QUMRÂN – Un judaïsme aux marges

Christophe BATSCH - 13 décembre 2014

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Pourquoi s’intéresser aux manuscrits de QUMRÂN ? On peut y voir trois bonnes raisons.

 

• D’abord, ils nous ont livré les plus anciens manuscrits de la Bible. Il ne s’agit pas de traductions, en grec, en araméen ou en latin ; il s’agit de textes en hébreu. Cela représente un apport fondamental pour connaître l’histoire de la rédaction du texte biblique et pour l’histoire de sa canonisation.

 

Rappelons simplement qu’avant la découverte des rouleaux de Qumrân, tout ce que nous possédions comme témoignage de l’hébreu dans l’ancien Israël consistait en de courtes inscriptions sur des ostraca, des poteries, des ossuaires, des monnayages et autres fragments. Alors que maintenant nous sommes devant un vaste corpus rédigé, en hébreu et en araméen, entre le IIIe siècle av. J.C. et le Ier siècle apr. J.-C.

 

• Ensuite, dans l’histoire de la pensée et du judaïsme, ces rouleaux contribuent à combler une immense lacune entre la fin de la rédaction de la Bible (à l’époque perse : les chroniques furent écrites vers 330-300) et la mise par écrit de la Mishna (env. 200). Un certain nombre de « pseudépigraphes de l’Ancien Testament », c’està-dire d’écrits juifs anciens non canoniques, avaient également contribué à combler cette lacune ; mais Qumrân, par son abondance, renouvelle complètement la compréhension de ces textes. L’apport est donc considérable pour la connaissance du judaïsme ancien, au moment de la transition entre une pratique centrée sur le temple et les sacrifices vers une nouvelle pratique valorisant le repas du shabat et l’exégèse.

 

• Enfin les textes de Qumrân sont contemporains de la naissance du christianisme. Leur apport est donc non moins considérable pour une meilleure connaissance des milieux et des échanges au sein desquels le christianisme s’est d’abord élaboré.

 

Cela dit, nous examinerons successivement :

• Ce que sont les découvertes de Qumrân

• Ce que l’on sait de cette communauté de Qumrân

• Quel apport représentent pour nous les découvertes de Qumrân, notamment en ce qui concerne l’histoire des textes bibliques ?

 

 

Première partie

LES DECOUVERTES DE QUMRÂN

 

I – Le site de Qumrân et les manuscrits

 

La bibliothèque découverte dans onze grottes alentour du site est indiscutablement liée au site lui-même de Qumrân et à la communauté qui s’y trouvait. C’est la bibliothèque spécifique d’un courant, ou d’un groupe particulier, qu’on a nommé la « Communauté » (en hébreu yahad) et qui se rattache au courant essénien. Les hypothèses contraires (celles de Norman Golb) sont désormais scientifiquement écartées suite aux travaux d’un laboratoire berlinois, dont les résultats furent présentés en 2010.

 

Le site de Qumrân se trouve à proximité de la Mer Morte, qui longe Israël côté est, depuis Jéricho jusqu’à Massada ; le site est proche de Jéricho. Il était connu des orientalistes au moins depuis Ferdinand de Saulcy (1807 – 1880) et son expédition en Terre Sainte de 1850-51.

 

Après la découverte des premiers manuscrits, le site a été fouillé de façon systématique par Roland de Vaux, archéologue de l’Ecole archéologique française de Jérusalem, laquelle est en même temps et sans distinction de personnel, l’Ecole biblique dominicaine. Il a fouillé abondamment le site.

 

A la suite de quoi, il y eut d’innombrables querelles entre les archéologues qui firent les propositions les plus variées sur l’interprétation du site de Qumrân, sur sa nature et sur son usage. Aujourd’hui, voilà à peu près ce que l’on peut dire.

 

Indiscutablement, à l’emplacement de Qumrân, il existait quelque chose depuis longtemps. Qu’est-ce que c’était ? une forteresse ? une villa ? un atelier, pour fabriquer quoi ? On ne sait. Il y avait certainement quelque chose mais la nature exacte en est ignorée.

 

Aux alentours de l’an 100 avant notre ère, la communauté de Qumrân, ou tout au moins son noyau dirigeant, s’installe à cet emplacement. Il est très difficile de déterminer combien de personnes pouvait compter cette communauté. Ce sont des gens très pieux, qui pratiquent des purifications plusieurs fois par jour, dans un bassin avec de l’eau courante, ce qui suppose l’utilisation des ressources hydrauliques de la région. En revanche il faut abandonner complètement la représentation qu’en faisait Roland de Vaux, celle d’un monastère, muni de son réfectoire, de son scriptorium, etc.

