Les méthodistes menèrent une action systématique d’évangélisation auprès des populations nouvelles, combattirent l’esclavage, et sont à l’origine des grandes croisades morales du XIXème siècle contre la prostitution et l’alcoolisme.

A cette époque, le mouvement méthodiste avait pris son indépendance de l’Eglise anglicane. La rupture avait eu lieu en 1784, lorsque Wesley fit reconnaître son Eglise en lui fournissant un guide théologique et en léguant ses écrits à une oligarchie de cent prédicateurs qui régna sur le méthodisme jusqu’en 1932. Si en Angleterre le méthodisme connut un sérieux déclin au XXème siècle, aux Etats-Unis il est une des plus puissantes dénominations.

Peut-on parler de doctrine théologique wesleyenne ? Wesley se réclama sans ambages des théories d’Arminius qui soutint que l’être humain ne pouvait être entièrement dépossédé de son libre arbitre, et qu’il è avait une part de responsabilité dans son salut. Il relativisa donc l’affirmation du salut par la grâce seule et rejeta catégoriquement la doctrine de la prédestination :  » Je ne peux croire, écrit-il, en une élection inconditionnelle, non seulement parce que je ne la trouve pas dans l’Ecriture, mais aussi parce que, entre autres considérations, elle implique une réprobation inconditionnelle « . La doctrine de la prédestination lui semblait d’autant moins acceptable qu’elle était contraire au bonheur et Wesley demeura toujours persuadé que Dieu voulait le bonheur de l’homme.

Il insista sur la rectitude morale et le respect strict du Jour du Seigneur, condamna la promiscuité sexuelle, les boissons alcooliques et l’esclavage, les jurons et blasphèmes. Des sociétés pieuses jaillirent du chaudron du méthodisme tant en Angleterre qu’en Amérique : il s’agissait de prier ensemble, de s’exhorter mutuellement et d’aider son prochain. On ne saurait s’étonner que des rangs du Méthodisme sortit William Booth, fondateur de l’Armée du Salut.

Autre apport du méthodisme : les hymnes magnifiques dont une partie sont l’œuvre de Charles Wesley, frère de John. Des cantiques vifs, entraînants, suscitant l’émotion, qui ont été écrits dans un but pédagogique. Dans la préface du recueil, John Wesley explique :  » Il n’est pas trop gros, de façon à éviter l’encombrement ou un prix élevé […], il est suffisant pour receler toutes les vérités essentielles de notre sainte religion, qu’elles soient spéculatives ou pratiques ; bien plus, elles trouvent ici leur illustration comme leur confirmation, par le recours à l’Ecriture et à la raison « (1) Du côté de l’Ancien Testament dominent les textes prophétiques et poétiques ; du côté du Nouveau Testament, les épîtres et l’apocalypse l’emportent sur les évangiles.

Liliane CRÉTÉ


(1) Cité dans : Bernard Cottret, Histoire de la réforme protestante, Paris, Perrin, 2001, p. 262.

Albert SCHWEITZER (1875-1965)

Né le 14 janvier 1875 à Kaysersberg, Albert Schweitzer fut un musicien de grand talent, un remarquable théologien et un médecin aussi dévoué que contesté. La musique fut sa première passion. A 9 ans, il remplaçait l’organiste au culte ; à 16 ans il donnait son premier concert public. Il étudia de front la philosophie et la théologie et obtint un doctorat dans les deux disciplines tout en consacrant une partie de son temps à la musique, en particulier à l’orgue et à J.S. Bach. Travailleur acharné, boulimique même, il commença en 1905 des études de médecine qu’il termina en 1913 par une thèse dont le sujet était :  » Jugement psychiatrique sur Jésus « . Il composa des œuvres musicales, des traités sur l’art de la construction des orgues, et rédigea des ouvrages théologiques qui soulevèrent les passions. Pacifiste, respectueux de la vie au point d’hésiter à tuer un insecte nuisible, il perçut toujours la guerre comme le couronnement de la faillite de la civilisation. En 1953, il obtenait le prix Nobel de la Paix. Schweitzer, ce que l’on sait moins, fut aussi un grand prédicateur. Prêcher était chez lui un besoin inné et il refusa un poste prestigieux dans une faculté parce qu’il n’aurait pas pu prêcher.

L’originalité de la pensée d’Albert Schweitzer perce à travers sa conception du Royaume de Dieu, thème récurrent dans ses prédications où il est lié à l’action, à la souffrance, à l’éthique, au mystère.(1) Dès 1901, dans un ouvrage sur Jésus qui renferme l’essentiel de sa conception du christianisme, il écrit :  » Le mystère du Royaume de Dieu contient le mystère total de la conception chrétienne du monde « .(2) A cette conviction – née de la lecture de l’Ecriture et plus particulièrement des synoptiques – il demeura fidèle sa vie entière puisqu’un demi siècle plus tard, dans son dernier grand ouvrage théologique, il affirma :  » Le christianisme est en son essence une religion de la foi en la venue du Royaume de Dieu « .(3)

Pour Schweitzer, Jésus croyait en la venue prochaine du Royaume de Dieu. Comme d’ailleurs Jean-Baptiste et beaucoup de Juifs en ce temps là. Au temps de Jésus, dit-il, l’attente eschatologique était grande en Palestine. Mais la vision de Jésus diffère de celle de ses contemporains. Il ne concevait plus comme eux la venue du Royaume du point de vue de l’intervention de Dieu dans l’histoire, mais  » sous l’aspect d’une catastrophe finale « . Son eschatologie, écrit Schweitzer  » relève de l’apocalypse de Daniel puisque le Royaume sera instauré par le Fils de l’homme lorsqu’il paraîtra sur les nuées « . ( Mc 8,38 & 9,1) (4)

Selon lui, on ne peut comprendre certaines  » bizarreries  » du comportement et du message de Jésus, tels que les racontent les è deux premiers évangélistes, que si on garde présent à l’esprit la dimension apocalyptique du monde qu’il se représentait : Jésus situait son existence dans une perspective eschatologique, c’est-à-dire dans l’attente prochaine de la fin du monde et de la venue surnaturelle du Royaume de Dieu . Comme les anciens prophètes d’Israël, Jésus appelle à la repentance : mais repentance ne signifie pas pour lui réparation d’une faute passée mais  » rénovation morale en vue de l’accomplissement futur d’un état d’universelle perfection « . Autre point important qu’il souligne : ce serait à l’instant de son baptême que Jésus aurait eu la révélation  » intime du mystère de sa destinée, c’est-à-dire d’être celui que Dieu destinait à être le Messie « . Et il explique le secret que Jésus entend garder sur sa messianité – tout en œuvrant en vue du Royaume et en se préparant avec ses disciples à subir l’épreuve de la grande tribulation – au fait que cette messianité ne devait éclater que dans la gloire, après qu’il eût passé, justement, par cette grande tribulation.

Il est clair que pour Albert Schweitzer, Jésus a donné sa vie pour forcer l’avènement du Royaume . Dans Le secret de la vie de Jésus, il démontre que dans la pensée de Jésus et de ses contemporains, la grande tribulation est synonyme à la fois d’épreuve et d’expiation. Elle est prévue dans le drame final parce que Dieu exige des héritiers du Royaume une expiation des péchés qu’ils ont commis dans cet eon, explique-t-il. Jésus donc, en proclament la venue du Royaume, annonçait aussi les souffrances à venir. Jésus ne cessa de préparer ses disciples au drame eschatologique : tous liens seront rompus ; la division règnera dans les familles ; l’autorité politique les persécutera. Jésus sent que l’heure est proche et l’expulsion des démons en est le signe le plus éclatant. Mais elle ne vient pas. Il médite et s’interroge :  » L’Ecriture, écrit Schweitzer, lui fournit la clé de l’énigme : Dieu fera venir le Royaume sans imposer aux hommes la grande tribulation. Celui qu’il a destiné à régner dans la gloire l’accomplira dans sa personne en se laissant condamner et crucifier comme un malfaiteur « . Dieu n’avait pas infligé la grande tribulation au monde. Néanmoins, il fallait accomplir le sacrifice. Jésus comprit alors qu’il devait en sa qualité de  » Fils de l’homme  » futur, assumer l’expiation en sa personne . Seul, il devait souffrir pour les péchés de ceux qui étaient promis à entrer dans le Royaume. C’est pour accomplir ce sacrifice qu’il monta vers Jérusalem. C’est là, affirme Schweitzer, le secret de l’idée de la Passion. (5) Le mystère du Royaume, le mystère de la souffrance et de la Croix, le mystère de la Résurrection sont au cœur de sa conception du christianisme. Mais ces mystères, loin d’être des thèmes démobilisateurs, doivent au contraire inciter le chrétien à aller de l’avant. Dans toutes les prédications du recueil  » Vivre « , nous retrouvons ce thème : agir. Nous y retrouverons également son  » mysticisme éthique « , un mysticisme exigeant qui est impulsion à l’action, à l’imitation de Jésus et au dévouement et non résignation.

Sa formulation doctrinale sur le Royaume fut très contestée : elle dérangeait ; Il estimait néanmoins qu’il ne fallait jamais cacher les choses parce qu’elles dérangeaient. Lui-même alla au bout de ses rêves et de ses convictions, quitte à déranger.

Dans un sermon qu’il prononça le dimanche 16 février 1919 dans l’église Saint Nicolas à Strasbourg, sur le respect de la vie, Albert Schweitzer dit :

« La vie est force, volonté surgissant des causes premières et se renouvelant en elles, la vie est sentiment, émotion, douleur. Et si tu creuses le sens de la vie jusqu’à ses profondeurs ultimes et que tu contemples, les yeux grands ouverts, le grouillement qui anime le chaos du monde, soudain tu te sens pris de vertige. Partout tu retrouves le reflet de ta propre existence. Ce scarabée, gisant mort au bord du chemin, c’était un être qui vivait, luttait pour subsister – comme toi, qui jouissait des rayons du soleil – comme toi, qui éprouvait la peur et la souffrance – comme toi, et qui, maintenant, n’est plus qu’une matière en décomposition – comme toi aussi, tôt ou tard, tu le deviendras un jour.

