Au-delà de l’ADN : Génétique et épigénétique

Michel MORANGE - 23 janvier 2016

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Il serait difficile aujourd’hui, dans une série de conférences sur l’émergence de la nature humaine, de ne pas parler des gènes. Avant de voir ce que les avancées récentes de la génomique nous disent sur le rôle des gènes dans le processus d’hominisation, il est toutefois nécessaire d’abord de s’interroger sur la place qui doit revenir à la génétique dans la compréhension de ce processus. Puis nous irons au-delà des gènes, à travers l’épigénétique, dont nous essaierons de redéfinir le sens. Nous terminerons par des interrogations sur l’avenir génétique de l’être humain.

 

 

Première partie

La place des gènes dans l’explication du « phénomène humain »

 

Les différences entre l’être humain et les animaux qui en sont, anatomiquement et évolutivement, les plus proches, sont connues depuis longtemps, et ont été précisées au cours des siècles : la station verticale, l’utilisation d’outils et d’un langage complexe, la plus grande taille, relative à celle du corps, du cerveau humain et au sein de celui-ci de structures particulières comme les lobes préfrontaux, la très longue phase d’apprentissage nécessaire pour atteindre la maturité, etc. Les sciences cognitives ont récemment montré l’importance de cette capacité humaine à se mettre à la place des autres êtres humains, de deviner leurs pensées et leurs projets, et d’anticiper ainsi leurs comportements.

 

Supposons que, dans quelques années, nous connaissions les variations génétiques qui ont permis l’émergence de certaines de ces caractéristiques, par exemple le développement des lobes préfrontaux. Cette connaissance ne se substituerait en rien à celle du fonctionnement de ces aires cérébrales, et des comportements qu’elles permettent.

 

Prenons un autre exemple beaucoup plus simple. Les spécialistes des primates ont fait remarquer que les êtres humains sont les seuls à avoir les yeux blancs, dans lesquels les vaisseaux sanguins ne sont pas apparents. Les grands singes ont au contraire les yeux rouges, injectés de sang. Ils voient dans cette différence un signe supplémentaire de l’importance des échanges de regards dans l’espèce humaine, un œil au fond blanc faisant mieux ressortir la pupille qui est, d’une certaine manière, le centre du regard. Faisons l’hypothèse, comme précédemment, que les variations génétiques qui ont contribué à la formation d’un œil blanc soient connues. Que nous apprendrait cette connaissance de fondamental sur l’être humain ?

 

La réponse est bien évidemment rien. Elle nous conduit à voir les gènes comme des composants importants des mécanismes qui ont permis l’émergence d’aptitudes proprement humaines, non comme les porteurs de ces aptitudes. N’oublions pas que les enfants « sauvages », qui ont par accident été élevés par des animaux, bien qu’ayant tous les gènes humains, ne parlent ni même ne se tiennent debout !

 

Une métaphore, simple mais instructive, est de comparer l’ensemble des gènes humains à la palette de couleurs dont dispose un peintre. Sans elle, il serait incapable de peindre. Il serait cependant illusoire d’espérer trouver l’explication des peintures que réalise le peintre dans la description de la palette. Les variations génétiques ont ouvert des possibilités à l’évolution humaine. Cette dernière n’était pas contenue dans ces variations.

 

L’évolution humaine a obéi à un scénario que l’on peut qualifier de darwinien : des variations aléatoires de gènes se sont produites qui ont été retenues lorsqu’elles conféraient un avantage aux organismes qui les portaient dans un environnement donné. Plus récemment, les biologistes ont réalisé que des variations dites neutres, ni bénéfiques ni nuisibles, pouvaient néanmoins être retenues « par hasard », en particulier lorsque la population d’organismes est de petite taille.

 

Dans cette perspective darwinienne, que nous dit aujourd’hui la génétique ?