 

Ce sont les membres de cette communauté qui ont dissimulé les rouleaux de leur bibliothèque dans les grottes alentour, peu avant l’an 68 de notre ère et le passage de la Xe légion romaine en route pour le siège de Jérusalem (à l’exception du Rouleau de cuivre découvert dans la grotte 3). Voici les principaux « gisements » de manuscrits :

 

• Les 11 grottes autour du site de Qumrân. Cas particuliers : la grotte 1 avec les « grands manuscrits » ; la grotte 4 et l’abondance des écrits ; la grotte 3 et le rouleau de cuivre ;

• Les grottes de Muraba’at avec les archives de la révolte de Bar Kochba ;

• Le site de Massada.

 

 

II – La datation des manuscrits

 

Toutes les méthodes de datation convergent :

 

• Datation paléographique par la connaissance des écritures

• Datation par la méthode du carbone 14

• Datation par étude de l’ADN ancien

• Datation par l’étude des peaux traitées et des cuirs

• Datation par les indices textuels internes et le contexte

 

Il en ressort que la rédaction des manuscrits – ce qui ne veut pas dire leur conception – s’étend du IIe siècle avant au Ier siècle après J.C. : on est donc bien en face d’une expression du courant essénien. Les arguments convaincants des chercheurs de la première génération (tels Dupont-Sommer et d’autres qui se fondaient sur la lecture de Pline, de Flavius Josèphe etc.) impliquent d’admettre une certaine diversité du courant essénien ; la communauté de Qumrân en constituait probablement une dissidence, sinon une scission ou une hérésie minoritaire.

 

 

III – Le contenu de la Bibliothèque de Qumrân et la classification des manuscrits

 

Pour bien comprendre en quoi consiste cette bibliothèque de Qumrân, il faut, au départ, garder à l’esprit :

 

• d’une part, la distinction entre « rouleau » (ou manuscrit) et « écrit » (ou texte) : un même écrit peut avoir été reproduit plusieurs fois dans plusieurs rouleaux distincts.

• d’autre part, le fait que de très nombreux rouleaux sont extrêmement fragmentaires et lacunaires, parfois réduits à quelques mots ou quelques lignes incomplètes.

 

Cela dit, pour présenter une synthèse, disons qu’aujourd’hui on possède environ 900 manuscrits (c’est-à-dire 850 à 900 rouleaux)2 dont certains sont minuscules. On peut les classer en plusieurs catégories :

 

1 – Environ un quart (un peu plus de 200) sont des écrits qu’on appellera « bibliques », c’est à dire des écrits qui contiennent les textes hébraïques de nos bibles. Appellation qui, en réalité, pose une question délicate.

 

En effet, à l’époque, la Bible n’existait pas comme ensemble constitué. Il existait des textes qui seront regroupés plus tard dans la Bible, mais le canon, la notion même de canon, n’avait pas été formulée. C’est donc pour simplifier qu’on appelle ces textes « bibliques ». En fait, il n’y a guère de certitudes sur les textes qui, à Qumrân, avaient un caractère sacré et faisaient autorité.

 

On peut repérer qu’un texte était considéré comme sacré lorsqu’il est commenté : tel texte est cité et on dit : « ce texte signifie que … » ; c’est à dire qu’il fait autorité puisqu’on cherche à en faire l’exégèse. On peut ainsi penser que, parmi les textes faisant autorité, on trouvait la Torah, c’est-à-dire le Pentateuque (sous sa forme actuelle ou pas ? en tous cas avec les cinq livres) ; qu’on y trouvait ensuite un certain nombre de prophètes scripturaires, pas Daniel mais certains des 12, peut-être d’autres ; également un certain nombre de psaumes, parce qu’il est parfois question des écrits de David et quand on en parle, c’est en général aux psaumes que l’on se réfère.

 

Mais il y a une autre difficulté. Compte tenu de ce que le texte de ces écrits « bibliques » n’a pas encore été fixé à la lettre, on est à la fois ébloui de voir qu’il y a une continuité textuelle, une véritable conservation du texte ; mais, en même temps, à la lettre, le texte ne reste pas le même. Il y a une certaine fluidité textuelle (par exemple, dans le rouleau d’Isaïe, le texte du 3e siècle avt. est le même que celui qui figure dans nos bibles actuelles, néanmoins à quelques variantes littérales près).