Tu sors et il neige. Machinalement, tu secoues la neige de tes manches. Mais vois : un flocon brille sur ta main ; Il accroche ton regard, que tu le veuilles ou non, car il étincelle en des arabesques merveilleuses ; puis un tressaillement : les fines aiguillettes qui le composaient s’effondrent – c’est fini, il est fondu, mort – sur ta main. Ce flocon tombé sur toi des espaces infinis, qui avait brillé, tressailli et n’est plus, c’est toi . Partout où tu perçois de la vie, elle est l’image de la tienne.« 

Vivre, p. 169

Liliane CRÉTÉ


(1) Voir : Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin Michel, 1970.
(2) Albert Schweitzer, Le secret historique de la vie de Jésus, Paris, Albin Michel, 1967, p. 82.
(3) Humanisme et Mystique, Paris, Albin Michel, 1995, p. 341.
(4) Le secret historique de la vie de Jésus, op. cit., p. 76.
(5) Le secret historique de la vie de Jésus, op. cit., p. 170-203.

LUTHER et la musique

Martin Luther ne fut pas qu’un immense théologien ; il mit le chant au service de la théologie. Les allusions et les discours sur la musique et le chant émaillent ses textes, ses lettres, ses propos de table :  » La musique est un splendide don de Dieu, tout proche de la théologie, dit-il un jour. Je ne voudrais pas renoncer, même pour un grand prix, au peu de musique que je sais « . La musique avait pour lui un double aspect : tout son harmonieux venait de Dieu ; tout son discordant était l’œuvre du diable. Aussi bien, si certaines musiques évoquaient pour Luther le cœur céleste (les anges), d’autres étaient-elles qualifiées par lui de  » musique infernale  » : elles appartenaient au  » monde en creux « . Pour les mêmes raisons, des instruments de musique furent l’objet de ses foudres ; Sur la liste maudite, représentative de la musique diabolique, figuraient les instruments à vent et à percussion, ainsi que ceux à cordes frottées. La musique infernale était également suggérée par la répétition monocorde. Quant à l’orgue, que Luther un jour qualifia de  » mugisseur sans intelligence « , il sentait le papisme et il l’associait volontiers aux autres  » oeuvres papistes  » telles que les sonneries de cloche, les vêtements sacerdotaux, les aspersions d’encens ou d’eau bénite, les pélerinages et les jeûnes.

Mais docteur Martin était un pragmatique. En 1523, il avoua qu’il était prêt à faire  » résonner toutes les orgues et tinter tout ce qui peut tinter  » si cela pouvait amener les gens simples à la connaissance de la parole ; et douze ans plus tard, dans un sermon, il déclarait :  » Nous avons des orgues à cause de la jeunesse, comme on donne aux enfants des pommes et des poires « . Il paraît évident que l’orgue demeura pour Luther un instrument de musique  » terrestre « , sinon diabolique, une invention humaine sans rapport avec sa conception de la musique d’église. La musique et le chant devaient être pour lui louange divine, frémissement de l’âme, véhicule de la foi, joie et allégresse, instrument pédagogique à côté de la prédication ; il associa pleinement la musique à la louange divine, prenant exemple dans le roi David, modèle des  » chantres divins « . La mention dans la Bible du roi musicien était pour Luther une preuve du caractère divin de la musique : elle devait être un instrument pédagogique à mettre au service de la théologie.

C’est pourquoi, en 1523, il décida de composer lui-même des chants pour amener le peuple vers Dieu. A son ami Spalatin, secrétaire de Frédéric le Sage, il écrivit :  » j’ai l’intention, à l’exemple des prophètes et des anciens pères de l’Eglise, de créer des psaumes en allemand pour le peuple, c’est-à-dire des cantiques spirituels, afin que la parole de Dieu demeure parmi eux grâce au chant « . Et puisque le chant devait être œuvre pédagogique, il jugea nécessaire d’y  » mettre des paroles  » aussi simples et aussi usuelles que possible, en même temps que pures et convenables . Il souhaitait en outre que les mots du texte soient, par le sens, aussi proches que possible du psaume original. Il voulait beaucoup de chants allemands que les fidèles pourraient mémoriser et à travers lesquels il diffuserait son message théologique : l’annonce du Royaume. L’accent christologique et la perspective sotériologique imprègnent ses cantiques. Il voulait chanter l’espérance dans les temps de la fin et la faire chanter aux fidèles.

Trois types de chant d’Eglise s’offraient à lui, tous trois distingués par l’apôtre Paul dans l’Epître aux Colossiens :  » Que la parole du Christ habite parmi vous dans toutes sa richesse : instruisez vous les uns les autres avec pleine sagesse : chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit  » (3,13). Méditant ce texte, le Réformateur écrivit :  » Je pense que la différence entre les trois termes psaumes, hymnes et chants est celle-ci : par psaumes, il (l’apôtre) entend en fait les psaumes de David et les autres œuvres du psautier ; par hymnes, il entend les autres chants que l’on trouve ça et là dans l’Ecriture, composés par des prophètes tels Moïse, Déborah, Salomon, Esaïe, Daniel, Habacuq, ainsi que le Magnificat, le Benedictus (chant de Zacharie en Luc 1,68-79) etc … qu’on appelle des cantiques « . En revanche, il entend par  » chants spirituels « , les chants parlant de Dieu, extérieurs à l’Ecriture, que l’on peut composer chaque jour.

On attribue à Luther trente-huit cantiques dont vingt-quatre furent composés en 1523-1524. Il composa son premier chant à l’occasion de la mort sur le bûcher, à Bruxelles, le 10 juillet 1523, des premiers martyrs  » luthériens  » : deux moines augustins. D’autres compositions immédiatement suivirent, dont le fameux Nun freut euch lieben Christen (gmein) dans lequel le Réformateur exprime sa conception du salut. Luther ne mit pas l’accent principal sur la misère du pécheur mais sur l’espérance eschatologique. L’œuvre salvatrice y est décrite comme une rédemption. Le Fils est envoyé pour être  » le salut du malheureux pour le libérer de la misère des péchés, pour étrangler la mort amère et le faire vivre avec lui « .

Parallèlement à son travail sur les psaumes, Luther composa des cantiques à partir de chants anciens. Il les adapta pour la langue allemande et, avec l’aide d’un compositeur renomme, Johann Walter, les harmonisa à quatre voix. Cette forme polyphonique eut des conséquences considérables dans l’histoire de la musique d’église. Le Réformateur utilisa également des mélodies que les gens simples connaissaient ou qu’ils pouvaient facilement retenir, puisant largement dans le fond populaire, remplaçant les paroles profanes par des textes religieux. Il voulait faire chanter tous les écoliers :  » Il est nécessaire de tenir la musique en honneur dans les écoles, dit-il un jour. Il faut qu’un maître d’école sache chanter, sinon je ne fais pas cas de lui. Il ne faut point non plus ordonner pasteurs des jeunes gens qui ne se soient, à l’école, essayés à la musique et y soient exercés « . Ses préoccupations étaient aussi d’ordre moral : il souhaitait éloigner la jeunesse  » des chansons d’amour et des chants sensuels  » pour apprendre à leur place  » quelque chose de salutaire « .

L’engouement de Martin Luther pour la musique et le chant, son insistance sur l’importance de leur rôle dans la liturgie, sont à l’origine du développement du répertoire de musique des Eglises protestantes qui fut créé au cours des cinq siècles écoulés. Y aurait-il eu seulement Bach sans Luther ? Aujourd’hui encore, les psaumes et les cantiques sont partie intégrante de nos cultes. De nouvelles traductions et adaptations ont été faites, de nouvelles musiques ont vu le jour ; mais nos psaumes ont gardé le pouvoir d’émouvoir, de toucher l’âme et le cœur du fidèle. Le chrétien ne saurait se passer du chant pour élever sa louange vers Dieu puisque l’être humain, ainsi que l’avait compris Luther, dans le chant participe tout entier : un chant spirituel devait être pour lui  » jubilation du cœur « .

Liliane CRÉTÉ


Martin BUCER (1491-1551)

L’autre Martin

De la Réforme, on retient les noms de Luther, Calvin, Zwingli, mais celui de Bucer est oublié, méconnu. Bucer, c’est l’autre Martin, celui qui est né de l’autre côté du Rhin, dans la petite ville de Sélestat, au sud de Strasbourg. Vous ne le connaissez pas ? Et pourtant, dernièrement, dans quelques paroisses de l’Eglise Réformée, de jeunes adolescents ont demandé la confirmation dans l’alliance de leur baptême… et bien oui ! c’est Martin Bucer qui fut le créateur de ce rite.

Martin BUCER

C’est chez les moines dominicains que Martin a appris à travailler sans répit les Ecritures.

Mais en 1518, la rencontre avec Martin Luther est déterminante pour lui : l’amour de Dieu est gratuit pour l’homme, Dieu sauve l’homme par amour et non pas en regard de ses mérites. Pour Martin Bucer, toute une vision d’église surgit, une église qui vit alors de l’amour de Dieu et qui dispense sans restriction l’amour au prochain. C’est une éthique de la vie chrétienne qui s’impose à son esprit.

