Les grandes figures du protestantisme et leur rapport à la Bible

 

LUTHER et l’Écriture

De l’Ecriture, Luther dit un jour qu’elle avait «  un nez de cire « . Il voulait dire par là qu’on pouvait tirer le texte pour lui donner la forme que l’on voulait. C’était une critique, assurément, de l’exégèse médiévale à laquelle il s’opposait car elle en déformait le sens. Rejetant toute lecture allégorique ou interprétation trop spiritualiste, lui-même s’efforça de rester près du texte, ce qui impliquait comme règle d’interpréter les versets selon le sens littéral le plus simple. Aussi bien, de l’Ecriture, il écrira qu’elle s’interprétait elle-même :

«  Elle est par elle-même tout à fait certaine, facile à comprendre, entièrement accessible, [elle est] son propre interprète, examinant tout et jugeant de tout, discernant et éclairant  » (1)

Lire l’Ecriture était pour Luther «  pratiquer  » ; il concevait la Bible comme un guide théologique ; il estimait que l’Ecriture et l’expérience s’interpellaient réciproque-ment mais que l’expérience seule faisait le théologien.

La traduction que Luther fit de la Bible en langue allemande est marquée par deux traits fonda-mentaux : il traduisit d’après les originaux grecs et hébreux et le fit dans une langue compréhensible pour tous. Cette démarche eut pour conséquence d’élever la langue vernaculaire au rang de «  nouvelle langue biblique « , pour reprendre une expression de Philippe de Robert (2). Assurément, le traducteur est toujours un interprète et on le constate à la lecture de la Bible de Luther. D’une part il lit l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau – on peut même dire qu’il fait une lecture christologique de l’Ancien Testament, plaçant le Christ en son centre ; d’autre part, sa traduction est marquée par ses conceptions théologiques réformatrices et son sens de la langue allemande. Ainsi, lorsqu’il traduit Rm 3, 28, il écrit que l’homme est justifié par la foi seule, alors que le mot «  seule  » n’apparaît ni dans le texte grec ni d’ailleurs dans le texte latin. Il s’en explique dans son Epître sur l’art de traduire :

«  […] j’ai voulu parler allemand et non pas latin ni grec, puisque j’avais entrepris de parler allemand dans ma traduction. Mais l’usage de notre langue allemande implique que lorsqu’on parle de deux choses dont on affirme l’une en niant l’autre, on emploie le mot solum (seulement) à côté du mot  » pas  » ou  » aucun  » … Car ce n’est pas les lettres de la langue latine qu’il faut scruter pour savoir comment on doit parler allemand, comme le font ces ânes ; mais il faut interroger la mère dans sa maison, les enfants dans les rues, l’homme du commun sur le marché, et considérer leur bouche pour savoir comment ils parlent, afin de traduire d’après cela ; alors ils comprennent et remarquent que l’on parle allemand avec eux.  » (3)

Sa préface au Nouveau Testament nous éclaire sur la conception qu’il avait des Ecritures et du rapport qu’il voyait entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il écrit :

«  […] De même que l’Ancien Testament est un livre dans lequel sont écrits la Loi et le commandement de Dieu, ainsi que l’histoire de ceux qui les ont observés et de ceux qui ne les ont pas observés, de même le Nouveau Testament est un livre dans lequel sont écrits l’évangile et la promesse de Dieu ainsi que l’histoire de ceux qui y croient et de ceux qui n’y croient pas, de sorte que l’on sache avec certitude qu’il n’y a qu’un seul Evangile, tout comme un seul livre du Nouveau Testament, une seule foi et un seul Dieu qui fait des promesses.  » (4)

Et un peu plus loin, il précise que

«  Dieu a promis son Evangile et ce Testament de nombreuses fois, dans l’Ancien Testament, par les Prophètes, comme le dit Paul en Romains, 1 :  » J’ai été mis à part pour prêcher l’Evangile de Dieu, qu’il a promis auparavant par ses prophètes dans l’Ecriture sainte et qui concerne son Fils qui lui est né de la semence « . « 

Luther cite également pour appuyer sa démonstration Gn 22, lorsque Dieu promet à Abraham que par sa semence toutes les générations de la terre seront bénies ; II Samuel 7, quand Dieu promet à David que par sa semence il affermira pour toujours Son royaume : «  C’est le royaume du Christ dont parle l’Evangile « . Dans Osée et Michée, il retrouve également la promesse. L’Ecriture a pour lui autorité à cause de son centre qui est Jésus Christ en tant que réalité salutaire.

Dans les livres du Nouveau Testament, Luther avait ses préférences :

«  […] L ‘Evangile de Jean et les épîtres de saint Paul, particulièrement celle aux Romains, et la Première épître de saint Pierre sont le véritable noyau et la moelle parmi tous les autres livres. Ce sont eux qui devraient à juste titre être les premiers et il faudrait conseiller à chaque chrétien de les lire en premier lieu et le plus souvent. « 

Fort justement, il estimait que dans ces livres ne figuraient pas beaucoup d’œuvres ni de miracles de Jésus Christ, mais «  on y trouve, exposé magistralement, comment la foi en Christ triomphe du péché, de la mort et de l’enfer « . Aux synoptiques il faut préférer «  et de très loin « , dit-il, l’évangile de Jean parce que celui-ci, plus que des œuvres du Christ, parle de sa prédication. L’évangile de Jean est à ses yeux «  unique, délicieux, véritable « . (5)

Luther, sa vie durant, ne cessa de lire et d’interroger les Ecritures pour en extraire la moelle. Jusqu’à la fin il prêcha l’Evangile. Parvint-il à se faufiler dans les «  blancs  » du texte – ces espaces vierges où l’intuition de l’exégèse se mêle, à l’effort d’interprétation ? Dans un billet écrit deux jours avant de mourir, Luther écrivit :