 

Faut-il donc parler de fluidité canonique (pour autant que l’on puisse employer ce terme contradictoire) ? Question délicate et importante sur laquelle nous aurons à revenir plus largement dans notre dernière partie.

 

Quoi qu’il en soit, nous avons là premier sous-ensemble du corpus qumranien : les textes dits bibliques et para-bibliques.

 

2 – Deuxième sous-ensemble, qui représente à peu près un tiers des manuscrits. Il est constitué d’écrits juifs anciens qui ne sont pas des textes canoniques mais que l’on connaissait déjà. Ils relèvent de la vaste catégorie que l’on désigne aujourd’hui comme apocryphes, par exemple le Livre des Jubilés ou celui d’Hénoch. Ou encore un certain nombre de ces textes, curieusement conservés par les Eglises d’Ethiopie qui les avaient jugé canoniques. Et d’autres encore qu’on avait retrouvés dans la Genizah du Vieux Caire, par exemple le Siracide en hébreu (dans l’Eglise catholique Siracide = Ecclésiastique ; c’est le livre de Ben Sira ; on en avait retrouvé quelques éléments en hébreu dans la Genizah du Vieux Caire). Il y a aussi le Document dit « de Damas », parce qu’il y est question de cette ville : on l’avait aussi trouvé dans la Genizah du Vieux Caire et on ne savait pas qu’en faire. On l’a retrouvé à Qumrân et on s’est aperçu que c’est un des plus longs textes produits par la communauté de Qumrân.

 

3 – Troisième sous-ensemble : toute une série d’écrits anciens qu’on ne connaissait pas, totalement inédits.

 

La plupart ont été regroupés sous l’appellation d’écrits communautaires parce qu’ils présentent un certain nombre de caractéristiques théologiques, mais aussi textuelles qui permettent de les attribuer à un même courant. Par textuelles on entend l’emploi d’un vocabulaire spécifique. Si ce vocabulaire est présent, on considère que ce sont des écrits « communautaires ». S’il n’est pas présent, mais que la théologie ressemble, on se pose la question. S’il n’y a ni l’un ni l’autre (ni vocabulaire ni théologie) on ne peut pas les qualifier d’écrits communautaires.

 

Cette distinction entre les écrits communautaires et les autres est très importante car elle a permis d’essayer au moins de définir ce qu’étaient la pensée et la vision du monde de cette communauté qumranienne. Naturellement, à partir de cette catégorie des écrits communautaires, on s’est efforcé de reconstituer l’histoire de la communauté qui les a produits ; il faut savoir que cela a été l’objet de querelles virulentes au sein du petit monde des « qumranologues ». Qu’est-ce qu’on a pour s’appuyer là-dessus ?

 

Que sont ces écrits communautaires ? On a le document de Damas qui, à la fois, expose les principes théologiques de la Communauté et essaye de raconter son histoire. Les problèmes, avec tous ces documents qui racontent l’histoire de la Communauté, c’est qu’ils utilisent un vocabulaire crypté. S’ils disaient : à l’époque du grand prêtre un tel, nous avons décidé de partir et nous nous sommes réfugiés dans les montagnes de Judée, ce serait clair. Mais le vocabulaire utilisé par les qumraniens est systématiquement crypté par des espèces de sobriquets. Il est question du maître, du prêtre ; le leader de la communauté est appelé le Maître de justice (moreh tsedek) mais qui est-ce ? On ne sait pas. Il est question de l’homme des mensonges, du prêtre impie, de l’exil à Damas, d’autres choses comme cela ; ce sont des images qu’il faudrait déchiffrer pour savoir à qui on a affaire.

 

Vous avez peut-être entendu parler des Kittim ; à plusieurs reprises il est questions dans les manuscrits de Qumrân d’ennemis qui débarquent et qui s’appellent les Kittim. Les Kittim, au sens propre, ce sont les gens de Chypre, ceux qui habitent dans les îles occidentales par rapport à la Judée. Or cela en est venu à désigner tous les gens qui viennent par la mer, donc les Grecs. Mais à l’époque de Qumrân, ce sont plutôt les Romains. On voit comment il faut sans cesse déchiffrer ces sobriquets ou métaphores et ce n’est pas toujours très simple.

 

 

Deuxième partie

HISTOIRE ET VIE DE LA COMMUNAUTE DE QUMRÂN

 

Quoi qu’il en soit de ces problèmes d’interprétation, on peut, pour commencer, situer l’histoire de la communauté de Qumrân dans l’histoire générale des trois grands courants qui vont diviser le judaïsme dans les deux siècles qui précèdent la destruction du temple en l’an 70. On peut ensuite tenter de décrire ce qu’était la vie de cette Communauté.