Après avoir renié ses vœux monastiques, être devenu pasteur et avoir épousé une ancienne moniale, sans moyens, il arrive à Strasbourg. Il y rencontre des prédicateurs acquis à la Réforme et s’introduit dans le milieu réformateur. Sa fréquentation quotidienne et assidue des textes bibliques lui permet même de donner, avec l’autorisation du Conseil de la ville, des conférences bibliques. Cette époque est aussi, pour lui, l’occasion de publier des écrits théologiques. Il est important de connaître les orientations théologiques de Bucer, afin de lui rendre justice. Trop souvent le suspecte-t-on de mal exprimer ses convictions ! En effet, la période de la Réforme est loin d’être toujours facile pour les Réformateurs. En plus d’être en désaccord avec l’Eglise Catholique Romaine, ceux-ci ont beaucoup de mal à s’accorder entre eux sur quelques points théologiques fondamentaux. Le plus important est celui de la Cène. Bucer, sachant que la Réforme ne peut se diffuser que si les protestants sont unis, met son temps, son énergie et sa santé au service de cette recherche de l’unité. Il veut même l’unité avec les catholiques romains, ne pouvant supporter l’idée d’une chrétienté divisée. On peut dire de lui qu’il fut le premier grand homme œcuménique tant sa volonté était  » que les chrétiens s’acceptent mutuellement et dans l’amour, car toutes les erreurs de mœurs et de jugement viennent du fait que par manque de fraternité l’esprit du Christ ne peut agir.  » C’est dans l’organisation de la cité et la mise en place d’une société gérée dans l’esprit de la Réforme que Bucer exprime sa vision d’une véritable cité-Eglise. Mais son travail n’est pas toujours suivi et accepté par les magistrats des villes tant ses projets dépassent le cadre de la vie de l’Eglise, abordant les problèmes de l’enseignement, de la discipline des mœurs. Son élève et ami Calvin fut très influencé par ses travaux, si bien qu’un écrivain contemporain, Jacques Courvoisier, écrit de Bucer qu’il est  » le créateur génial de l’Eglise Réformée, (et que) Calvin en est le génial praticien « .

Quelques positions théologiques de Bucer

Il a rejoint pendant longtemps la vision de Zwingli qui considérait le sacrement de la cène comme un repas rappelant le dernier repas de Jésus avec ses disciples, disputant souvent avec Luther qui, lui, considérait la présence de Christ dans le pain et le vin. Il a écrit :  » qu’on mange le pain et qu’on boive le vin et qu’on en vienne aussitôt aux choses spirituelles, à savoir la méditation de la mort du Christ « . S’il a tenté, pendant des années, de trouver une formulation de la conception de la cène qui convienne à tous les Réformés, il n’en a pas moins fortement affirmé, face aux catholiques, le caractère unique de la mort de Christ, rejetant l’idée d’un sacrifice sans cesse recommencé, à chaque cène.

Pour Bucer, la prédication de l’évangile est le centre du temps du culte réformé. Il a ainsi supprimé tout ce qui pouvait en distraire le fidèle (cierges, habits liturgiques, tableaux, eau bénite, autel, encens…)

Il reconnaissait deux sacrements : la cène et le baptême.

Il a écrit des catéchismes se rapprochant de ceux de Luther dans les points prioritaires sur lesquels tout protestant devait être capable de proclamer sa foi : confession de foi, sacrements, dix commandements, Notre Père.

L’Eglise-cité dont rêvait Martin Bucer

C’est une ville dont le centre est le Christ. Peuvent y entrer tous ceux que Dieu appelle. Le projet de vie dans cette cité est simple : l’amour de chacun pour son prochain, la découverte possible pour tout homme du sens de sa vie. Mais pour vivre ainsi, chaque homme doit pouvoir lire les textes bibliques, donc doit savoir lire et interpréter la Bible. Ainsi, dans cette cité, des écoles permettront à chacun l’accès à ce savoir. Une telle cité ne peut, gouvernée par l’amour du Christ et celui du prochain, tolérer la pauvreté de quiconque. Un système d’aide sociale et d’aide aux plus démunis (les malades, les sans abri…) doit être mis en place avec des lieux d’accueil et de soins. L’organisation de l’Eglise prévoit que les fidèles soient en mesure de vivre en tout conscience les sacrements que sont le baptême et la cène. L’école aura mis chacun d’eux en confrontation régulière avec les Ecritures, il pourra donc comprendre qu’il participe du corps du Christ en prenant la cène. Quant au baptême qu’il aura reçu alors qu’il était enfant, il aura à en confirmer sa pleine reconnaissance pour lui, adulte ou adolescent, devant la communauté, recevant l’imposition des mains. Mais le parcours de l’habitant de cette cité-Eglise ne s’arrête pas là ! Il lui faut s’engager, se mettre lui-même en chemin, se prendre en charge et continuer le travail de témoin de Christ. Il lui faut, en quelque sorte, prendre sa part de constructeur de cette cité. Bucer voit ainsi des petits groupes formés de laïcs et pasteurs travaillant les textes bibliques, les méditant, les discutant, priant, partageant leurs dons tant spirituels que matériels, dynamisant sans répit l’Eglise-cité.

La confirmation

 » Les anciens et les prédicateurs veilleront à ce que les enfants, que l’enseignement catéchétique a conduits assez avant dans la compréhension chrétienne pour qu’ils méritent de s’approcher de la table du Seigneur, que ces enfants donc, en présence de la paroisse réunie, soient présentés par leurs parents, parrains et marraines au pasteur, lors d’un jour de fête comme Pâques, Pentecôte ou Noël. Tous les anciens et autres serviteurs entoureront le pasteur. […] Le pasteur interrogera les enfants sur les articles principaux de la foi chrétienne. Lorsque les enfants lui auront répondu et auront publiquement confessé leur adhésion au Christ et à l’Eglise, le pasteur invitera la paroisse à demander au Seigneur l’assistance constante et croissante du Saint-Esprit pour ces enfants. L’on terminera cette prière par une prière d’illumination. Après cela, le pasteur imposera les mains aux enfants, les confirmant ainsi au nom du Seigneur et ratifiant leur entrée dans la communauté chrétienne. Ils seront ensuite invités à la table du Seigneur, puis on les exhortera à obéir fidèlement à l’Evangile, à accepter avec bonne grâce la discipline ecclésiastique et ses sanctions, exercées par chaque chrétien et avant tout par le pasteur, et à s’y soumettre de bon cœur « .

Florence COUPRIE


(1) Voir : Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin Michel, 1970.
(5) Le secret historique de la vie de Jésus, op. cit., p. 170-203.

CALVIN et les anges

Au temps de Calvin, les hommes gardaient de l’ordre cosmique une perception encore proche du Moyen Age. Réformateur de la deuxième génération, Jean Calvin croyait à Dieu et à Satan, aux anges et aux démons, au Ciel et à l’Enfer ; il croyait en un monde que Dieu avait tiré du néant en six jours1 et auquel il mettrait fin un jour, mais il ne pensait pas que cette fin fût proche et rejetait toute projection apocalyptique de l’à-venir. C’est un fait qu’il ne fit jamais l’exégèse du dernier livre de la Bible et qu’il le cite rarement. En revanche, il avait comme tant d’autres penseurs chrétiens avant lui cherché à connaître d’où venait le Mal et à l’expliquer sans compromettre la grandeur de Dieu ou impliquer celui-ci dans sa diffusion. La lecture du livre de Job, extraordinaire poème sur la souffrance du juste, qui met en scène un Satan au service de Dieu, lui apporte une réponse peu originale mais qui a fait ses preuves dans le passé :
Nous savons par le premier chapitre de Job, que Satan se présente devant Dieu aussi bien que les Anges, pour ouïr ce qui lui sera commandé. C’est bien en diverse manière et à une fin tout autre ; mais, quoi qu’il en soit, cela montre qu’il ne peut rien attenter, sinon du vouloir de Dieu […] Nous avons à conclure que Dieu a été l’auteur de cette épreuve, de laquelle Satan et les brigands ont été ministres2.

Il était si conscient de la grandeur de Dieu qu’il ne pouvait concevoir un Satan autonome. Il s’opposa par conséquent à toute tendance manichéenne : « Où sera la puissance infinie de Dieu si on donne tel empire au diable qu’il exécute ce que bon lui semble, quoique Dieu ne le veuille pas » ? dit-il3. Rien de ce que Dieu avait créé ne pouvant être mauvais, il fit sienne le concept des anges déchus :
La malice et perversité tant de l’homme que du diable, et les péchés qui en proviennent, ne sont point de nature mais plutôt de corruption de cette nature, et n’y a rien procédé de Dieu en quoi du commencement il n’ait donné à connaître sa bonté, sagesse et justice4.

Il discoura assez longuement sur les anges. Dans l’Institution, il leur réserve même un traitement particulier, et nous constatons qu’il commence par prévenir ses lecteurs qu’il les étudiera dans la mesure que Dieu commande, c’est-à-dire, « sans spéculer plus haut qu’il sera expédient » afin que ceux- ci ne soient « écartés de la simplicité de la foi »5. Il se doit néanmoins de montrer que Dieu est le créateur des choses invisibles, entendant par là le Ciel, demeure de Dieu et des anges. Apparemment, le Réformateur veut aller au devant des questions que pourraient se poser les chrétiens en lisant les Ecritures ; surtout, il le dit clairement, il se méfie de leur imagination quant au monde invisible et il commence par rappeler que l’apôtre Paul, qui avait été enlevé au dessus du troisième ciel, avait dit qu’il « n’était pas licite de révéler les secrets qu’il avait vus »6.

La position de Calvin sur les anges est conforme à ce qu’en dit la Bible. Les anges de Calvin, nous les trouvons tous dans le Premier et le Second Testaments. Ils sont des esprits célestes créés pour obéir à Dieu et lui rendre tous les devoirs ; ils sont les ministres de Dieu « qui les fait ses messagers envers les hommes, pour se manifester à eux » ; ils sont regroupés en armées, comme les gendarmes autour de leur Prince et ils sont présents devant Dieu « pour orner et honorer sa majesté » et faire ce qu’il réclame. Et Calvin qui ne voulait pas laisser vagabonder les imaginations concernant le monde invisible, ne peut s’empêcher de décrire en terme lyrique la cour de Dieu :
En telle magnificence nous est décrit le Trône de Dieu par tous les Prophètes, et nommément en Daniel, quand il dit que Dieu étant monté en son siège royal, il avait des millions d’Anges en nombre infini tout à l’entour7.