 

Jusqu’aux années 1970, le gène est resté, d’une certaine manière, un objet abstrait. Même si sa nature chimique était connue (ADN), la structure précise des gènes ainsi que leurs mécanismes d’action dans l’organisme étaient ignorés.

 

Les outils de l’ingénierie génétique ont permis, à partir du milieu des années 1970, d’isoler les gènes, de déterminer leur structure (séquence) et de commencer à rechercher leurs mécanismes d’action. Les grands programmes de séquençage des génomes, dont le génome humain, démarrés à la fin des années 1980, ont accéléré le processus. En particulier, la comparaison du génome humain avec celui de ses « cousins », les grands singes, a ouvert la voie à la description de toutes les variations génétiques liées au processus d’hominisation.

 

Que savons-nous aujourd’hui ? Soulignons en préalable qu’il est sans doute aussi important de révéler nos ignorances et les limites de nos connaissances que de faire le tour des connaissances acquises.

 

La première notion à discuter, et à critiquer, est celle de la petite distance génétique qui séparerait l’être humain des chimpanzés. En 1975, Mary-Claire King et Allan Wilson proposent une valeur de 1,5 %, ce qui signifie qu’en moyenne moins d’une base sur cent a été modifiée dans l’ADN lors du processus d’hominisation (il ne faut pas oublier que le génome du chimpanzé a aussi évolué !). Cette valeur est très faible : des organismes qui paraissent identiques peuvent avoir jusqu’à 20 % de différences.

 

Que de conclusions pseudo-philosophiques ont été tirées de cette observation ! Cette valeur constituerait une leçon d’humilité pour les êtres humains si prompts à se croire très différents des autres animaux. Plusieurs considérations amènent cependant à limiter la signification de cette valeur. La première est que les auteurs de cette étude, comme ceux de beaucoup d’autres qui l’ont suivie, ont négligé d’autres modifications du génome, telles les additions ou les disparitions de courtes séquences d’ADN. La « vraie » valeur est probablement proche de 5 %. De manière intéressante, les auteurs de la première observation en tiraient des conclusions diamétralement opposées à celles de leurs successeurs : cette faible valeur montrait simplement qu’ils n’avaient pas comparé les bons gènes puisque l’être humain et le chimpanzé sont « objectivement » très différents. Si l’on avait comparé les gènes impliqués dans la formation du corps, la valeur aurait été certainement plus grande.

 

Mais, plus encore, quelle est la signification exacte de « petit » et « grand » ? 1,5 % pour un génome de 3 milliards de paires de bases comme le génome humain représente 45 millions de changements élémentaires, dont la moitié s’est produite dans le génome humain, ce qui est beaucoup ! En outre, les mutations ne s’ajoutent pas plus que les oranges et les poireaux dans une addition ! C’est pourtant ce que fait cette estimation quantitative.

 

La tentation a été grande de trouver « la » ou « les » quelques mutations qui expliqueraient la genèse de l’être humain. Deux exemples de découvertes de ces soi-disant gènes de l’hominisation montreront l’inanité de cette vision simpliste.

 

• Il y a quelques années, des chercheurs publiaient dans le prestigieux journal Nature leurs résultats montrant la mutation dans le rameau humain d’un gène codant pour une protéine participant à la formation des muscles. Ce gène est spécifiquement exprimé dans les muscles des mâchoires, et la mutation en abolissait l’expression. Rappelant l’observation bien connue que les mâchoires de l’être humain moderne sont moins musclées que celles des préhominiens et des grands singes, les auteurs proposaient un scénario évolutif tout à fait séduisant : il y a environ deux millions d’années, la mutation de ce gène chez les préhominiens a conduit à une diminution de la mâchoire et de la partie basse de la tête. Ce qui a libéré la croissance de la partie haute, du crâne et indirectement du cerveau qu’il abrite. Etait ainsi amorcé le processus de croissance du cerveau caractéristique de la lignée humaine.