 

1 – La crise hellénistique, les Maccabées et les grands courants du judaïsme L’apparition du courant essénien

 

Ces grands courants ont été décrits par Flavius Josèphe, au nombre de trois, sous les noms de Pharisiens, Saducéens et Esséniens. Il y ajoute un quatrième courant qu’il dénomme les Zélotes, mais il s’agit d’un courant plutôt politique, des nationalistes en quelque sorte, qui n’ont pas de différences théologiques avec les autres courants.

 

Comment sont apparus ces trois grands courants ? Ils sont nés dans le contexte de ce qu’on appelle la crise hellénistique du deuxième siècle avant notre ère, vers –170. La Judée vient de passer sous la dépendance du royaume hellénistique du nord, la Syrie avec Antioche pour capitale. Un royaume dont les rois sont pris à la gorge par le tribut très élevé qu’ils doivent payer aux Romains. Ils cherchent de l’argent partout.

 

Un de ces rois, Antiochus IV Epiphane (le « révélé »), pense que le meilleur moyen d’en trouver est de piller les temples, car à l’époque les temples jouent le rôle de banques, ils ont des réserves, sans parler de la quantité d’objets sacrés de valeur qui s’y trouvent. Il commence donc à piller le temple de Jérusalem. Puis il décide d’aller un petit peu plus loin.

 

Peut-être à la demande de certains juifs hellénisés, peut-être de son propre chef parce qu’il voulait homogénéiser son royaume, il décide de transformer Jérusalem en une cité grecque, une polis. Ce qui veut dire : on ferme le temple, ou plutôt on en fait un temple de Zeus, on interdit les pratiques juives (circoncision, cashrout, shabat), on installe un gymnase dans Jérusalem. C’est la crise hellénistique. Cette action violente de la part des Grecs suscite une réaction et un soulèvement national et religieux : c’est le célèbre soulèvement des Maccabées. C’est contre cette hellénisation forcée et cette interdiction des pratiques du judaïsme que s’élèvent les Maccabées (vers – 168). Ils mènent leur combat, finissent par remporter la victoire, au point de parvenir à constituer un État judéen indépendant des Grecs.

 

Mais, dans le détail, comment les choses se sont-elles passées ?

 

Les premières mesures prises par Antiochus IV ont été de chasser le grand prêtre en fonction pour en nommer un autre à la place. Or, dans la tradition juive, les grands prêtres exerçaient une fonction héréditaire. Depuis le retour de l’exil, c’était la dynastie des Oniades. Les Grecs chassent le grand prêtre en fonction et nomment n’importe qui à la place ; il y a même un moment où tous les prêtres sont chassés et où il n’y a plus de prêtres à Jérusalem, c’est la vacuité. Et quand les Maccabées prennent le pouvoir – un peu comme Napoléon – au lieu de rappeler la grand prêtre qui avait été chassé, ils se désignent eux-mêmes comme grand prêtre, prenant la place de l’ancienne dynastie des grands prêtres (en –152). On pense que c’est à l’occasion de ce changement que sont apparus un certain nombre des grands courants du judaïsme.

 

Il y a d’abord eu le courant sacerdotal traditionnel, l’aristocratie sacerdotale de Jérusalem, ceux qui ont accepté ce changement de dynastie. Cela aurait donné les sadducéens, c’est-à-dire des gens des grandes familles sacerdotales de toujours, ceux qui conservaient la tradition et ont accepté le bouleversement social que représentait l’arrivée des Maccabées au pontificat. En bref, des gens conservateurs mais prêts à admettre un tel changement.

 

Et puis il y a eu les familles traditionnalistes qui ont refusé et ont vu dans les Maccabées des usurpateurs contre lesquels elles se sont dressées. Ce seraient les esséniens, qui furent amenés à quitter Jérusalem parce qu’ils étaient en désaccord sur la nomination d’un Maccabée comme grand-prêtre. Ils refusaient sa légitimité politique, n’étaient pas disposés à l’accepter. On avait donc là, comme source de ces deux grands courants, les sadducéens et les esséniens, en gros le milieu sacerdotal.

 

Et les pharisiens ? Qui étaient-ils ? On pense qu’ils ne sont pas issus du milieu sacerdotal (même si à terme il y aura des prêtres pharisiens) et qu’ils seraient plutôt issus du milieu des hassidim, c’est à dire les pieux, mentionnés d’ailleurs au début de la révolte des Maccabées : comme ces derniers, les hassidim refusent de suivre l’interdiction des pratiques juives prononcée par les Grecs. Dans un premier temps, ils rejoignent les Maccabées.