Par les anges, Dieu « déclare la force de sa main ». Mieux, pour que la gloire de Dieu réside en eux, ils sont nommés « ses Trônes ». Ils sont toujours au guet pour notre salut, toujours prêts à nous défendre : « ils dressent nos voies et ont le soin de nous en toutes choses, pour nous garder de mauvaises rencontres ». Soldats de Dieu, ils combattent contre le Diable et contre tous les ennemis des élus et peuvent se montrer redoutables puisqu’ils font « la vengeance de Dieu sur ceux qui nous molestent comme nous lisons que l’Ange du Seigneur tua en une nuit cent quatre vingt cinq mille hommes au camp des Assyriens, pour délivrer Jérusalem du siège »8. Il refuse néanmoins l’idée que Dieu a placé un ange gardien derrière chaque homme pour l’assister dans sa vie terrestre. Il y a pensé, dit-il, du fait qu’il est démontré dans l’Evangile que « certains anges ont à charge les petits enfants », mais il ne saurait affirmer que chacun a le sien propre et de toute façon, dit-il, « il n’est pas besoin de nous tourmenter beaucoup à une chose qui ne nous est guère nécessaire à salut »9. Il reconnaît toutefois la possibilité pour les anges, d’accompagner l’âme du juste vers sa demeure céleste. Tel le pauvre vieux Lazare, dont l’âme, après la mort, avait été portée au sein d’Abraham par des anges (Lc 16,23), image utilisée à l’envie par les casuistes protestants lorsqu’ils veulent rassurer les fidèles sur le sort qui les attend après la mort.

Calvin s’interroge également sur la position des anges au royaume céleste, sur leur nombre, sur leur forme, sur leur personnalité. Il reconnaît qu’il y a neuf catégories de créatures célestes dénombrées dans la Bible constituant trois triades, mais il refuse d’accorder à la triade qui se trouve au plus haut des Cieux, un statut privilégié. Ainsi, il dit à propos des chérubins qui entouraient l’arche d’alliance :
Quand il est dit que Dieu estoit entre les Chérubins ; ce n’estoit point pour en faire quelque idole ; car les Chérubins avoient leurs visages cachez et leurs ailes qui couvroient l’arche, pour monstrer que Dieu estoit invisible en son essence et que les Anges mesmes l’adoroient en toute humilité et qu’il y avoit là ung ombrage si obscur, qu’il n’est pas question de luy faire ny bouche ni nez, ny rien qui soit terrestre.

Après avoir disserté et conjecturé sur eux, il avertit ses lecteurs du danger que représenterait pour la gloire du Christ une magnification trop grande de ces créatures célestes et rappelle que Paul dut réprimander les Colossiens qui tant exaltaient les anges qu’ils en omettaient de placer le Christ au dessus d’eux10. On retrouve dans l’épître aux Hébreux un même avertissement11.

Au fil des siècles les anges avaient reçu un traitement particulier dans la religion catholique romaine. Calvin s’oppose clairement à la position de Rome : on ne doit jamais adorer les anges et leur vouer un culte, ni les prier d’intervenir en leur faveur auprès de Dieu. Dans de nombreuses prédications, il évoque les anges et parfois semble montrer une certaine affection pour eux. Néanmoins, il les remet constamment à leur place de « créatures de Dieu » et rappelle sans cesse qu’il n’y qu’un seul médiateur : Jésus Christ. Dans l’Antiquité tardive, la question des anges avait divisé les Juifs : les pharisiens y croyaient et les sadducéens niaient leur existence. Les chrétiens unanimement reconnurent leur existence ; mais ils se divisèrent sur leurs fonctions et leurs attributions et surtout les protestants refusèrent toute idolâtrie. Calvin ne s’en prit pas seulement aux erreurs des « simples », mais encore aux spéculations des philosophes et il reconnut que le danger en matière des anges était que « la gloire de Dieu reluit si clairement en eux » qu’il n’y a rien de plus aisé « que de nous faire transporter en une stupidité pour les adorer, et de leur attribuer les choses qui ne sont dues qu’à un seul Dieu »12.

Liliane CRÉTÉ


(1) Il écrit en effet, dissertant sur la création : «… car ce n’est point sans cause qu’il [Dieu] a divisé la création du monde en six jours, bien qu’il pût aussi facilement parfaire le tout en une minute de temps, que d’y procéder ainsi petit à petit » : Institution, de la Religion Chrétienne, Marnes la Vallée, Editions Farel, et Aix en Provence, éditions Kerygma, 1995, I, XIV, §22.
(2) Ibid., I, XVIII, § I.
(3) Ibid, I, XIV, §3.
(4) Ibid.
(5) Ibid., § 3-5.
(6) II Co 12, 2.
(7) Jean Calvin, Institution…, op. cit., I, XIV, § 5 ss
(8) Ibid. Voir : Es 37, 36.
(9) Ibid., I, XIV, §7.
(10) Col. 1, 12-20.
(11) He 1, 5-8
(12) Institution. op. cit. I, XIV, §. 10.


Paul TILLICH (1886-1965)

Fils d’un pasteur luthérien, Paul Tillich naquit en 1887. Il fit de brillantes études. Il étudia la théologie et la philosophie à Berlin, puis à Halle et à Tübingen et enseigna ces deux matières dans les universités de Berlin et de Marburg, où il rencontra Bultmann et Heidegger. Il fut ensuite professeur de philosophie à Dresde puis à Francfort. En 1933, il fut destitué de sa chaire pour s’être opposé ouvertement à l’idéologie nazie, et comme beaucoup de ses confrères, prit le chemin de l’Amérique. De 1933 à 1955, il enseigna à l’Union Theological Seminary de New York ; ensuite, il fut professeur à la prestigieuse université de Harvard. Au moment de sa retraite, l’université lui décerna la plus haute et rare distinction : le titre d’University Professor. Lorsqu’il s’était présenté à ses lecteurs américains, en 1936, il avait décrit ainsi son cheminement intellectuel :

Lorsque je fus prié de présenter l’évolution de ma pensée en fonction de ma vie, j’ai découvert à quel point le concept de “ frontière ” était un symbole de toute mon évolution personnelle et spirituelle. Mon destin m’a offert, presque en tout domaine, le choix entre deux possibilités. Mais comme je ne me sentais “ chez moi ” en aucune des deux, je n’ai jamais pu me décider pour l’une contre l’autre.(1)

Tillich est en effet en constant dialogue avec lui-même, c’est-à-dire en dialogue avec lui-même en tant que théologien chrétien et lui-même en tant qu’humaniste non théologien. Comme théologien il se veut “ biblique ”, car, dit-il, “ la Bible est le document original la réponse qu’il doit donner ” ; et il dira encore, “ Il me semble que la théologie systématique et la théologie biblique doivent se compléter l’une l’autre ”(2).

Traduits de l’anglais, Le Courage d’Etre, et Dynamique de la Foi, deux petits ouvrages brillants, sont sans doute les livres de Tillich les plus connus, mais sa Théologie Systématique, d’une lecture évidemment plus difficile, est à juste titre considérée comme son œuvre majeure. Dans sa théologie, Tillich cherche à éviter deux écueils : le “ supranaturalisme ”, qui a pour principe la totale altérité entre Dieu et le monde ; le “ naturalisme ”, qui affirme au contraire leur identité. Le premier parce qu’il sépare Dieu et le monde et le second parce qu‘en identifiant Dieu avec le monde, il nie le Dieu créateur. Ce qu’il veut, c’est une théologie qui rende compte à la fois de la présence et de l’altérité de Dieu. Comme dit joliment André Gounelle pour décrire la position de Paul Tillich sur les rapports de Dieu et de sa création : “ On pourrait comparer le monde, ou chacun des êtres du monde, chaque créature, à un arbre dont Dieu serait le terroir ”(3).

La Théologie systématique de Paul Tillich(4), est en trois volumes : le premier comprend : “ Raison et Révélation ”, et “ l’Etre et Dieu ” ; le deuxième : “ L’existence et le Christ ” ; le troisième “ La Vie et l’Esprit ” et “ L’histoire et le Royaume de Dieu ”. Le volume II est divisé en deux parties : 1) “ L’existence et la quête du Christ ” ; 2) “ La réalité du Christ ”. La première partie nous entraîne sur les chemins tortueux de la condition humaine à travers les thèmes de la chute, du péché, du mal, de la quête du salut et de l’attente du Christ. Au symbole chrétien de la chute, il oppose l’idéalisme et le naturalisme qui, l’un et l’autre, encore que d’un point de vue différent et même adverse, dit-il, nient la chute au sens de passage de l’essence à l’existence. Tillich se demande toutefois s’il ne serait pas possible de mettre en relation les concepts théologiques avec les idées philosophiques, partant du principe que le philosophe ne peut pas plus éviter les décisions existentielles que le théologien les concepts ontologiques. Il justifie ainsi son étude comparée du symbole de la chute et de la pensée occidentale, et le rapprochement de l’existentialisme et de la théologie.

Tillich présente dans son ouvrage les conséquences tragiques du passage de l’essence à l’existence, s’employant à démontrer comment et pourquoi l’état d’existence est l’état d’aliénation et quelle est la relation du concept d’aliénation avec le concept traditionnel chrétien de péché, soulignant que si “ aliénation ” est un terme philosophique créé par Hegel, l’idée d’aliénation est présente dans la plupart des descriptions que donne la Bible de la condition humaine. Dans cette première étape, il fait une grande place à la conception paulinienne du péché, ce qui l’amène à faire la distinction entre le “ péché ”, tel que le concevait Paul, et les “ péchés ”, simples transgressions de la loi morale, qui ne sont autres que des manifestations du “ péché ” et c’est dans le perspective de l’aliénation que Tillich va étudier les trois caractéristiques du péché que sont l’incroyance (ou plutôt la non-foi), l’hubris ou péché spirituel d’orgueil et la concupiscence.