 

Aussi séduisant que soit ce scénario, il est tout à fait fantaisiste comme le faisait remarquer l’auteur d’un bref commentaire qui accompagnait la publication de l’article. Le préhominien chez lequel se serait produite la mutation aurait certes eu l’espoir de voir le cerveau de ses lointains descendants grossir. Mais cet espoir compensait mal la difficulté ou l’impossibilité qu’il avait de se nourrir avec une mâchoire brutalement réduite. La difficulté en effet est que, dans un scénario darwinien, une mutation doit être, pour être retenue par l’évolution, avantageuse ou éventuellement neutre, mais certainement pas défavorable pour les organismes chez lesquels elle survient.

 

• Un deuxième exemple, celui du gène FoxP2, a suscité de nombreux travaux. Ce gène a été isolé grâce à l’existence, dans l’espèce humaine, d’une mutation qui provoque, chez les individus qui en sont porteurs, une incapacité à mettre en oeuvre certaines règles de formation des phrases. Ce gène code pour une protéine dont la fonction est de contrôler l’activité d’autres gènes exprimés en particulier dans le cerveau. Le gène FoxP2 a été très conservé dans l’évolution, mais a subi lors du processus d’hominisation deux mutations qui en ont modifié l’activité. De là à faire de lui le gène du langage humain, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi. Les observations ultérieures ont cependant brouillé cette image trop simple. Sa mutation provoque en réalité de multiples modifications anatomiques et fonctionnelles du cerveau qui vont bien au-delà de la simple altération des règles du langage. Il est en outre exprimé dans de nombreux autres organes que le cerveau. Son expression est augmentée dans les aires du cerveau qui contrôlent l’apprentissage du chant chez les oiseaux : si cette observation conforte l’implication de ce gène dans la production de signaux de communication, elle suggère à l’inverse qu’il n’a rien à voir avec les caractéristiques spécifiques du langage humain. D’ailleurs, lorsque l’on remplace le gène FoxP2 de souris par sa forme humaine, les souris ne se mettent pas à parler, mais émettent des cris légèrement différents.

 

Le gène FoxP2 n’est pas le gène dont la mutation aurait conduit automatiquement à ’apparition du langage humain. La formation des langues dans l’espèce humaine a été un processus historique et social. Mais, à l’inverse, il ne faut pas abandonner l’étude de ce gène et de ses fonctions. Ses modifications ont peut-être participé à la mise en place de nouvelles structures cérébrales capables d’être le support de l’expression d’un langage à la structure complexe comme le langage humain.

 

Nous pourrions citer de nombreux autres exemples de ces gènes auxquels on a transitoirement prêté un rôle majeur dans l’émergence de la nature humaine, avant qu’ils se rangent plus discrètement dans le cortège des variations génétiques qui ont peut-être contribué d’une manière modeste et encore inconnue à l’émergence des caractéristiques humaines.

 

Si on prend de la hauteur et que l’on s’intéresse, non plus à des gènes isolés, mais aux groupes de gènes qui ont le plus varié dans l’évolution humaine, on trouve les gènes impliqués dans le métabolisme énergétique, c’est-à-dire l’ensemble des réactions chimiques qui permettent d’extraire de l’énergie des aliments consommés, et les gènes participant à la lutte contre les microbes et autres agents pathogènes. Même si elles ont d’abord surpris, et certainement déçu, ces observations ne sont pas sans intérêt. Depuis longtemps, les anthropologues ont insisté sur l’importance des changements dans l’alimentation qui ont accompagné l’évolution humaine, en particulier mais pas uniquement avec la cuisson des aliments. De plus, le cerveau est un gros consommateur d’énergie, et l’évolution humaine a nécessité un surcroît d’apport alimentaire. De même, l’évolution humaine s’est accompagnée d’importants déplacements à la surface du globe qui ont mis en contact l’être humain avec de nouveaux agents pathogènes.