 

Mais attaqués par les Grecs alors qu’ils observaient le shabat, ces hassidim trouvaient dans leur piété le motif de ne pas résister ; ils étaient tellement pieux qu’ils ne se défendaient pas, au point qu’ils étaient exterminés. A l’inverse les Maccabées étaient décidés à se défendre si on les attaquait pendant le shabat. Les Hassidim rejoignent alors les troupes maccabéennes et adoptent leur nouvel usage. Mais lorsque que la lutte des Maccabées prend une tournure plus nationaliste et politique que religieuse, et que les Grecs paraissent prêts à faire les concessions nécessaires au retour de la pratique religieuse, ces Hassidim reprennent alors leurs distances avec les Maccabées.

 

Ils formeront le courant pharisien. C’est un courant de réflexion intellectuelle. Ils élaboreront ce qu’ils appellent la « Torah orale » , autrement dit une loi orale, disant comment interpréter les textes sacrés, comment en faire l’exégèse, pour les rendre applicables dans la vie en société.

 

Quant au courant essénien, comme on vient de le dire, il a émergé dans le Ier tiers du IIème siècle avant notre ère, dirigé par un ou plusieurs prêtres. Issus d’anciennes familles sacerdotales. Ces derniers n’acceptent pas l’usurpation par les Maccabées de la fonction de grand prêtre, opposition qui les conduit à quitter Jérusalem.

 

2 – La naissance de la communauté de Qumran

 

Dans ce contexte, la Communauté de Qumran serait elle-même née au sein de ce courant essénien. Un premier personnage qu’on appelle le « Prêtre » aurait entraîné la Communauté. Pour commencer, quittant Jérusalem, ils auraient erré dans un certain nombre de lieux (peut-être sur le plateau d’Ephraïm ou à Damas ?) pour finalement, vers l’an 100 avant notre ère, s’installer à Qumrân.

 

– Une communauté fondés sur la révélation

 

Serait alors apparu, au sein de cette Communauté, un personnage charismatique, appelé le Maître de Justice et porteur d’une révélation. C’est la différence importante entre les esséniens et les autres courants. Pour ces derniers, la prophétie est terminée avec Zacharie et Malachie ; pour le esséniens, au contraire, elle continue : le Maître de Justice est un prophète.

 

Le contenu essentiel de sa prophétie était la prédestination. Dieu, au moment de la création a conçu la totalité de l’histoire qui allait arriver ; idée qui va très loin car c’est aussi la totalité de l’histoire de chaque individu de l’humanité qui a été fixée par Dieu. Il y aura des temps de malheur ; et des temps de bonheur où tout le monde sera pieux et juste. La révélation qumranienne, c’est la connaissance de ces temps. Et ces temps adviendront prochainement.

 

Par la suite, il est possible qu’il y ait eu une scission dans la Communauté, mais on ne peut l’assurer.

 

Probablement, ce courant qumranien constituait-il au sein du judaïsme un courant assez marginal à l’époque de la fin du deuxième Temple.

 

 

3 – La « Règle de la Communauté » – La vie de la Communauté de Qumran.

 

Un des principaux écrits de Qumrân s’appelle la « Règle de la Communauté ». Il énonce un certain nombre de comportements corrects que l’on doit avoir et un certain nombre de principes théologiques, en particulier la fameuse exhortation sur les « Deux Esprits » qui semble mettre en œuvre un dualisme absolu entre les forces du Bien et celles du Mal. De même, d’ailleurs, la « Règle de la guerre », autre écrit de Qumrân, décrit comment la guerre eschatologique se déroulera entre les Fils de Lumière et les Fils des Ténèbres.

 

Indépendamment de son aspect dualiste, cette « Règle de la Communauté » pose un certain nombre de questions, car elle semble ne pouvoir s’appliquer qu’à des communautés ultra-pures, si l’on peut dire, c’est-à-dire d’abord seulement à des hommes, avec des règles extrêmement strictes, notamment du fait que les qumraniens avaient quitté Jérusalem.

 

Car, avec les prêtres de Jérusalem, outre le problème de légitimité déjà mentionné, il y avait des désaccords fondamentaux qui portaient sur les calendriers. Les qumraniens pensaient que le calendrier sacerdotal mis en œuvre à Jérusalem était erroné ; donc que Jérusalem célèbre la fête de Pâques à une date qui n’est pas celle de la vraie fête de Pâques. Ce qui, pour les qumraniens, était inadmissible car on doit célébrer les fêtes ici-bas au même moment où les anges les célèbrent dans les cieux. Il faut une absolue conformité ou, si l’on peut dire, une concordance des temps entre les cieux et ici-bas.