«  Personne ne peut comprendre Virgile dans ses Bucoliques et ses Géorgiques s’il n’a pas été pendant cinq ans berger ou agriculteur. Personne ne peut comprendre Cicéron dans ses lettres – à mon avis – s’il n’a pas séjourné pendant quarante ans dans un Etat éminent. Personne ne peut prétendre avoir compris les auteurs de l’Ecriture Sainte, ne serait-ce que partiellement, s’il n’a pas dirigé les communautés avec les prophètes pendant cent ans. C’est pourquoi tout ce qui concerne Jean-Baptiste, le Christ et les apôtres est une merveille extraordinaire.  » Ne porte pas la main sur cette divine Enéide, mais incline-toi et honore les traces de ses pas.  » (Statius). Nous sommes des mendiants. Cela est vrai « . (6)

Progression rhétorique construite sur la temporalité. Ce billet montre que l’interprétation ne signifie pas pour Luther un effort d’une durée limitée, mais une implication permanente et existentielle. Lire la Bible est pérégrination et cheminement qui doit ouvrir à chaque lecture et à chaque étape de la vie de nouvelles possibilités : «  Nous sommes des mendiants  » dit Luther ; partir pour cent ans dans la recherche fait en effet de tout exégète un mendiant affamé.

Liliane CRÉTÉ


(1) WA 7, 97, cité dans Marc Lienhard, «  Martin Luther, Un temps, une vie, un message  » Genève, Labor et Fides, 1991, p. 328.
(2) Olivier Millet et Philippe de Robert, «  Culture Biblique « , Paris , PUF 2001, p.74.
(3) Luther, «  Epître sur l’art de traduire  » in : Œuvres, t. VI, Genève, Labor et Fides, 1964, p. 195.
(4) Luther, «  Préface au Nouveau Testament « , in : Œuvres, La Pléïade, Paris, Gallimard 1999, p. 1047-48.
(5) Ibid, p. 1050-1052.
(6) Cité dans G. Ebeling, «  Luther, Introduction à une réflexion théologique « , Grève, Labor et Fider, 1983, p. 203

CALVIN exégète de l’Ancien Testament

Calvin fut un excellent hébraïsant et un remarquable exégète, ce que l’on oublie trop souvent. Sa première activité à Genève fut d’ailleurs celle de  » Lecteur en la sainte Ecriture « . L’exégèse de la Bible fut en vérité la tâche principale de son ministère. Pour lui, si nous voulions apprendre qui est Dieu et qui nous sommes, c’était dans l’Ecriture qu’il nous fallait chercher. Mais contrairement aux exégètes juifs et aux exégètes chrétiens d’aujourd’hui, qui contestent fortement cette interprétation, il affirmait que l’Ecriture devait être lue avec l’intention d’y trouver Christ. Dans son commentaire évangélique sur Jean 5, 39, il précise :  » Qui s’écarte de ce but se fatiguera toute sa vie dans l’étude sans jamais parvenir à la connaissance de la vérité « .

Calvin n’a rien innové. Tous les Réformateurs, et les théologiens catholiques avant eux, voyaient dans l’Ancien Testament, les images et l’ombre du Christ, ne faisant en cela que suivre les auteurs des livres du Nouveau Testament qui interprétèrent Jésus par l’Ancien Testament, et l’Ancien Testament par Jésus. Les problèmes soulevés à Genève par les Anabaptistes et autres antinomistes, qui estimaient que le temps de la Loi était passé et rejetaient toute église et toute discipline, l’amenèrent à démontrer que du fait de la rédemption du Christ, la loi et l’Evangile n’étaient plus antithétiques ; il y avait unité entre l’Ancien et le Nouveau Testament dans la mesure où il n’y avait qu’une seule révélation d’un seul Dieu.

Dans l’édition de 1539 de l’Institution Chrétienne, il ajouta un chapitre intitulé  » De la similitude de l’Ancien et du Nouveau Testament « , qu’il développa dans l’édition de 1559 en trois chapitres. Il démontre qu’il y a même substance dans les deux Testaments, que Christ est présent dans l’Ancien, mais  » de loin et dans l’obscurité « , qu’il y a dans l’Ancien Testament vie spirituelle et espérance d’immortalité par adoption, et que l’alliance conclue par Dieu avec les Pères, je reprends le texte de Calvin,  » n’a pas été fondée sur leurs mérites mais sur sa seule miséricorde « . Il affirma par ailleurs que  » l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée « .(1) Si l’on voulait résumer d’une phrase la différence majeure perçue par Calvin entre l’Ancien et le Nouveau Testament, on pourrait dire que l’Ancien Testament nous fait connaître à l’état de promesse ce que le Nouveau Testament nous offre comme réalité présente.

Au Paradis terrestre, Christ était déjà là. Dans son commentaire du Livre de la Genèse, il écrit :  » Au reste, je reçois bien ce que certains Pères ont enseigné, comme St Augustin et Eucherius (2), que l’arbre de vie a été la figure du Christ en tant qu’il est la Parole éternelle de Dieu ; et même un arbre n’a pu être autrement le signe de la vie qu’en le figurant. Car il faut retenir ce qui est écrit au premier chapitre de Saint Jean : que la vie de toutes choses a été enclose en la parole et principalement celle des hommes, qui es conjointe avec la raison et l’intelligence. Adam a donc été averti par ce signe de ne s’attribuer rien comme propre, afin qu’il dépendit totalement du Fils de Dieu et ne cherchât la vie qu’en lui.  » (3)