L’aliénation comme incroyance : Tillich rappelle ce qu’est l’incroyance pour le christianisme protestant : “ l’acte ou l’état dans lequel l’homme se détourne de Dieu avec la totalité de son être ”. On voit clairement qu’il s’agit de “ non foi ” et c’est là pour Tillich le premier signe d’aliénation. Il analyse d’ailleurs le caractère de la “ non foi ” en relation avec le “ non-amour ”, la réunion avec Dieu de celui qui est aliéné étant alors comprise comme une réconciliation. Cette étape est marquée par la pensée d’Augustin.

Troisième étape : l’aliénation comme “ hubris ”, traite de ce fameux péché spirituel d’orgueil dont le symptôme principal, dit Tillich, est que l’homme “ refuse de voir sa finitude ”. Ce point sera développé par la suite pour montrer comment l’auteur conçoit les différentes formes d’hubris et ce qu’il entend par finitude. Toujours soucieux de chercher en d’autres cultures ce qui unit et non ce qui divise, Tillich commence à prendre des exemples dans la tragédie grecque pour décrire la présomption de l’homme à franchir la frontière qui le sépare de la sphère du divin et montrer la confrontation entre le mortel et les immortels –ou entre l’être fini et Dieu. C’est ensuite aux textes de l’Ancien Testament et plus particulièrement à l’épisode de la tentation d’Eve, qu’il se réfère. Par ce choix d’exemples, il est clair qu’il veut montrer le caractère universellement humain de l’aliénation comme hubris.

Quatrième étape : l’aliénation comme concupiscence. En plaçant la concupiscence derrière l’incroyance et l’hubris, Tillich suit les pas d’Augustin et de Luther. Il souligne à ce propos que tous deux, à tort, eurent tendance à identifier la concupiscence avec le désir sexuel. A cette occasion, qu’il juge compréhensible chez Augustin, très marqué par le néoplatonisme et à celle “ illogique et difficile à comprendre ” du Réformateur, Tillich oppose les conceptions qu’offrent la philosophie, la littérature et la psychologie existentialistes. Une fois encore, Tillich franchit la frontière des cultures et des disciplines. Il explique que la concupiscence découle de l’hubris et de la “ non foi ” parce que l’homme, aliéné de Dieu et centré sur lui-même va chercher à combler le vide en désirant l’abondance. “ Tout individu, écrit-il, parce qu’il est séparé de tout, désire la réunion avec tout ”. C’est-à-dire le désir illimité de posséder, d’acquérir, de jouir, d’accumuler, “ de tirer à soi la totalité de la réalité ” dans tous les domaines – matériel, culturel, politique, spirituel et sexuel.

Ceci n’est qu’un tout petit horizon. Mais il nous permet, je crois, de voir à quels problèmes Tillich s’est confronté pour cerner la question du péché, sur quelles sources il s’est fondé pour chercher des réponses à ses interrogations ou appuyer sa démonstration, et il se veut invitation à le lire ou le relire.

Liliane CRÉTÉ


(1) Cité par Pierre Barthel, dans Paul Tillich, Aux frontières de la religion et de la science, Paris, Le Centurion, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1970, liminaire, p.7
(2) “ Projet de préface à la Théologie Systématique ”, publié dans A Gounelle, ed. Dieu au dessus de Dieu, Paris, Les Bergers et les mages, 1997, p.44
(3) André Gounelle, “ Préface ”, in ibid., p.9, 11
(4) Paul Tillich, L’existence et le Christ, Théologie systématique, troisième partie, trad. Fernand Chapey, Paris, l’Age d’Homme, 1980.

Jonathan EDWARDS et le Grand Réveil (1735-1745)

Le nom de Jonathan Edwards (1703-1758) est indubitablement lié au mouvement de ferveur religieuse qui entra dans l’histoire américaine sous le nom de Great Awakening, le Grand Réveil, mouvement né de la volonté de quelques pasteurs de la Vieille et de la Nouvelle Angleterre pour « raviver la foi endormie » des chrétiens.

Né à East Windsor, Connecticut, Jonathan Edwards appartenait à une longue lignée de pasteurs et de notables puritains, donc congrégationalistes, appartenant à l’élite de la Nouvelle Angleterre. Il avait fait de brillantes études au collège de Yale, connu pour son orthodoxie religieuse et on peut dire qu’il fut le premier philosophe-théologien d’Amérique, à la fois bon lecteur de John Locke, admirateur de Newton et enfant de Calvin. Il avait un esprit affûté et une originalité de pensée qui va bien au-delà de la réputation de « prédicateur de l’enfer » que lui valut son sermon : Pécheurs aux mains d ‘un Dieu en colère, parfait exemple des prédications auxquelles on donna le nom de « fire and brimstone » (Feu et Soufre), car faire peur aux fidèles tièdes, aux insouciants et aux pécheurs endurcis était vu par les revivalistes comme une méthode efficace pour les retenir au bord de l’abîme de feu et les amener à se tourner vers Dieu.

Dans ce sermon, qui a sa place dans presque toutes les anthologies de la littérature américaine, Edwards distille lentement la peur. D’abord dans les mises en garde à l’égard des pécheurs au bord du gouffre, ensuite par des rappels des tourments de l’enfer, insistant sur la présence de Satan et de ses mignons qui les guettent, attendant leur chute comme les fauves leurs proies :

Il n’y a rien qui empêche les méchants de tomber à tout instant en enfer, sinon le seul plaisir de Dieu et par “seul plaisir de Dieu”, je veux dire son plaisir souverain, sa volonté arbitraire, qu’aucune obligation ne restreint, qu’aucune difficulté ne vient entraver…1

Affirmation claire et nette de la providence de Dieu : Dieu seul peut sauver les méchants de l’enfer car les méchants méritent l’enfer. Edwards le répète :

Ils méritent d’être jetés en enfer ; on ne peut objecter contre l’utilisation que Dieu fait à tous moments de son pouvoir de destruction afin que la justice divine s’accomplisse. Oui, au contraire, la justice appelle haut et fort à un châtiment sans limite de leurs péchés.

Edwards est un calviniste convaincu en lutte contre la théologie raisonnable, raisonneuse et moralisatrice de l’Eglise d’Angleterre du XVIIIe siècle, marquée par la philosophie rationnelle. Sa campagne d’évangélisation a non seulement pour but de réveiller le sentiment religieux des fidèles, mais aussi de réaffirmer les concepts calvinistes : prédestination et justification par la foi seule. Comme Calvin, il proclame que Dieu fait tout et que l’homme est entièrement en ses mains. Comme Calvin,il insiste sur la corruption naturelle de l’homme causée par le péché originel. Comme Calvin, il fait de la gloire de Dieu le but ultime de la création. En vérité, peu de théologiens ont autant parlé du salut de l’âme et du bonheur qui attend le juste dans l’au-delà. Et s’il parla des terreurs de l’enfer, il eut surtout à coeur de montrer que Dieu voulait le bonheur, non le malheur de l’homme, et que le Ciel était un monde d’amour et la demeure d’un Dieu d’amour. Sa description du monde céleste, la raison de sa création, son organisation sont fondées sur ses lectures bibliques, et il est facile de détecter l’influence du livre de l’Apocalypse. Mais Edwards y apporte le fruit de ses réflexions :
Le Ciel est le palais, ou lieu de la présence de l’être suprême qui est la cause et la source de toute vie sainte …]. Le Ciel est une partie de la Création que Dieu a faite à cette fin : être le lieu de sa glorieuse présence. Ici il demeurera et se manifestera glorieusement pour l’éternité. Et c’est pourquoi le Ciel est un monde d’amour ; car Dieu est la fontaine d’amour, comme le soleil est la fontaine de lumière. Et donc, la glorieuse présence de Dieu au Ciel remplit le ciel d’amour, comme le soleil situé au milieu de l’hémisphère, en une claire journée, remplit le monde de lumière 2. Le Ciel est aussi lieu de beauté : tout y est beau, adorable, les choses comme les êtres : rien n’entrera au Ciel qui ne soit parfaitement saint et pur, dit-il citant Ap.21, 27. Ce qui est particulièrement intéressant chez Edwards, c’est qu’il conçoit dans le monde céleste une graduation dans le bonheur et la sainteté. L’âme, qui n’avait qu’une petite partie d’amour divin en elle dans ce monde, sera transformée au Ciel en amour et comme le soleil, elle ne sera que flamme ardente. La société céleste rayonne de bonheur parce que l’amour l’anime. Edwards explique que c’est à l’intérieur de la Divinité que l’amour a sa source ; Dieu produit l’amour et s’en nourrit et il jaillit de lui en des fleuves innombrables qui coulent vers tous les habitants du ciel car jouissant d’une plénitude absolue, il déborde sur les anges et les saints 3. S’interrogeant sur les raisons qui avaient amené Dieu à créer le monde, il en était venu à penser qu’il avait voulu se communiquer, communiquer sa plénitude et pour cela, il lui avait fallu trouver un autre qui puisse recevoir l’émanation glorieuse et abondante de sa bonté infinie, de sa beauté, de sa sagesse, de sa prudence, de sa vérité. Sans la création comment pourrait-il seulement exercer ses vertus ? Comment recevoir en retour l’émanation de sa propre gloire s’il ne peut la communiquer à un autre? Le créateur est glorifié quand sa gloire est perçue par sa créature. Son éclat resplendit alors sur la créature qui lui renvoie sa lumière 4. Tout est ainsi de Dieu, en Dieu et pour Dieu.