 

Mais, ayant quitté Jérusalem, les gens de Qumrân ne peuvent plus pratiquer les sacrifices. Et du coup ils inventent, en quelque sorte, la substitution du repas au sacrifice. Tous les jours ils vont manger des choses saintes (qodashim) à la table du Maître de la Communauté ; et, pour cela, ii leur faut se mettre dans un état d’extrême pureté. Donc, pratiquement, prendre un bain par jour.

 

Or des règles aussi strictes, telles qu’énoncées dans la « Règle de la Communauté », étaient-elle applicables aux populations esséniennes « ordinaires » vivant en famille dans tel ou tel quartier de Jérusalem, ou dans une autre ville ou village ? Car il existait des quartiers, et même des villages, qui étaient habités par des esséniens, mais des esséniens moins radicaux que ceux la Communauté de Qumrân. A eux pourraient s’appliquer les règles qu’on voit énoncées soit dans le livre d’Hénoch, soit dans le Livre des Jubilés, règles moins exigeantes du point de vue de la pureté quotidienne.

 

Mais cela soulève un autre problème. Le livre des Jubilés est écrit en hébreu ; il se réfère à des périodes et à des temps très précis, c’est une sorte de calendrier universel depuis l’origine du monde jusqu’au retour du Messie. Quant au livre d’Hénoch, qui est beaucoup plus riche en terme de règles, de lois, de « halakha » (le droit religieux juif) etc.. , il est écrit en araméen. Dans quelle mesure un livre écrit en araméen, c’est à dire dans la langue vernaculaire, c’est à dire une langue qui a une autorité très faible, pouvait-il être ou non un livre faisant autorité auprès des communautés juives de l’époque ? C’est une question que l’on n’a pas résolue.

 

 

Troisième partie

LES APPORTS DE LA BIBLIOTHEQUE DE QUMRÂN

 

Ce qui subsiste de cette bibliothèque a profondément renouvelé les réponses que l’on apportait à un certain nombre de questions.

 

Première question : L’histoire textuelle et canonique de la Bible

 

– Avant Qumrân : consensus sur l’existence de trois traditions textuelles

 

La plupart des livres de la Bible offrent, du fait la diversité des manuscrits, des versions suffisamment différentes pour qu’on doive les rattacher à des traditions textuelles distinctes. Avant Qumrân il y avait consensus pour limiter à trois le nombre de ces traditions textuelles bibliques :

 

• La sous-texte hébraïque de la traduction grecque des Septante, entreprise à Alexandrie au IIème siècle avant l’ère commune,

• La Bible hébraïque proto-massorétique ou proto-rabbinique,

• Le Pentateuque samaritain, qui avait bien été écrit à partir d’un sous-texte hébreu, lequel constituait une troisième tradition.

 

Très souvent d’ailleurs on donnait une dimension géographique à ces traditions textuelles (sur lesquelles il restait des variantes). Par exemple le sous-texte de la Septante, c’était la communauté juive d’Alexandrie ; le sous-texte de la version massorétique, c’était la communauté juive de Babylone ; et le sous-texte du samaritain, c’était la communauté juive de la Judée, de Jérusalem.

 

– Les remises en question suite à la découverte de Qumran

 

Survient la découverte de Qumrân. Elle met en cause le consensus sur ces trois traditions. En effet, les spécialistes du texte biblique découvrent non seulement qu’il y a plus de trois traditions, mais aussi que ces trois traditions sont mélangées et qu’il y a des textes qui n’appartiennent à aucune des trois. Autrement dit, une diversité textuelle de la Bible infiniment plus considérable que ce qu’on avait pensé jusque là ; en plus, il était frappant que tous ces textes existent non seulement au même endroit, mais encore au sein d’une même communauté plutôt rigide d’esprit. Cela veut dire que la diversité textuelle de la Bible était largement admise, à une époque où, nous l’avons dit, le canon n’existait pas encore.

 

En outre, on se trouve confronté à cette autre difficulté, déjà mentionnée plus haut, à savoir le problème de la fluidité textuelle, c’est-à-dire de la variabilité des textes.