Particulièrement intéressante est l’analyse qu’il fait des récits de la création d’Adam et d’Eve et de la  » chute « . D’abord, il constate que si Dieu créa l’homme mâle et femelle,  » c’est pour magnifier le lien du mariage, par lequel la société du genre humain est entretenue  » ; ensuite, il démontre que l’homme a été créé par Dieu pour être une créature de compagnie.  » Or le genre humain ne pouvait subsister sans femme « . Bon hébraïsant, il prit littéralement le sens du mot néged, en Gn. 18 (*), qui veut dire à la fois  » contre « ,  » devant « ,  » vis-à-vis  » : il démontre que la femme n’a pas été faite à l’image de l’homme, qu’elle n’a pas été créée que pour peupler le genre humain, ni qu’elle a été donnée à Adam pour  » coucher avec lui « , mais  » afin qu’elle lui fût compagne inséparable de sa vie « . C’est pourquoi  » cette particule ‘devant’ lui importe beaucoup afin que nous sachions que le mariage s’étend à toutes les parties et à tous les usages de la vie « . (4) Fort de cette analyse, Calvin allait disqualifier la sexualité comme cause ou conséquence de la  » chute  » et la réhabiliter en tant que principe créateur voulu par Dieu pour l’homme dès l’origine.

Pour le Réformateur de Genève, le témoignage biblique doit être considéré comme un témoignage à Jésus Christ, et la théologie n’a d’autre but que d’amener le croyant au Messie à travers les récits bibliques. Calvin chercha Jésus Christ partout dans l’Ancien Testament, ne se référant pas seulement aux passages cités par les auteurs du Nouveau Testament, et c’est en critique qu’il commenta les citations utilisées par eux – citations tirées souvent des Septantes – ce qui est le cas des épîtres pauliniennes. Il recourt alors au texte hébreu pour comparer et rectifier le texte grec.

Inutile d’insister sur la rigueur exégétique de Calvin, qui a étudié la Bible sa vie durant, et sur sa parfaite connaissance de l’Ancien Testament. Son œuvre exégétique est immense. Il écrivit des commentaires sur tous les livres du Nouveau Testament, à l’exception de l’Apocalypse, tandis que ses exégèses de l’Ancien testament comportent les commentaires sur les cinq livres du Pentateuque, Josué, les Psaumes et Esaïe. Ont été également conservés ses cours exégétiques sur Jérémie et les Lamentations, les vingt premiers chapitres d’Ezéchiel, Daniel et les douze petits Prophètes. On peut compléter cette liste par des centaines de sermons portant sur des livres entiers ou des chapitres entiers de la Bible.

Avant de mourir, alors qu’il faisait ses adieux aux ministres de Genève, il tint à affirmer :

 » Quant à ma doctrine, j’ay enseigné fidellement, et Dieu m’a faict la grâce d’escrire ce que j’ay faict le plus fidellement qu’il m’a esté possible, et n’ay pas corrompu un seul passage de l’Escriture, ne destourné à mon escient ; et quand j’eusse bien pu amener des sens subtils, si je me fusse estudié à subtilité, j’ay mis tout cela soubs le pied et me suis toujours estudié à simplicité « . (5)

Liliane CRÉTÉ


(1) Institution Chrétienne, Livre II, chap. X, § 2
(2) Eucher de Lyon – mais cette paternité est aujourd’hui contestée.
(3) Commentaires Bibliques, Le Livre de la Genèse, chapitre II, § 9
(4) Ibid, chapitre 1, § 27, ch.II, § 18-19
(5) Cité dans Whilhelm VISCHER,  » Calvin, Exégète de l’Ancien Testament « , ETR , vol. 40, 1965, p. 214
(*) Le seigneur Dieu dit :  » Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. veux lui faire une aide devant lui.  »

ZWINGLI l’exégète

Assez mal connu en France comme théologien, Ulrich Zwingli est totalement ignoré comme exégète. Pourtant ses commentaires bibliques sont très nombreux, ce qui marque l’intérêt qu’il portait à l’exégèse. On sait que très tôt, il avait fait le projet de mettre dans les mains de tous les fidèles une traduction de la Bible en langue alémanique. D’abord, il révisa et adapta en langue alémanique la traduction de Luther du Nouveau Testament ; puis une édition des livres historiques et poétiques, d’après la traduction de Luther ; enfin, il s’attaqua aux livres prophétiques. Et trois ans avant la parution de la célèbre Bible de Wittenberg (1534), Zurich sortait une Bible, magnifique ouvrage typographique illustré en partie par Holbein.

D’autre part, dès 1525 il avait instauré dans le chœur de la cathédrale de Zurich, en remplacement de l’office choral, supprimé en décembre 1524, un cours biblique ouvert aux chanoines, aux membres du clergé et à l’élite de la ville. Ces cours avaient lieu tous les jours, sauf le vendredi. Zwingli, assisté d’un étudiant ou d’un collègue, commentait les textes, utilisant pendant ces leçons tant les versions latine et allemande que les versions hébreu et grecque. On peut s’étonner qu’il utilisât la Vulgate, alors qu’il déclara toujours que seul le texte hébreu permettait de comprendre l’Ancien Testament, ce qui ne l’empêchait pas de louer la fidélité des Septante au texte hébreu. Sans doute cela lui permettait-il de montrer les erreurs de la traduction et justifiait ainsi sa propre exégèse.(1) A ces leçons publiques de textes bibliques fut donné le nom de Propheizei. Ce terme apparaît officiellement en 1935 dans les ordonnances liturgiques mais selon J.V. Pollet, auteur d’un ouvrage savant sur Zwingli et le Zwinglianisme,  » il était sans doute en usage avant cette date « .(2) Précisons que le terme Prophezei était pris dans le sens que lui donne l’apôtre Paul : Prophétiser était pour lui édifier, exhorter, encourager (1Cor. 14, 1-3). L’utilisation de ce terme semble indiquer que l’exégèse des textes se faisait avec l’assistance de l’Esprit Saint. De 1525 à 1531, pas moins de 21 livres de l’Ancien Testament furent étudiés à la cathédrale, en suivant l’ordre chronologique ; le vendredi, jour de marché, le cours était réservé au Nouveau Testament : les Evangiles, Epîtres pauliniennes et la première épître de Jean.