Dans le Ciel de Jonathan Edwards, Dieu seul est « éternellement et infiniment immuable, indépendamment glorieux et heureux ». Sa création est, elle, en perpétuel mouvement car le bonheur n’est jamais un état fixe et définitif, même au Ciel. Edwards voit ainsi les anges et les saints pris dans un mouvement continuel de progression et cela de toute éternité puisqu’il pensait que les anges n’avaient jamais cessé depuis l’origine de croître dans la sainteté et le bonheur. Il démontre également que la valeur infinie et inestimable de la gloire de Dieu étant connue des créatures de toute éternité, cette connaissance grandira indéfiniment.

Plus originale encore est sa théorie de l’espérance : il la conçoit dans ce monde comme le moteur qui fait progresser le chrétien dans la sainteté par son anticipation du bonheur du monde futur, ce qui est en accord parfait avec la conception réformée, mais il va plus loin que les Réformateurs en refusant l’idée que l’âme du juste, une fois séparée du corps, et en attendant la résurrection, n’ait plus rien à espérer du fait qu’elle aurait atteint la perfection :

En vérité, les esprits des hommes justes rendus parfaits, totalement libérés du péché et du malheur, jouiront d’un bonheur parfait et d’un contentement inconcevable ; cependant, une part de ce bonheur consistera dans l’espérance de ce qui adviendra 5.

Edwards refusait l’idée qu’au ciel, la foi n’était plus que formelle, l’idée que l’espérance avait perdu sa raison d’être et que seul l’amour demeurait comme activité éternelle de l’âme. La foi et l’espérance faisaient partie avec l’amour de la vision béatifique d’Edwards, qui croyait à une relation dynamique entre Dieu et ses créatures. La progression éternelle des êtres finis faisait partie du plan que Dieu s’était fixé en créant le monde. Il s’était persuadé – probablement à l’issu du Grand Réveil – que le bonheur parfait dont jouissaient les anges et les âmes des justes n’excluait pas la possibilité d’un accroissement du bonheur et de l’espérance en un mouvement perpétuel jusqu’à la fin du monde et la Résurrection. Ainsi l’espérance chrétienne est pour Edwards une espérance en un avenir non pas seulement supraterrestre mais supra-céleste : l’âme au ciel a encore un avenir, elle est en mouvement, en course vers un but final qui peut être vu comme l’avenir du Christ puisque c’est seulement après la fin du monde que la promesse se réalisera dans toute son étendue.

Liliane CRÉTÉ


(1) Jonathan Edwards, “Sinners in the hand of an Angry God”, in The Works of Jonathan Edwards, vol LI, p.402.
(2) Jonathan Edwards, « Heaven is a world of Love”, in The Works of Jonathan Edwards, vol. VIII, p.368
(3) lbid, p. 371-373.
(4) Jonathan Edwards, “The End for which God Created the World”, vol. VIII, p.459-460
(5) Jonathan Edwards, “Heaven is a progressive state”, Annexe III, vol VIII, p.711

CALVIN et Calvinisme : l’héritage

Notre ami Michel Leplay, qui a le sens des formules, a décrit ainsi, dans une chronique destinée au journal La Croix, la différence entre  » Calvinistes  » et  » Calviniens  » : Les calvinistes sont ceux qui  » prennent l‘œuvre de Calvin au pied de la lettre « , les calviniens, ceux qui  » gardent l’essentiel des grandes intuitions « . Il ajoute une troisième catégorie, les  » calvineux  » qui  » jettent l’enfant avec l’eau du bain « .

Les réformés que nous sommes sont calviniens, même si parmi nous des  » calvineux  » forment des groupes si férocement anti-Calvin qu’ils en refusent l’héritage pour de mauvaises raisons : ils ignorent généralement qui est Calvin et ne veulent pas le savoir, et ils n’ont retenu de lui que le concept de la prédestination et l’affaire Servet. C’est à ceux-là que je voudrais m’adresser. D’abord en leur parlant de l’héritage fabuleux qu’il a laissé : car le monde protestant dans sa diversité a une dette envers lui. De 1541 à 1564, date de sa mort, il organisa non seulement l’Eglise de Genève, mais encore toutes les Eglises de France, des Pays Bas, d’Ecosse et d’Allemagne du nord, et si l’Eglise d’Angleterre refusa ses ordonnances ecclésiastiques, ses 39 articles qui lui servent de confession de foi, n’en sont pas moins fortement marqués par sa pensée théologique. Des Réformés aux Evangélistes, en passant par les Presbytériens, les Anglicans et les Méthodistes, ils sont des millions de par le monde à lui être redevables.

Calvin a non seulement changé le rapport des hommes au religieux, mais il a aussi changé l’homme et, partant, changé la société. Comme Luther, il s’est préoccupé de l’homme, de ses péchés, de son salut. Mais il a donné à la théologie de la grâce et du salut par la foi une nouvelle dynamique et, à la conscience individuelle que donne l’Ecriture, a ajouté la conscience de la communauté. Et parce qu’il avait une compréhension de la loi de Dieu beaucoup plus positive que le réformateur saxon, il insista bien davantage sur l’exigence éthique. Réinterprétée à la lumière de la vie et de l’enseignement de Jésus et débarrassée de toute ambiguïté, puisqu’on ne lui demandait plus d’être un moyen de salut pour l’homme, la Loi, affirma-t-il, n’était pas abolie par le Christ, mais révélée dans toute sa profondeur ; et même si, sans le Christ, elle était précaire et incomplète, elle n’en demeurait pas moins objet de référence. L’obéissance à la Loi, c’était aussi pour Calvin porter témoignage de la sainteté de la vie. Dans toutes les confessions calviniennes, on retrouve ce même souci de sanctification, c’est-à-dire de progrès moral et spirituel.

Il faut savoir aussi qu’au cœur de sa théologie est l’idée que Dieu a créé le monde pour faire une place à l’humanité afin que celle-ci puisse œuvrer à Sa gloire et contempler Sa puissance et Sa grâce. Dans l’Institution de la Religion chrétienne, il proclame clairement la transcendance absolue de Dieu  » créateur et souverain gouverneur du Monde  » et son altérité totale par rapport aux hommes. Entre Dieu et l’homme le contraste est radical et cette position l’a amené à formuler la doctrine de la prédestination qui lui permettait de montrer à la fois la liberté de Dieu, et sa grâce incommensurable puisque pour lui, comme pour Augustin, toute l’humanité était coupable. Il démontre aussi dans l’Institution que Dieu aime sa création et l’assiste dans tous les détails de la vie.

Ajoutons pour mieux comprendre Calvin, que la prédestination, très discutée dans la postérité calviniste et disparue de presque toutes les Eglises aujourd’hui, n’a jamais été au centre de sa théologie. De son argumentation, il ressort clairement qu’il en utilise surtout le concept pour exalter la toute puissance de Dieu et sa grande miséricorde en nous justifiant par grâce, et il met en garde contre toute tentative de l’homme de vouloir sonder ses abîmes :  » A chacun, écrira-t-il, sa foi est suffisant témoin de la prédestination éternelle de Dieu ; en sorte que ce serait un sacrilège horrible de s’enquérir plus haut « . Ses héritiers, et en premier Théodore de Bèze, n’auront malheureu-sement pas sa sagesse.

Autre point marquant de l’œuvre de Calvin, très présent chez ses héritiers est l’importance qu’il a accordée à l’Eglise. Car l’expérience qu’il a acquise, tant à Strasbourg auprès de Bucer qu’à Genève, l’a convaincu de trois choses :

  1. De l’importance d’une Eglise visible autant que d’une Eglise invisible;
  2. De la nécessité d’une discipline ecclésiastique, car en cette matière le rôle de l’Etat lui apparaît nuisible;
  3. Des avantages d’un consistoire formé de pasteurs et de laïcs pour diriger les églises et veiller sur les fidèles. C’est ce que nous appelons le système presbytéro-synodal.

A Genève, il a lutté durant des années contre les magistrats pour préserver la liberté de l’Eglise, voulant la mettre à l’abri du politique. Il a lutté également pour son unité et sa cohésion ; mais il est trop bon observateur de la nature humaine pour ne pas être conscient de la quasi-impossibilité d’atteindre son objectif sans l’aide de Dieu et dans son commentaire sur 1 Corinthiens, il constate avec sagesse et clairvoyance que les questions de foi sont aussi propres à susciter les querelles qu’à cimenter l’union.

Dernier point : l’exégèse biblique. Calvin a été un grand exégète, lisant les textes dans leurs langues originales, qu’il connaissait bien, et son exégèse a été à la fois littérale et historique. Il estimait en effet qu’il fallait, pour comprendre un texte, le remettre dans son contexte historique, c’est-à-dire examiner la situation de l’auteur au moment de sa rédaction.

Croyez moi, chers  » Calvineux « , Calvin a encore beaucoup à nous dire.

Liliane CRÉTÉ


A lire en cette année de commémoration :
1) Bernard Cottret, Calvin, Paris-ed. J.C. Lattes, 1995.
2) Martin Ernst Hirzel et Martin Sallmann, Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d’influence sur l’Eglise et la Société, Genève-ed. Labor et Fides, 2008.
3) Marc Vial, Jean Calvin, introduction à sa pensée théologique, Genève-ed. Labor et Fides, 2008.
4) Et de Calvin lui-même : Jean Calvin, Traité des reliques, présentation et notes de Bernard Cottret, Paris-éditions Max Chaleil, 2008.