 

C’est en quelque sorte le « paradoxe canonique de Qumran ». Car il y a, à Qumrân, un nombre important d’écrits dont le caractère d’autorité ne fait pas de doute. Et pourtant ces textes faisant autorité sont d’une fluidité littérale extraordinaire. Une fluidité qu’expliquent d’ailleurs plusieurs facteurs :

 

• Les conditions matérielles de la copie des rouleaux (erreurs ou libertés des scribes)

• La relative liberté de l’orthographe hébraïque et araméenne à cette époque (par exemple : scripta plena ou scripta defectiva)

• La diversité des traditions textuelles (dont les traités Sofrim et Sefer Torah du talmud, consacrés à la manière correcte de recopier la Torah, conservent également la mémoire)

 

Autrement dit, la fluidité exégétique des scribes allait très loin. Les scribes de l’époque n’hésitaient pas à inverser parfois le sens d’un verset. Ils ne sont pas gênés par le fait de ne pas recopier à la lettre près. Ce n’est pas pour eux un problème.

 

En hébreu, en particulier, il y a la différence entre ce que l’on appelle l’écriture défective et l’écriture pleine : certaines voyelles peuvent être marquées ou soulignées par l’usage d’une voyelle-consonne comme le w. Les uns écrivent d’une façon et les autres de l’autre façon, ils n’en sont aucunement gênés. De nos jours cela serait impossible. Il y a même quelque chose de plus : on a l’impression que certains scribes pratiquent l’exégèse dans la copie même. Ils sont prêts à ajouter un mot pour expliquer le sens d’un mot ou même le changer. Cela non plus ne les gêne pas.

 

Jusqu’où va cette fluidité textuelle ? C’est un des grands débats qu’a soulevé la découverte des manuscrits de Qumrân. On a des manuscrits du texte biblique, par exemple la Genèse, très proches de nos textes, et puis on a des manuscrits un peu plus longs ; et de proche en proche ont été créés toute une catégorie de textes qu’on a appelés « les bibles réécrites » (en anglais Rewritten Scriptures) parce qu’on avait affaire à des paraphrases paraissant trop éloignées du texte reçu, du texte canonique. Mais ces textes, précisément, ces rewritten scriptures posent question ; si l’on se re-situe dans une époque où la notion de canon n’existe pas, jusqu’à quel point, aux yeux des contemporains, ces « bibles réécrites », ces paraphrases bibliques, appartenaient–elles au grand ensemble des écrits faisant autorité ? où était la frontière ? à partir de combien de variantes n’était-on plus dans une variation mais dans un autre texte ? C’est un problème classique de philologie mais, dans ce cas particulier, il n’y a guère de critère. Un grand débat se poursuit encore aujourd’hui sur cette question.

 

Enfin, à la même époque, on a le phénomène des targum. C’est une période où les Judéens ne parlent plus l’hébreu (resté la langue sacrée) mais parlent l’araméen, comme tout le Proche-Orient dont c’est la langue vernaculaire. A la synagogue, surtout dans les diasporas ou quand on est loin de Jérusalem, tous les samedis il y a une réunion où on lit la Bible, d’abord en hébreu : personne ne comprend. Aussi, après l’avoir lue en hébreu, on la lit en araméen. Et on a fini par mettre ces lectures araméennes par écrit, ce qui s’appelle un targum, une traduction. Il y en a de plusieurs types.

 

Or ces targum, en général, comportent une paraphrase expansive considérable : on ne se contente pas de traduire, mais on rajoute des explications pour le bon peuple. On a alors ce que les exégètes appellent des textes continués, c’est-à-dire une forme d’exégèse consistant à rajouter les commentaires personnels du scribe traducteur ou à développer le texte initial. Ce sont des paraphrases interprétatives. Comme d’habitude, on ne sait alors pas où fixer la limite des textes faisant autorité.

 

Tout indique ainsi qu’en cette fin de l’époque du deuxième Temple, un lecteur juif des textes de référence (la Torah, les prophètes, les psaumes, etc.) était prêt à accepter une variance littérale du même ordre et de même ampleur que celle que nous acceptons aujourd’hui dans le domaine des traductions.

 

Il faut donc considérer qu’à l’époque de la copie de ces manuscrits (du IIe siècle avant au I er siècle après) on est encore dans le cours d’un processus inachevé des textes faisant autorité. Et probablement aussi de la fixation d’un corpus canonique encore en gestation.

 

– Les textes qui faisaient autorité à Qumrân

 

Néanmoins, comme on l’a vu, on peut essayer de définir le noyau de ce qui faisait autorité à Qumrân. De façon certaine, on peut dire : la Torah, le Pentateuque.