La place prépondérante que Zwingli donna aux livres de l’Ancien Testament au cours de ces leçons publiques et leur utilisation fréquente dans ses traités théologiques montrent l’intérêt qu’il lui portait. Mais il marqua toujours la priorité du Nouveau Testament sur l’ancien : pour Zwingli, on ne devait lire l’Ancien Testament qu’à la lumière du Christ et non l’inverse ; on ne pouvait trouver dans l’Ancien Testament que ce qui était exprimé en Christ. En conséquence, il refusa toujours d’argumenter sur le Nouveau Testament à partir de l’Ancien. L’Ancien Testament joua toutefois un rôle primordial lors des affrontements avec les Anabaptistes.

Les Anabaptistes refusaient non seulement de baptiser les enfants, estimant que le baptême devait répondre à une démarche consciente et explicite de conversion, mais encore, semble-t-il, rejetaient totalement l’Ancien Testament, affirmant que la venue du Christ avait mis fin à la Loi. Pour défendre le baptême des enfants, Zwingli le mit en parallèle avec la circoncision chez les Juifs : le baptême ne pouvait pas sauver mais il était signe et gage d’alliance et il devait être donné aux enfants de parents chrétiens puisque ceux-ci étaient dans l’alliance d’Abraham, ce qui les assurait de leur élection. Notons que, pour Zwingli, la circoncision n’était pas une confirmation de la foi d’Abraham, mais un engagement pour conduire ses enfants vers Dieu et lui être fidèle :  » Notre baptême tend à la même chose que la circoncision autrefois. C’est le signe de l’alliance que Dieu conclut avec nous à travers son fils « .(3) Aucun texte biblique ne parle d’un  » rebaptême « , écrit-il par ailleurs, cela reviendrait à  » recrucifier  » le Christ.

Zwingli affirma qu’en rejetant l’Ancien Testament, les Anabaptistes rejetaient Dieu, qui était le même dans les deux Testaments, et, pour étayer son argumentation sur la nécessité de garder l’Ancien Testament, il s’appuya sur quatre textes du Nouveau Testament : Mt. 22,29 ; Jn 5, 39 ; Ro.15,4 et 1Co. 10, 11, quatre textes dans lesquels Christ fait appel à l’Ancien Testament. La référence à 1 Co. 10, 11,  » Ces évènements leur arrivaient pour servir d’exemple et furent mis par écrit pour nous instruire, nous qui touchons à la fin des temps « (4) , est importante pour comprendre l’utilisation que fait Zwingli de l’Ancien Testament. Dans sa  » préface aux Prophètes  » il cite ce verset et le verset 6, et écrit que tous les évènements de l’Ancien Testament sont symboliques, qu’ils le sont à notre usage et que cela a été écrit pour notre bien. (5)

Il était convaincu que l’ancienne et la nouvelle alliance étaient fondamentalement une, ce qui lui permit d’utiliser également l’Ancien Testament dans sa controverse avec les catholiques (et avec Luther) au sujet de la Cène en la mettant en parallèle avec la Pâque juive :  » Ceci est mon corps  » (Mt. 26, 26) ne devait pas être pris au sens propre, mais figuré, de même que  » ceci est la Pâque  » (Ex 12, 11). Dans son œuvre exégétique, les analogies qui reviennent le plus souvent sont assurément entre la Pâque juive et la Sainte Cène, la circoncision et le baptême, mais ainsi que le souligne Peter Stephens,  » le procédé comparatif est un élément constant dans les écrits de Zwingli, aussi bien dans les commentaires que dans d’autres textes  » (6)

Dans son commentaire sur Esaïe (Apologia complanationis Isaiae), Zwingli fait connaître ses principes exégétiques. Nous savons ainsi qu’il se méfiait de l’allégorie, qu’il jugeait capricieuse, et insistait sur le sens naturel, c’est-à-dire littéral, de l’Ecriture. Zwingli s’efforça toujours aussi d’en saisir le sens moral, convaincu que la Bible avait été écrite pour le bien de l’humanité. Insister sur le sens naturel des Ecritures est en vérité pour lui insister sur le sens moral et sur le sens spirituel. Peter Stephens relève l’importance que prend la question morale dans les exégèses du théologien de Zurich, même s’il n’emploie jamais ce terme. Le sens moral est pour lui l’application du sens naturel à l’auditeur. Zwingli veut que dans la Bible le fidèle trouve enseignement et consolation. Autre principe de l’exégèse zwinglienne : le souci philologique. Il est pour lui primordial de capter la Parole de Dieu dans son expression authentique – d’où l’étude approfondie de l’hébreu qu’il entreprit.

Si Zwingli minimisa l’allégorie, il utilisa abondamment la typologie, cherchant dans les personnages de l’Ancien Testament différents types de figure christique, telles que Noé, Isaac, Joseph et Moïse. Etait-il totalement convaincu du bien fondé de tous les exemples qu’il cite ? On peut se le demander tant certains sont arbitraires. Mais assurément, si l’on cherche bien, avec en tête l’idée de trouver Christ, de nombreux récits et personnages de l’Ancien Testament peuvent avoir une signification dans le Nouveau.