Sébastien CASTELLION (1515-1563)

D’origine savoyarde, Sébastien CASTELLION a fait ses études à Lyon, au collège de la Trinité. Il adhère très vite aux idées de la Réforme et, par crainte de la répression, quitte la France pour Strasbourg en 1540. Il loge quelque temps chez CALVIN, alors banni de Genève. CASTELLION est un érudit, excellent latiniste et hellénisant, qui taquine volontiers la muse. L’entente entre les deux hommes a dû être bonne puisque CALVIN, lorsqu’il sera revenu à Genève, le fera appeler pour diriger le collège de la ville. CASTELLION, à 26 ans, devient régent. Il se met à la tâche avec ardeur, et rédige des manuels qui mettent en vers latins et trans-posent en français des scènes bibliques. Mais les rapports entre CASTELLION et CALVIN vont se détériorer. Le nouveau régent est fougueux, indiscipliné, bouillonnant d’idées. Qu’il agace CALVIN est un euphémisme. Les sujets de mésentente sont multiples, si bien que CASTELLION demande à être relevé de ses fonctions : d’une part, on lui a refusé l’augmentation qu’il réclamait ; d’autre part sa demande d’accession au ministère pastoral a été rejetée pour un désaccord sur deux « points de doctrine » :

  • Le premier point porte sur l’interprétation du Cantique des Cantiques. CASTELLION le voit comme un poème « lascif et obscène » dans lequel Salomon raconte ses « amours impudiques », et non comme une allégorie décrivant l’amour éthéré de Dieu et de l’âme, ou du Christ et de l’Église, ainsi que l’enseigne l’exégèse médiévale.
  • Le second point touche au symbole des apôtres. « Il ne niait pas que la doctrine que nous professons ne fût pieuse et sainte », lit-on dans sa lettre de décharge, signée par CALVIN, mais il n’était pas d’accord avec l’interprétation qui était faite de la phrase « il est descendu aux enfers ». Pour CALVIN et ses collègues, il s’agit d’une expression métaphorique signifiant ce « frisson de conscience » que Jésus éprouva en se présentant devant le Tribunal de Dieu pour « expier nos péchés par sa mort ». Pour CASTELLION, cela veut dire simplement que Jésus « est resté au séjour des morts entre le Vendredi Saint et Pâques ».

Le 14 juillet 1544, CASTELLION prend congé de Genève. On le retrouve à Bâle comme professeur de grec en 1553. Entre temps, il a été compositeur d’imprimerie, a écrit maints poèmes et traduit la Bible d’abord en latin, puis en français. Sa traduction française soulève des oppositions : dans le but d’être compris de tous, il en complique la lecture. Passe encore pour l’orthographe, mais il mélange le patois de Canaan et le patois bressan du 16e siècle – ainsi le baptême devient le « lavement » ; l’incirconcis « l’empellé ». Avec audace, il parle des « baillages » des Philistins, de la « gendarmerie d’Israël », des « satyres » des bois de Judée. Les Philistins sont ainsi répartis en cinq « baillages » ; les « Ebrieux » en douze lignées, et dès l’origine, ont des ducs et des barons. Quant à l’Hades, il l’appelle Pluton.

Mais c’est son Traité des hérétiques, publié sous le nom de Martinus BELLIUS, qui fera sa notoriété. Le 27 octobre 1553, Michel SERVET est brûlé au bûcher à Genève et son exécution soulève dans le monde protestant un long questionnement sur le châtiment des hérétiques. Il faut savoir que, si les chefs Réformateurs ne se sont pas opposés à la peine capitale pour SERVET, c’est qu’ils l’ont considéré non seulement comme un hérétique, mais comme un blasphémateur et même, selon BULLINGER, comme un « blasphémateur forcené ». CASTELLION passe aujourd’hui pour un champion de la tolérance que l’on oppose volontiers à CALVIN. Examinons son traité dans lequel perce son audace intellectuelle et son ouverture d’esprit. Dans son introduction, il s’oppose clairement au châtiment capital pour les hérétiques et explique pourquoi :

« Je voy icy deux grands dangers » :

  • « le premier c’est qu’aucun ne soit réputé pour hérétique, qui n’est pas hérétique, comme il est advenu jusques à présent et comme mesme nous voyons, que le Christ et les siens ont esté occis pour hérétiques. »
  • « L’autre danger, est que celuy qui est vraiment hérétique ne soit plus grièvement et autrement puny que la discipline chrétienne ne requiert ». Et il ajoute : « Certainement, après avoir souvent cherché que c’est d’un hérétique, je n’en trouve autre chose, sinon que nous estimons hérétiques tous ceux qui ne s’accordent avec tous en notre opinion ».

Néanmoins, la tolérance qu’il montre ne saurait être acceptée comme telle aujourd’hui car s’il refuse qu’un homme soit châtié pour son interprétation des textes, reconnaissant qu’il y a beaucoup de difficultés dans la Bible, il estime que le blasphémateur, celui qui nie Dieu et l’Écriture, doit être « livré au Magistrat pour condamnation ». Dans un traité beaucoup moins connu intitulé De l’impunité des hérétiques, il rejette totalement la libre pensée : « Nier Dieu, sa toute puissance, sa volonté, n’est pas une hérésie, mais un blasphème ». Le Magistrat devait en vérité punir les blasphémateurs non à cause de leur religion, mais de leur irréligion.

Liliane CRÉTÉ


Heinrich BULLINGER (1504-1575)

Né en 1504 à Bremgarten, petit bourg proche de Zurich, Heinrich BULLINGER a la particularité d’avoir eu pour père le curé du lieu. Celui-ci payait annuellement tribut à l’évêque de Constance pour avoir le privilège d’avoir une femme. Heinrich était le dernier d’une fratrie de cinq. Il fit des études à l’université de Cologne et adhéra très tôt à l’humanisme et aux thèmes de la Réforme – ce qui l’amena à rompre avec l’Église catholique romaine. Comme le fit également son père. En 1529, après plus de 30 ans de vie commune, ses parents décidaient même de célébrer leur union à la manière évangélique. Un peu plus tôt cette même année, Heinrich s’était aussi marié, prenant pour épouse une ancienne nonne Anna ADLISCHWEILER. Ils eurent onze enfants.

Lorsqu’il rencontra ZWINGLI, Heinrich BULLINGER s’enthousiasma pour ses idées et devint un de ses plus fidèles disciples. Sous sa guidance, il étudia l’hébreu et perfectionna son grec, privilégiant l’étude des Écritures et particulièrement celle du Premier Testament. Après la mort du Réformateur sur le champ de bataille à Kappel, en 1531, la ville de Zurich fit appel à lui pour poursuivre son oeuvre. Il dirigea l’Église d’une main ferme et habile, s’efforçant d’affermir son autorité pastorale sans pour autant heurter le Magistrat. Travailleur acharné et correspondant infatigable, il prêcha six à sept fois par semaine durant quarante ans, publia quantités de traités et de sermons, écrivit plus de 15 000 lettres. Une grande partie de sa correspondance se fit avec l’Angleterre, et il est indéniable qu’il influença grandement la réforme anglaise durant le court règne d’Edward VI.

Son oeuvre théologique montre l’importance qu’il porta au retour à l’Église primitive et à l’alliance entre Dieu et les hommes. Sa conception de l’alliance, qui fait l’originalité de sa pensée, peut être résumée en quatre points : Dieu offre sa grâce, promesse réalisée en Jésus Christ, tandis qu’à l’homme est demandé la foi et l’amour ; importance suprême de l’Écriture, considérée comme le livre même de l’Alliance ; remplacement par le Christ des anciens sacrements ou sceaux de l’alliance que sont la circoncision et Pessah par le baptême et l’eucharistie ; foi chrétienne conçue comme l’essence de l’alliance contractée d’abord avec Adam. De ce fait, il met l’accent sur la place suprême de la Réforme dans l’histoire du salut, puisqu’il définit la religion réformée comme la seule véritable et la fait remonter jusqu’à Adam – comme aussi le don de la Loi. La Loi est selon lui l’expression de la volonté divine. Donnée à Adam et résumée dans le Décalogue, elle scelle une alliance éternelle offerte à l’humanité toute entière. Dans les années 1550, dans trois oeuvres majeures, ses « Decades » (1), sa « Summa de la religion chrétienne » et son « catéchisme« , il traite de l’alliance de Dieu avec l’humanité, insistant sur son aspect éternel, sur les sacrements en tant que sceaux de l’alliance, et sur la nature conditionnelle de cette alliance.

Mais la théologie de BULLINGER ne se résume pas à ce concept : il prône, comme tout bon réformé, le retour à l’herméneutique biblique; insiste sur l’importance du respect du sabbat, qu’il comprend comme une expérience spirituelle qui doit rapprocher le croyant de Dieu en s’abstenant ce jour-là non seulement de travailler, mais aussi « de pécher et d’offenser » ; définit la prédestination comme une élection en Jésus Christ, faite par grâce ; démontre le libre arbitre de l’homme qui « commet toujours le mal ou le péché sans y être contraint par Dieu ou par le Diable » ; met l’accent sur le rôle du Saint Esprit – compris comme souffle de Dieu – dans tous les articles de foi ; conçoit les sacrements comme signe, symbole, témoignage. Ce qui ressort de la théologie de BULLINGER, et plus particulièrement de sa position sur la prédestination, c’est son souci de préserver la bonté de Dieu : il refuse un Dieu arbitraire qui choisirait les uns pour la Gloire et les autres pour la Réprobation, et sa doctrine ne changera pas au cours des années. Sur l’eucharistie, sa pensée par contre évoluera. Fidèle à la théologie zwinglienne, il conçoit tout d’abord la Cène comme commémoration, rejetant toute idée de présence corporelle réelle du Christ en s’appuyant sur l’Écriture : si le Christ est au Ciel auprès du Père, il ne peut se trouver sur la terre dans le pain. Par la suite, face à la division, il tentera de trouver une formulation acceptable à toutes les Églises helvétiques.

La Confession helvétique postérieure, dont il est l’auteur, est la profession de foi réformée la plus complète. Elle comporte trente articles. L’article le plus difficile à rédiger fut assurément celui portant sur la Cène. Avec CALVIN, il échangea une longue correspon-dance et il est clair qu’il se rapprocha peu à peu de la formulation calviniste de l’eucharistie qu’il rédigea de façon à la rendre acceptable pour toutes les églises helvétiques. Certaines étaient alors farouchement attachées à la formulation zwinglienne.