 

Les premières conclusions de ces travaux sont donc que l’évolution humaine s’est accompagnée de multiples variations génétiques, dont beaucoup ont sans doute joué un rôle dans cette évolution. La compréhension de ce rôle, qui ne saute pas aux yeux, nécessitera de longs travaux et l’abandon de certains préjugés sur « ce qui nous fait humains ».

 

Un aspect des recherches actuelles qui attire beaucoup l’attention, en particulier des médias, même si sa portée est limitée, est de connaître, grâce à la comparaison des séquences génomiques, les relations entre Homo sapiens et les populations de préhominiens qui l’ont précédé, en particulier l’Homme de Néandertal. L’ADN que l’on peut extraire des restes de squelettes de Néanderthaliens est très dégradé, et il a fallu des efforts considérables pour reconstituer la séquence du génome. Le résultat fut surprenant, même si l’on savait déjà que l’Homme de Néandertal et Homo sapiens avaient coexisté à la surface de la Terre. Les deux populations se sont « croisées », et l’Homme de Néandertal a transmis aux populations d’Homo sapiens vivant en dehors de l’Afrique un certain nombre de formes géniques. Une autre population récemment découverte de préhominiens, vivant à la même époque que l’Homme de Néandertal mais sur des territoires différents, a aussi transmis une fraction de ses gènes aux mélanésiens. Beaucoup d’efforts sont aujourd’hui déployés pour définir les caractéristiques humaines que l’apport de ces gènes étrangers a pu modifier.

 

 

Deuxième partie

Au-delà de la génétique : l’épigénétique

 

Il est aujourd’hui de bon ton de proclamer que l’ère de la génétique est révolue, et qu’elle doit laisser la place à l’épigénétique. Une difficulté majeure à apprécier la valeur de ces affirmations est que le terme « épigénétique » a de multiples significations.

 

Aujourd’hui, la majorité des travaux d’épigénétique sont consacrés aux modifications de l’ADN et des protéines qui l’entourent et qui ont pour effet fondamental de modifier l’activité (l’expression) des gènes. Bien que réversibles, ces modifications peuvent être dans certains cas transmises à la descendance. L’environnement physique, comme la température, ou « psychique » comme les comportements des autres organismes, peut modifier ces marques épigénétiques.

 

Un exemple, sans doute le plus étudié et le mieux décrit, est celui des relations entre une mère ratte et ses petits L’absence de soins maternels conduit à une modification des marques épigénétiques chez les souriceaux qui altère leur comportement, les rendant plus sensibles aux stress. Cette altération du comportement perdure à l’âge adulte, et les animaux peuvent la transmettre à leurs descendants. Y a-t-il dans ces observations des évidences pour un scénario évolutif très différent de celui que propose la théorie darwinienne ? Un changement de l’environnement et des comportements modifierait les organismes et leur descendance. La porte serait ainsi ouverte à une orientation par l’être humain de son futur évolutif.

 

L’intérêt pour l’épigénétique trouve très clairement ses racines dans l’espoir d’échapper au déterminisme génétique, et pour l’être humain de prendre en main son destin. Mais les observations faites sur ces modifications épigénétiques sont bien trop rares et préliminaires pour pleinement supporter de tels espoirs. Les modifications de ces marques épigénétiques s’estompent rapidement au cours des générations, et toutes ces modifications ne sont pas adaptatives, bénéfiques. N’oublions pas non lus que sans génétique il n’y aurait pas d’épigénétique, et que les marques épigénétiques ne font que modifier l’activité des gènes, et non la nature de leurs produits. L’épigénétique ne peut remplacer la génétique.

 

Mais il existe un autre sens, plus large et plus vague, de l’épigénétique. On qualifiera d’épigénétique tout phénomène qui n’est pas directement contrôlé par les gènes. Par exemple, les neurobiologistes parlent d’un câblage épigénétique du cerveau car ils savent que l’ensemble des connexions entre cellules nerveuses n’est pas programmé par les gènes, mais résulte en grande partie du fonctionnement même du cerveau. D’où une grande plasticité du système nerveux qui permet de compenser l’altération de certaines aires cérébrales.