Liliane CRÉTÉ


(1) Les exégèses de Zwingli sur l’Ancien Testament sont publiées dans les livres 13 et 14 de l’édition de ses Opéra, commencée en 1905 par Emil Egli et Georg Finsler.
(2) J.V. Pollet, Huldrych Zwingli et le Zwinglianisme, Paris, Vrin, 1988
(3) Cité dans W. Peter Stephens, Zwingli le Théologien, Genève, Labor et Fides, p. 259
(4) Il s’agit de l’exemple d’Israël au désert.
(5) W. Peter Stephens, op. cit., p. 107
(6) Ibid, p. 92

BONHOEFFER : la création

A l’université de Berlin, lorsque Dietrich Bonhoeffer y faisait ses études, prévalait la méthode historico-critique de la Bible. Cette méthode ne le satisfit pas puisqu’il déclara un jour que la critique historique des textes bibliques n’était que  » poussière et cendre « . Plus tard, il révisa quelque peu son opinion et reconnut que le travail historique sur les textes devait être fait, même si la critique avait peu à dire concernant le message de l’Ecriture. Son ami et biographe Eberhard Bethge raconte qu’il aimait, en parlant de l’exégèse biblique, évoquer l’image de la traversée d’une rivière gelée en sautant d’un caillou à l’autre.(1) Progres-sivement Bonhoeffer se détacha de la méthode historico-critique et dans le séminaire qu’il dirigea à l’université de Berlin, il pratiqua ce qu’on appelait alors l’ » exégèse pneumatique « . Dans l’Ecriture, disait-il, il y a la révélation, parce que Dieu y parle ; certes, c’est indémontrable, mais c’est de là qu’il faut partir. Pendant l’hiver 1932-1933, il donna un cours sur Genèse 1-3. Il appela sa méthode une  » Exégèse théologique  » (autre nom pour l’exégèse pneumatique) : le texte devait être lu moins comme un document du temps passé que comme parole vivante et présente.

Ce cours fut publié sous le titre Création et Chute ; l’édition française date de 1999.(2) Dans son introduction, il déclare :  » Une exégèse théologique va considérer la Bible comme le livre de l’Eglise, et c’est en cette qualité qu’elle va l’interpréter. Sa méthode n’est rien d’autre que cette présupposition et elle consiste à revenir constamment du texte à cette présupposition (le texte devant être analysé au moyen de toutes les techniques de la recherche philologique et historique). Telle est l’objectivité de la méthode de l’exégèse théologique « .

Création et Chute est un petit ouvrage fascinant, très dense du point de vue de la réflexion théologique et du langage. Les thèmes abordés sont naturellement le  » commencement  » et le  » péché  » inséparables dans la pensée de Bonhoeffer ; mais deux autres notions essentielles dans son interprétation sont la  » liberté  » et la  » limite « . Etant donné l’impossibilité de tracer ces notions-clés de l’exégèse du théologien allemand en deux pages, je me propose de vous présenter aujourd’hui  » La Création  » et de traiter  » La Chute  » dans le prochain bulletin.

Prenons pour point de départ Gen. 1, 1-2 :  » Au commencement Dieu créa le ciel et la terre « . Ce qui signifie, explique Bonhoeffer que le créateur (dans sa liberté) a créé la créature. Le rapport entre les deux n’est conditionné que par la liberté, c’est-à-dire qu’il est inconditionnel. Ce qui exclut tout recours à des catégories causales pour la compréhension de la création. Créateur et créature ne peuvent absolument pas être interprétés dans une relation de cause à effet. Il n’y a entre eux ni règle concernant la pensée ni règle concernant l’effet, ni quoi que ce soit d’autre. Entre créateur et créature, il n’y a tout simplement que le néant. On ne saurait donc avancer une nécessité qui aurait dû conduire à l’acte de la création. En somme, rien ne motive la création. C’est de ce néant que sort la création. Mais, ajoute-t-il,  » le néant n’a aucun caractère angoissant pour la première création ; au contraire, c’est la louange éternelle à la gloire du créateur qui a fait le monde à partir de rien. Le monde repose sur le néant, au commencement, et cela ne veut rien dire d’autre que ceci : le monde repose entièrement sur la liberté de Dieu. La créature appartient au créateur qui est libre « . Cela signifie aussi pour Bonhoeffer, que le Dieu du commencement, celui qui a créé dans la liberté, à partir du néant, est le Dieu de la résurrection :  » Dès le commencement, le monde est sous le signe de la résurrection de Christ d’entre les morts. Bien plus, c’est parce que nous avons connaissance de la résurrection que nous connaissons aussi la création par Dieu, au commencement, la création par Dieu à partir du néant. Le Jésus-Christ mort du vendredi saint – et le Seigneur ressuscité du dimanche de Pâque, c’est cela la création à partir du néant, la création à partir du commencement « .(3) C’est seulement à partir du Christ, de sa mort et de sa résurrection, que l’homme peut comprendre ce que veut dire  » création  » et donc ce que nous sommes. Mais d’un autre côté, ajoute Bonhoeffer,  » c’ est par la création que nous connaissons la puissance de sa résurrection car il demeure le maître du néant « . (4)

Si au commencement est Dieu, la créature, l’homme, ne se trouve pas au  » commencement « , à l’origine, ni à la fin. Il est entre. Il est, dit Bonhoeffer, dans  » l’entre-deux terrifiant « .(5) Ce n’est par une question de lieux mais de niveaux. L’homme ne se trouve pas sur le même plan que son origine. Il aimerait se projeter vers le commencement, mais ce commencement n’est pas à sa portée. La place de l’homme est l’ » entre-deux « . Il est libre, mais il lui a été donné une limite qu’il ne peut dépasser sous peine de mourir et cette limite est située au centre.

Examinons son commentaire de Gen 2, 8-17. Bonhoeffer s’interroge d’abord sur la place dans le Jardin de l’arbre de vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car les notions de  » centre « , et de  » limite « , sont essentielles dans sa pensée pour comprendre le péché. A propos de l’arbre de Vie, il écrit :  » La vie qui vient de Dieu est donc au centre, ce qui signifie que Dieu, qui donne la vie, est au centre « . Cette vie, l’homme la reçoit en présence de Dieu, en qualité d’être humain ; il la reçoit  » dans son obéissance, dans son innocence, dans son ignorance, ce qui veut dire qu’il l’a dans la liberté. Le fait que l’être humain vive, c’est quelque chose qui se produit dans l’obé-issance et pour cause de liberté « .(6) Dieu n’a pas interdit à Adam de toucher à l’arbre de vie. Pourquoi voudrait-il y toucher ? Il a en effet la vie.