 

Dans un des grands manuscrits de Qumrân qui a aidé à connaître l’histoire de la Communauté – le manuscrit 4QMMT ou « lettre halakhique » – on trouve quelques éléments au sujet de la Loi. Il s’agit probablement d’une lettre adressée par le fondateur de la Communauté aux autorités du Temple pour expliquer les désaccords qu’ils ont en matière de loi juive et pourquoi ils se séparent de Jérusalem. A un moment il écrit : « je reconnais que vous êtes comme nous fidèles aux textes qui nous régissent » ; et il énonce : la Torah, la Loi et les Prophètes (expression relativement ancienne dans le judaïsme) ainsi que les psaumes de David. On peut donc penser qu’il s’agit du Pentateuque, d’un certain nombre de prophètes scripturaires et d’un certain nombre de psaumes. C’est le noyau. De ce côté-là, on est sûr.

 

Mais jusqu’où aller ? Jusqu’où allaient les Livres auxquels on reconnaissait un caractère d’autorité ? Quelle en est la frontière « extérieure » ? On ne le sait pas. Peut-être le livre de Jubilés en faisait-il partie. On parle aussi des Psaumes. Mais à Qumrân, il y a des recueils de psaumes qui excèdent largement les 150 psaumes que nous connaissons (et même pour la Septante, il y en a souvent trois ou quatre en plus). La frontière extérieure est extrêmement difficile à établir.

 

Autrement dit, pour étudier les textes de Qumrân, il faut se situer dans une période antérieure à l’idée même de canon. Dans le judaïsme, c’est à peu près au début du deuxième siècle de notre ère que commence la réflexion sur le canon et, dans le christianisme, à peu près au début du quatrième siècle. Les chrétiens commencent d’ailleurs leur réflexion canonique par le Nouveau Testament. Et quand s’est arrêtée cette réflexion ? plus tard assurément. Dans le judaïsme il y a encore des discussions au troisième siècle pour savoir si l’on fait rentrer dans le canon le Cantique de Cantiques ; et chez les catholiques on peut dire que c’est le concile de Trente qui fixe définitivement le canon, vers le XVIe siècle de notre ère.

 

Deuxième question : la « halakha » (ensemble des normes religieuse juives) ancienne

 

 

Un autre intérêt des manuscrits de Qumran est que pour l’histoire juive il y a une chose qui nous intéresse beaucoup : l’histoire de la « halakha ancienne ». La halakha, c’est la loi juive, c’est à dire la mise en pratique dans la vie quotidienne de principes remontant à la Bible ; c’est très précis, très détaillé ; c’est d’un juridisme pointilleux et cela s’applique, par exemple, au fait de manger casher, au fait d’allumer les bougies dans tel ou tel ordre, etc. On s’est beaucoup intéressé aux origines de cette halakha.

 

Or les qumraniens ont manifestement des désaccords de cette nature avec les autres courants. On a là des éléments de réflexion sur les origines et les sources de la halakha la plus ancienne, éléments qui intéressent les spécialistes.

 

Troisième question : les origines du christianisme

 

Et enfin les textes de Qumrân ont un intérêt pour les origines du christianisme. C’est néanmoins une question délicate. Qumrân est une communauté minoritaire, et peutêtre même marginale, avons-nous dit, au sein du judaïsme de l’époque. Donc on ne peut pas dire que les idées exprimées dans les manuscrits de Qumrân soient des idées répandues à l’époque. Néanmoins, même s’il s’agit d’un courant minoritaire, il s’inscrit dans son époque et les idées qu’il exprime ne peuvent pas être radicalement à contre-courant.

 

Trois points, en particulier, mobilisent beaucoup les qumraniens : l’apocalypse, c’està-dire le pensée de la révélation, la capacité à lire les desseins divins ; l’attente eschatologique imminente, ils attendent la fin des temps dans quarante ans, une génération ou deux, pas de façon mythique ; le messianisme, les écrits de Qumrân manifestant un intérêt considérable pour la venus d’un ou, souvent, plusieurs messies : au minimum deux, celui de la lignée de David (la lignée politique) et celui de la lignée d’Aaron (la lignée sacerdotale). Mais peut-être aussi verront-ils revenir le maître de justice lui-même…

 

Donc un contexte dans lequel on peut mieux imaginer l’émergence d’un courant judéo-chrétien lui aussi apocalyptique, eschatologique et messianique, sans pour autant qu’il soit justifié de rattacher ce christianisme émergent au courant qumranien.

 

 

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