 

Parmi les éléments qui ne sont pas contrôlés par les gènes, il y a les conditions dans lesquelles s’exerce l’action de la sélection naturelle. Beaucoup d’organismes, et plus que tout autre l’être humain, modifient le milieu dans lequel ils vivent, leur « niche », et ainsi modifient la manière dont s’exerce la sélection naturelle. Un exemple très simple permet d’illustrer comment le comportement humain peut modifier le processus de sélection qui s’exerce sur lui. Le développement de l’élevage a favorisé les individus capables d’utiliser le lait comme aliment, et en particulier de digérer le principal sucre présent dans le lait, le lactose. Les généticiens ont montré que les formes géniques permettant de métaboliser le lactose à l’état adulte se sont rapidement répandues dans les populations humaines pratiquant l’élevage.

 

La niche que s’est construite l’être humain ne se limite pas à l’alimentation. Porter des lunettes pour corriger une myopie fait partie de la niche : les myopes ne sont plus « contresélectionnés » comme ils l’ont sans doute été dans les premières populations humaines. C’est la culture, prise dans un sens large, transmise de manière non-génétique, qui définit aujourd’hui le milieu auquel l’être humain doit s’adapter.

 

Ce n’est donc plus à la génétique de guider nos comportements. Porter des gènes de résistance à une maladie n’a plus d’importance si cette maladie peut être facilement soignée ou prévenue. L’époque, pas si lointaine, ou tout problème de l’humanité était défini en termes génétiques, et une solution « génétique » proposée, est bien révolue.

 

 

Troisième partie

L’être humain du futur

 

L’être humain continue-t-il à évoluer ? Au milieu du siècle dernier, les biologistes répondaient sans aucune hésitation : oui. La seule question était de savoir comment prendre en main cette évolution.

 

Si l’on pose la même question aujourd’hui, la réponse est plus embarrassée. Rien ne s’oppose en principe à ce que l’évolution par sélection naturelle continue à agir ; mais la question de savoir sur quoi s’opère la sélection est bien plus difficile. Pour mieux comprendre le problème, il faut adopter une autre vision de la sélection naturelle ; abandonner l’idée qu’elle agit à travers une compétition pour une conception plus large : les caractéristiques sélectionnées sont celles des individus qui laissent le plus de descendants viables et capables eux-mêmes de se reproduire. Dans le monde actuel, il n’y a aucun rapport entre le nombre d’enfants et les capacités adaptatives des parents. Le nombre élevé d’enfants observés dans certaines populations humaines est le plus souvent la conséquence de convictions religieuses et/ou de la volonté de ces populations de maintenir leur identité face aux peuples qui les entourent. Un tel phénomène a été observable au Québec dans le passé, et l’est aujourd’hui en Israël ou les juifs religieux et la population palestinienne se livrent à une « guerre des berceaux ». Ces phénomènes locaux ne semblent pas pouvoir orienter la variation génétique de l’humanité dans une direction particulière.

 

Les êtres humains pourraient cependant être les acteurs conscients et volontaires d’une évolution biologique de l’humanité : pour éliminer certaines variations génétiques à l’origine de maladies, ou pour améliorer l’espèce humaine, développer par exemple ses capacités cognitives. De tels projets étaient ceux des eugénistes qui dans la première moitié du XXe siècle, ont focalisé leurs efforts sur la prévention de la reproduction d’individus supposés porteurs de tares transmissibles. La brutalité des mesures de stérilisation forcée qui furent adoptées par de nombreux pays, et la fragilité des connaissances sur lesquelles elles s’appuyaient ont discrédité ces pratiques eugénistes.