Il n’en est pas de même de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. De façon magistrale, Bonhoeffer démontre que l’ordre donné à Adam de ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance marque la limite de la liberté de l’homme et renforce son statut de créature.  » Par l’interdiction, Adam est interpellé sur sa liberté et sur sa situation de créature, et cette interdiction se situe dans l’essence de sa propre personne « . Dans le langage imagé de la Bible, le  » mélange singulier  » qui est celui de la liberté et de la condition de créature, s’exprime par le fait que l’arbre interdit est situé au centre :  » La limite de l’être humain est au centre de son existence, dit-il, pas sur ses marges. La limite que l’on cherche sur les marges de l’être humain, c’est la limite de sa nature, de sa technique, de ses possibilités. Mais la limite qui est située au centre, c’est celle de sa réalité, tout simplement celle de son être … Reconnaître la limite au centre entraîne la limitation de toute l’existence, de l’existence humaine dans n’importe quelle attitude. Là où se trouve la limite – l’arbre de la connaissance – là aussi se trouve l’arbre de la vie – c’est-à-dire le Dieu source de vie en personne. Il est à la fois limite et centre de notre existence « . (7)

La grande originalité de sa réflexion est de démontrer que cette  » limite  » doit être comprise comme un  » don  » de Dieu, comme une grâce. Cette limite située au centre de l’être qui définit l’homme dans son rapport à Dieu, est aussi pour le théologien allemand, nous le verrons la prochaine fois, la limite qui définit l’homme par rapport à l’autre homme.

Liliane CRÉTÉ


(1) Eberhard Bethge, Dietrich Bonhoeffer, Pensée, Témoignage, Génève, Labor et Fides, 1969, p. 73.
(2) Dietrich Bonhoeffer, Création et chute, traduction Roland Levet, revue par Hans Christoph Askani, Paris, Les Bergers et les Mages, 1999.
(3) Ibid. p. 32-33.
(4) Ibid. p. 33.
(5) Ibid. p. 29.
(6) Ibid. p. 67.
(7) Ibid. p. 68.

BONHOEFFER : la chute

Nous avons vu la dernière fois l’importance que prenaient les concepts de  » commencement « ,  » d’entre-deux « , de  » centre  » dans l’analyse de Bonhoeffer sur la place donnée respectivement à Dieu, à l’homme, et aux deux arbres particuliers du Jardin : l’arbre de Vie et l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. La grande question qui se pose maintenant, et qui touche à la transgression, est celle du sens théologique qu’il donne au Bien et au mal auquel il préfère les noms hébreux de tov et ra, nous allons voir pourquoi.

 » Bien et mal, tov et ra, écrit-il, ces mots ont ici un sens qui va beaucoup plus loin que les termes de notre vocabulaire. Tov et ra évoquent en somme une ultime division, une ultime ambiguïté dans le monde des humains, division qui va au-delà de la division morale, de sorte que tov pourrait aussi bien signifier à peu près ‘ ce qui apporte de la joie, du plaisir ‘, et ra, ‘ce qui apporte la douleur ‘. Tov et ra sont les concepts qui expriment la plus profonde rupture de l’existence humaine « . (1) Tov et ra ne sont pas en effet des concepts moraux mais existentiels. Et ainsi que le constate Bonhoeffer, ils vont en couple :  » Le tov – ce qui donne de la joie, du plaisir, ce qui est beau – n’existe jamais sans avoir aussi été immergé dans le ra – ce qui donne de la douleur, ce qui est mauvais, ce qui est vil, ce qui est inauthentique. Et, au sens large, il n’est rien de douloureux ou de mauvais qui existe sans cette lueur de joie, de plaisir qui seule fait de la souffrance ce qu’elle est « . (2)

Ainsi, pour lui, le bien est  » anobli  » par la grandeur du mal auquel il s’est arraché tandis que le mal est  » anobli  » par le bien dont il est issu ; c’est pourquoi il peut affirmer :  » Rien de réellement mauvais ne saurait se passer totalement de l’idée du bien « . (3) Seulement lorsque l’homme a perdu son humanité peut-on dire que le mal est absolu ? L’homme est alors malade puisqu’il s’est laissé engloutir, submergé par le mal/malheur. En revanche, Bonhoeffer perçoit l’homme sain comme celui qui au milieu de la douleur  » est porté et nourri par ce qui lui donne du plaisir, dans ce qui lui donne du plaisir, dans le bien par le mal, dans le mal par le bien, c’est un être en division « .

L’interdiction de toucher à l’arbre de la connaissance, la formation d’Eve, et la venue du serpent forment aux yeux de Bonhoeffer un ensemble qu’on ne saurait désunir :  » Tous étaient issus, ensemble, de Dieu le créateur, écrit-il, et pourtant, curieusement, les voici qui vont faire front commun avec l’homme contre le créateur. L’interdiction qu’Adam avait entendue comme une grâce s’est changée en une loi qui provoque la colère chez l’homme et chez Dieu « . Comment cela se fait-il ? Bonhoeffer ne peut que faire un constat : à cette question la Bible ne répond pas, ou elle y répond de façon indirecte et équivoque. Pour lui, en tout cas, il est hors de question de mettre en avant la liberté de l’homme par rapport au bien et au mal dont il aurait fait mauvais usage. La cause est ailleurs.