La Confession helvétique postérieure (1561/1566) dont le retentissement en Europe fut grand, souligne l’universalité de l’Église et définit simplement et clairement des concepts tels que la prédestination, le libre arbitre, les sacrements, la vie ecclésiastique, le mariage et la famille. La prédestination est vue dans le miroir de la grâce divine ; quant à la Cène, elle est conçue tout à la fois comme mémorial des bienfaits de Dieu et nourriture spirituelle par le travail de l’Esprit saint chez le croyant. Pour faire court ; le Christ est donnée dans la Cène par la foi et le sacrement n’a aucun pouvoir par lui-même. Toutes les Églises helvétiques plus ou moins lentement, adoptèrent cette Confession, ce qui fit dire à Théodore DE BÈZE qu’Heinrich BULLINGER était le « berger commun à toutes les églises chrétiennes ».

Sa prodigieuse activité pastorale et théologique ne l’empêcha pas de se consacrer à sa nombreuse famille. Il prenait toujours le temps de jouer avec ses enfants, et à Noël, composait pour eux des petits textes en vers – comme le faisait d’ailleurs LUTHER.

Liliane CRÉTÉ


(1) Traduit en français dès l’année 1564 sous le titre : Cinq Décades, qui sont cinquante Sermons, de M. Henry BULINGER.

LUTHER et le luthéranisme

Martin Luther, né en « l’an de grâce 1483 », est à l’origine de la rupture d’une partie de la chrétienté avec Rome. Il avait été un moine augustin qu’angoissait la peur de la damnation. Pour comprendre cette angoisse, il faut savoir que la Saxe ne fut que tardivement touchée par les Lumières. Chez les Luther, on avait encore un pied dans le Moyen-Âge : on croyait à Dieu et à Satan, aux anges et aux démons, au Ciel et à l’Enfer. Martin avait été élevé dans la peur du péché et de la damnation. Il entra au couvent des Augustins dans l’espoir d’échapper aux souffrances éternelles de l’Enfer par des exercices de piété acharnés, Une pensée l’obsédait : comment plaire à Dieu ? Il se plongea avec passion dans l’étude de la Bible. Ayant obtenu un doctorat en théologie, Martin Luther enseigna alors les Écritures à la jeune université de Wittenberg en Saxe.

Il dit plus tard que c’est en étudiant l’Épître aux Romains qu’il trouva une réponse à ses angoisses. L’étude de son commentaire nous fait emprunter le chemin de sa libération : la justice qu’il redoutait est devenue pour lui la justice passive, celle que Dieu donne gratuitement à ceux qu’il sauve. Justice et grâce sont ainsi liées puisque la justice de Dieu est comprise comme celle que Dieu a acquise pour l’homme en Christ. La liberté du chrétien réside pour lui dans la grâce que Dieu lui accorde. Aucune ouvre n’est nécessaire pour mériter le pardon du péché. Plus encore, toute volonté de s’en approcher en éloigne l’homme. À l’homme sauvé par grâce, Dieu, dit-il encore, donne la foi qui seule permet l’acquiescement intime à l’amour de Dieu. Et le Réformateur saxon avance ce principe qui marque à jamais la tradition protestante : par la foi, le chrétien reçu en grâce est, tout à la fois juste, pécheur et pénitent. L’assise du luthéranisme repose donc sur ces trois affirmations, que Zwingli, Bucer et Calvin reprendront et développeront : Sola Gratia, Sola Fides, Sola Scriptura – la grâce seule, la foi seule, l’Écriture seule.

Comme le pape déclara la guerre à Martin Luther, l’Église éclata et la Réforme explosa en une génération. Une bonne partie de l’Allemagne se porta aux côtés de Luther, et d’abord l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, qui après Dieu fut le meilleur rempart des idées réformatrices. L’« affaire Luther » se répandit hors des frontières. En France, au Pays-Bas, en Angleterre, on s’intéressa d’autant plus à lui et à ses démêlés avec Rome, qu’en 1520, il avait écrit et publié ses grands traités réformateurs : Manifeste à la noblesse allemande ; La Captivité de Babylone ; De la liberté du Chrétien. Tous les lettrés de l’Europe s’en emparèrent, les lirent, les commentèrent, soit pour les louer, soit pour crier à l’anathème.

« L’affaire Luther » prit en Allemagne une valeur exemplaire en s’identifiant avec la résistance de la « nation allemande » au pouvoir romain. Ainsi, lors de la diète de Spire, en 1529, pas moins de six princes, et de quatorze villes, dont Strasbourg et Nuremberg, s’élevèrent contre un décret de Charles Quint qui voulait leur imposer l’obligation d’avoir la même religion que l’empereur :

« Nous protestons devant Dieu, ainsi que devant tous les Hommes, que nous ne consentons ni n’adhérons au décret proposé dans toutes les choses qui sont contraires à Dieu, à sa sainte Parole, à notre bonne conscience, au salut de nos âmes ».

« Nous protestons » : leur manifeste peut être vu comme l’acte de naissance du protestantisme. Charles Quint dut s’incliner et la Réforme continua à se développer. À la phase évangélique, celle de l’éclatement, succéda une période de reconstruction de la structure ecclésiale. Au moment de la paix de religion d’Augsbourg, en 1555, les deux tiers du pays étaient passés à la Réforme. Mais le luthéranisme demeura un phénomène foncièrement germanique, appelant à la coopération de l’État. En Allemagne, l’Église protestante « luthérienne » fut établie par la loi et dans de nombreux États, le prince était à la fois chef temporel et chef spirituel. En Scandinavie, où l’acculturation fut la plus faible, la nouvelle Église fut imposée et par l’État et par l’Épiscopat, si bien que les populations ne furent guère touchées par l’orientation nouvelle du christianisme qui leur était imposée : ils continuèrent à fréquenter leurs paroisses et gardèrent leurs prêtres, passés à la religion nouvelle.

L’impact des écrits de Luther fut si grand en Europe que tous ceux qui voulaient changer l’Église, ou professaient simplement des idées évangéliques, furent longtemps considérés comme « Luthériens ». Ainsi en France, c’est en tant que Luthériens que furent livrés aux flammes maints évangéliques, et c’est en tant que « Luthériens » que furent exécutés par les Espagnols en 1565 les colons français envoyés en Amérique par Calvin. Au-dessus des bûchers où avaient été brûlés les corps des victimes, on pouvait lire : « Je ne fays cecy comme à François mais comme à Luthériens ».

Après un temps d’expansion, le luthéranisme s’essouffla. La position théologique de Luther n’évolua pas au fil des ans : dans les Articles de Smalkalde de 1537-1538, rédigés en vue d’une réconciliation improbable avec Rome, il réaffirma sa position sur la justification par la foi, sur la place subordonnée des ouvres, sur la condamnation de la messe, sur le caractère néfaste de la vie monastique. Mais il n’alla pas assez loin dans ses réformes et en négligea certains aspects. Il laissa en vérité la Réforme à mi-chemin. Sa position sur la Sainte Cène le montre : tout en restant pain et vin sur la table, elle était encore pour lui présence réelle. Calvin s’opposa à cette conception comme il s’opposa aussi à celle du réformateur de Zurich, Ulrich Zwingli, qui considérait la Cène comme une sorte de « mémorial de la Passion ». Les positions de Luther et de Zwingli représentent les deux pôles extrêmes. Calvin, à la suite de Bucer, prit place entre les deux : en recevant le sacrement, le fidèle devenait par la foi, « participant de la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ ». La position de Calvin en matière d’eucharistie fut vite majoritaire.

Jean Calvin laissa un héritage fabuleux: tout le monde protestant dans sa diversité a une dette envers lui. Rappelons que de 1541 à 1564, date de sa mort, il organisa non seulement l’Église de Genève, mais encore toutes les Églises de France, des Pays-Bas, d’Écosse et d’Allemagne du Nord, et si l’Église d’Angleterre refusa ses ordonnances ecclésiastiques, ses 39 articles qui lui servent de confession de foi, n’en sont pas moins fortement marqués par sa pensée théologique. Des Réformés aux Évangéliques, en passant par les Presbytériens, les Anglicans et les Méthodistes, ils sont des millions de par le monde à lui être redevables. Calvin reprit et développa les thèses de Luther, proposa aux chrétiens une « sainte doctrine » mais aussi, en changeant le rapport des hommes au religieux, changea la société. Comme Luther, il se préoccupa de l’homme, de ses péchés, de son salut. Mais il donna à la théologie de la grâce et du salut par la foi une nouvelle dynamique et, à la conscience individuelle que donne l’Écriture, ajouta la conscience de la communauté, et parce qu’il avait une compréhension de la loi de Dieu beaucoup plus positive que le réformateur saxon, il insista bien davantage sur l’exigence éthique. Réinterprétée à la lumière de la vie et de l’enseignement de Jésus et débarrassée de toute ambiguïté, puisqu’on ne lui demandait plus d’être un moyen de salut pour l’homme, il affirma que la Loi n’était pas abolie par le Christ, mais révélée dans toute sa profondeur. Dans toutes les confessions calviniennes, on retrouve ce même souci de sanctification, c’est-à-dire de progrès moral et spirituel.

Au fil des ans, les différences entre luthériens et réformés se sont effacées. Même si le protestantisme libéral a gagné du terrain, l’union a pu se faire entre luthériens et réformés par de nouvelles formulations, en particulier en matière de Sainte Cène, après une séparation de plusieurs siècles. Les Églises réformée et luthérienne s’appellent aujourd’hui : Église protestante unie de France. Tous contents ? Chez les réformés, largement majoritaires, quelques grincements de dents se sont fait entendre.

Ah, ces protestants, toujours à protester !!

Liliane CRÉTÉ


 

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