 

Mais la question revient aujourd’hui avec la mise au point d’outils permettant de modifier de manière très spécifique, d’« éditer », le génome. Ces outils, dont le plus fameux est le système CRISPR-Cas9, peuvent être utilisés pour inactiver des gènes, introduire de nouveaux gènes, ou remplacer une copie altérée d’un gène par une copie normale. Ils ont été déjà mis en œuvre pour des objectifs thérapeutiques : l’inactivation, dans les cellules immunitaires de personnes contaminées par le virus du SIDA, d’un gène codant pour un récepteur de ce virus rend les cellules de ces patients résistantes au virus, ce qui a des effets bénéfiques. De multiples autres applications sont aujourd’hui mis en œuvre dans le champ de la thérapie génique.

 

L’efficacité et la précision de ces outils rend possible (ou rendra bientôt possible) la modification de la lignée germinale, c’est-à-dire une modification du génome qui concernera, non plus un individu, mais cet individu et toutes les générations qui en seront issues. Les partisans de ces technologies font miroiter l’espoir qu’elles permettront d’éradiquer les maladies génétiques. La réalité est bien plus complexe.

 

Pour la majorité des maladies génétiques, qui sont dites récessives car les deux copies d’un gène doivent être altérées pour que les symptômes de la maladie se manifestent, la correction génétique des individus atteints ne permettrait pas de les faire disparaître : la très grande majorité des « mauvaises » formes géniques est transportée de génération en génération par des individus sains dont on voit mal comment on pourrait modifier leur génome, avec les risques associés à une telle intervention, alors que cette opération ne leur apporterait aucun bénéfice.

 

D’autre part, de nouvelles mutations apparaissent à chaque génération, et une fraction importante des maladies génétiques sont dites « de novo », non héritées et non prévisibles. L’éradication des maladies génétiques est un mythe !

 

Mais surtout, il existe aujourd’hui d’autres méthodes pour éviter la transmission des maladies génétiques : le diagnostic prénatal et l’avortement, ou le diagnostic préimplantatoire avec sélection des embryons. Ces méthodes soulèvent des problèmes éthiques qui ont été beaucoup discutés ces dernières années. L’édition du génome en soulève d’autres, non moins redoutables : toute erreur, tout aléa lors de la correction du génome aura des conséquences, non seulement pour l’individu dans lequel elle se sera produite, mais pour toute sa descendance.

 

Le philosophe Hans Jonas a envisagé dans son ouvrage Le Principe de Responsabilité les formidables problèmes éthiques que peuvent engendrer nos actions quand leurs conséquences concernent, non plus seulement les individus présents, mais aussi les générations futures.

 

Faut-il s’inquiéter de ces nouvelles possibilités expérimentales, et redouter que l’humanité s’engage dans un remodelage génétique de sa propre espèce, en augmentant ses capacités cognitives ou en allongeant sa durée de vie ? La décision d’aller dans ces directions pourrait être prise, non pas de manière universelle, mais par certains groupes d’individus ou par des « Etats voyous » pour des projets bien particuliers.

 

On ne peut exclure de telles possibilités qui créeraient, comme dans le film GATTACA, une hiérarchie entre les êtres humains, entre ceux qui auraient été modifiés et les autres.

 

Il me semble cependant que le risque reste limité dans nos sociétés démocratiques. D’une part, les projets les plus ambitieux, comme d’augmenter les capacités cognitives de l’humanité, sont irréalisables dans l’état actuel des connaissances sur les mécanismes génétiques qui contrôlent la formation du cerveau et le développement de ces capacités.

 

Mais, plus encore, il ne semble pas que de tels projets soient considérés comme prioritaires par les populations humaines. Il n’y a aucun consensus pour aller dans de telles directions. La réalisation de ces projets, que beaucoup appelaient de leurs vœux au milieu du XXe siècle, ne semble plus inscrite sur les agendas de nos contemporains. L’urgence est plutôt de conserver ce qui existe – et que l’usage immodéré des ressources naturelles a mis en péril – que de le transformer pour un futur incertain.

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