En Gen. 3, 2-5, le serpent promet à Eve qu’elle ne mourra pas, si elle mange du fruit défendu, mais deviendra comme Dieu ; il lui fait donc croire que la parole de Dieu est mensonge. Mais Adam et Eve ignorent ce qu’est le mensonge. Ils comprennent seulement que la vérité de Dieu montre la limite de l’homme et la vérité du serpent son caractère illimité. La discussion théologique entamée avec le serpent se termine abruptement. Commentant Gen. 3, 4-5, Bonhoeffer écrit :  » Nous nous trouvons ici au point ultime jusqu’où l’auteur biblique mène l’être humain juste avant l’abîme, avant que ne s’ouvre le gouffre inconcevable, infini « . (4) Vient l’acte. Qu’est-il arrivé ?  » Avant tout, ceci : on a pénétré au centre, la limite a été franchie, l’homme est maintenant au centre, il est sans limite. Le fait qu’il soit au centre signifie que désormais, c’est en lui-même qu’il trouve la source de vie et non plus à partir du centre « . (5)

En Gen. 3, 7, apparaît un élément nouveau : la honte.  » Les yeux de tous deux s’ouvrirent ; ils prirent conscience du fait qu’ils étaient nus. Ils se firent des ceintures de feuilles de figuier cousues ensemble « . Le commentaire de Bonhoeffer peut surprendre car, contrairement à l’analyse de la plupart des théologiens protestants, il voit dans la cause de la  » chute  » la sexualité. Ce verset l’amène à se poser un certain nombre de questions : faut-il comprendre qu’il s’agit là de l’origine de la question de l’amour entre l’homme et la femme et que par cet acte libérateur, l’être humain s’est acquis le droit à l’amour et à la création de vie ? La connaissance du bien et du mal est-elle la science nouvelle de l’homme devenu adute ? Ou bien la faute d’Adam fut-elle de ne pas avoir pris aussi du fruit de l’arbre de vie ?  » En tout cela, dit-il, il y a quelque chose d’exact, c’est qu’il s’agit essentiellement ici de la question du sexe « . (6) Néanmoins, le langage qu’il emploie est plus théologique que moral, et sa réponse nous entraîne dans l’inattendu.

 » Pour Adam, qui vit dans l’unité, la connaissance du bien et du mal consiste en cette impossible connaissance de la division, de la déchirure du tout, et l’expression qui englobe cette dualité, c’est le tov et le ra, ce qui dans notre langage se dirait : d’une part, ce qui est source de joie et de plaisir, ce qui est bon, et, d’autre part, ce qui est cause de douleur, ce qui est mauvais. Et c’est précisément le fait que joie/plaisir et bon soient ainsi mêlés qui enlève toute autorité à l’exégèse moralisante. Finalement, dans ce monde déchu et divisé, ce qui apporte plaisir est aussi sérieux que ce qui est ‘bon’, dans la mesure où l’un et l’autre, par la chute, sont sortis de l’unité originelle. L’un comme l’autre ne consistent plus que dans la dualité et ils ne retrouvent plus le chemin de l’unité « . (7) Pour Bonhoeffer qui conçoit la limite humaine comme une grâce de Dieu, l’autre est perçue comme la limite de l’homme. Eve est donnée à Adam comme limite devenue visible, palpable, nommable . Mais maintenant qu’il a franchi la limite, l’homme ne voit plus la limite comme grâce mais comme colère, haine, jalousie de Dieu. De plus, l’homme va maintenant réclamer son droit sur l’autre, déniant, détruisant du même coup le statut d’être créé de l’autre.  » Cette passion maladive d’un être humain vis-à-vis de l’autre trouve son expression originelle dans la sexualité. La sexualité de l’être humain qui franchit sa limite consiste à ne vouloir admettre aucune limite, c’est le désir débridé d’être sans bornes « . (8)

La question éthique n’est pas absente de son commentaire :  » A l’origine, connaître le tov et le ra ce n’est pas connaître les principes éthiques, mais c’est la sexualité, c’est-à-dire la distorsion des relations entre les êtres humains. Et comme l’essence même de la sexualité consiste dans le fait d’être créateur dans l’anéantissement, de même c’est justement dans la procréation qu’est conservé de génération en génération l’obscur mystère de la nature de l’être humain qui est liée au péché originel « . (9)

Comprise comme grâce ou comme don, la limite de l’homme est le contraire du péché. En conséquence, la transgression de cette limite, quelle soit d’ordre sexuel ou non, est bien ce que la Bible et la théologie appellent  » péché « .

Liliane CRÉTÉ


(1) Dietrich Bonhoeffer, Création et chute, traduction Roland Levet, revue par Hans Christoph Askani, Paris, Les Bergers et les Mages, 1999.
(2) Ibid., p. 70.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 89.
(5) Ibid., p. 91.
(6) Ibid., p. 97.
(7) Ibid., p. 97-98.
(8) Ibid., p. 98.
(9) Ibid., p. 100.

CALVIN et les femmes

Avec les Réformateurs, la femme devint la Compagne, l’Aide de l’homme et je serais même tentée de dire qu’elle était un peu sa béquille. Comme Luther, Calvin relut le livre de la Genèse, et sa lecture l’entraîna, lui aussi, dans une toute autre direction que celle prise par les Pères de l’Église, auxquels on doit cette identité féminine dictée par les figures d’Ève ou de Marie. Calvin reconnut pleinement l’égalité de l’homme et de la femme dans la création ; et plus encore que Luther il vanta les joies du mariage.

Prenons son commentaire de Genèse 1, 2 et 3 : Il insiste d’abord sur le fait que Dieu les fit mâle et femelle. « On ne peut donc nier, dit-il, que la femme aussi ne soit créée à l’image de Dieu, bien que ce soit au second degré, d’où il s’ensuit que ce qui a été dit en la création de l’homme appartient aussi au sexe féminin ». C’est clair : pour Calvin, la femme, comme l’homme, est créée à l’image de Dieu. Revirement total, donc, sur les théories scolastiques et surtout sur la théorie de saint Augustin qui estimait que l’homme seul avait été créé à l’image de Dieu.

Si Dieu a fait l’homme « mâle et femelle », dit-il encore, c’est « pour magnifier le lien du mariage par lequel la société du genre humain est entretenue. » Ayant fait cette constatation, il s’emporte avec fougue contre saint Jérôme qui, dit-il « s’efforce de diffamer et de rendre odieux le saint mariage. Que les fidèles apprennent à opposer à de telles suggestions de Satan cette sentence de Dieu par laquelle il ordonne et destine l’homme à vivre en mariage non pas pour sa ruine mais pour son salut » Et ce qui est intéressant dans ce commentaire, c’est que le but du mariage n’est pas pour lui la procréation ; la femme a été « jointe à l’homme pour compagne », ce sont ses propres mots, afin d’aider celui-ci à vivre plus commodément. Et s’il parle de salut, c’est parce que pour lui, le mariage est un « rempart contre la fornication ». Chacun doit avoir sa chacune.

Fin exégète, Calvin était aussi excellent hébraïsant. Ainsi, prenant littéralement le sens du mot neged en Gn 2,18, qui veut dire « devant » et « contre », il démontre que la femme n’a pas été seulement créée pour « peupler le genre humain », ni qu’elle a été donnée à Adam pour « coucher avec lui », mais « afin qu’elle lui fût compagne inséparable de sa vie ! C’est pourquoi cette particule « devant lui » importe beaucoup, afin que nous sachions que le mariage s’étend à toutes les parties et à tous les usages de la vie. »

Cette exégèse l’amène à disqualifier la sexualité comme cause ou conséquence de la « chute » et à la réhabiliter en tant que « principe créateur voulu par Dieu pour l’homme dès l’origine ».

Le mariage lui apparaît donc comme un « ordre de création », antérieur à la chute et devenu d’autant plus nécessaire que le monde désormais est menacé par le péché. Visant l’Église romaine, il affirme par ailleurs que celui qui s’astreint à n’être point marié « s’abuse lui-même car Dieu qui a une fois prononcé qu’il était bon à l’homme d’avoir la femme pour aide fera la punition du mépris de l’ordre qu’il avait mis ».

Dans l’Institution chrétienne, au livre IV, il renchérit sur ce thème : le mariage, proclame-t-il, « est une ordonnance de Dieu bonne et sainte ». Avec une telle exégèse de Genèse 1 et 2, vous ne serez pas étonnés d’apprendre que Calvin et les autres réformateurs furent des marieurs enragés. Ils vantèrent à l’envi la bonté de l’union conjugale réussie, et le chaste Calvin chanta même la bonté de la sexualité.

Le mariage rendait à l’homme pécheur la pureté originelle du sexe et quant à la procréation, elle n’était plus que la conséquence du mariage, non le but. Néanmoins, il ne voulait pas que le lit conjugal fût « profané de lascivité déshonnête ». Oui à la volupté, mais à l’« honneste volupté ». À Strasbourg, il rechercha une épouse ; il la voulait pudique, prévenante, économe, patiente et surtout attentive à sa santé. Pas très romantique. Le 21 juin 1539, il écrivait à un ami : « Je n’ai pas encore trouvé de femmes, et je doute devoir chercher davantage. » Pourtant, deux mois plus tard, il était marié, et bien marié avec une jeune veuve de haute vertu, Idelette de Bure, qui, selon son ami Farel, qui s’en étonna, « était même jolie ».

La Réforme apporta au statut de la femme de grandes améliorations : ainsi, le mariage fut désormais sanctionné par l’État ; ensuite, l’assentiment des parents ne fut plus exigé si la fille avait 18 ans révolus. En ce qui concerne le divorce les femmes, comme les hommes pouvaient l’obtenir lorsqu’il y avait adultère ; en cette matière, disait Calvin, « il y avait égalité des droits puisque « dans la cohabitation du lit », la femme n’est pas plus sujette au mari que le mari à la femme ».

On ne s’étonnera pas d’apprendre que Calvin se montra par ailleurs très conservateur en ce qui concernait la hiérarchie du couple. La femme devait obéissance à l’homme (excepté au lit). Cependant, étant donné que tous deux étaient dépositaires de l’autorité de Dieu, la femme, comme l’homme, était concernée par l’éducation des enfants et des domestiques : à ces derniers, elle devait enseigner l’Évangile et les inciter à la vertu. Il s’opposa à toute violence masculine car de même qu’il redoutait l’autonomie chez la femme, il haïssait la tyrannie chez l’homme. Dans la cité calviniste, « on ne laissait pas la femme sous des mauvais traitements du mari ».

Beaucoup apprirent à lire avec la Bible. Certes, dans la population catholique, il y avait de nombreuses érudites : mais c’était dans les hautes classes de la société où les jeunes filles bénéficiaient de l’enseignement donné à leurs frères. Calvin, et plus encore Théodore de Bèze, s’intéressèrent, eux, à la « ménagère ». D’où ce poème rédigé par Bèze : « Les vertus de la femme fidèle et bonne mesnagère » comme il est escrit aux Proverbes de Salomon, chap XXI, qui devait être chanté sur l’air du psaume XV par les femmes vaquant « joyeusement » à leurs occupations. Il y exalte la bonne épouse, confiante et vertueuse, qui est à ses yeux « plus grand trésor que nulle perle précieuse »

Si longtemps qu’elle durera
Elle luy cherchera son aise
Et si bien se gouvernera
Que jamais ne s’addonera
Et faire rien qui luy desplaise.

Allons, il y avait encore du chemin à faire.


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