« Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification »
(Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus)
De quoi parle la musique ? À qui parle la musique ?
Selon Wittgenstein le langage parle de quelque chose, en vue de quelque chose.
Pour expliquer l’effet de la grande musique sur nous, musiciens et musicologues proposent des analyses techniques ou des discours sentimentaux sans poser la question du sens du discours musical. La musique s’adresse en nous au point d’articulation entre intellect et sensibilité, à ce lieu problématique où réside l’âme.
La mythologie grecque en a eu l’intuition en faisant des Muses les filles de Zeus et Mnémosyne. Or Mnémosyne, fille d’Ouranos (Le Ciel) et de Gaia (la Terre) incarne l’union de l’intellection et de la sensibilité. Elle est aussi celle qui a donné un nom à chaque chose, créant le langage qui permet aux humains de se représenter le monde. La musique allégorisée par les Muses est donc sœur du langage et tous deux associent l’élément intellectuel et l’élément corporel.
La crise de la musique au XXe siècle est une crise du langage.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, celui qui veut composer est déchiré entre deux héritages inassimilables : d’un côté la musique héritée des siècles antérieurs, puissante, structurée, mais qu’il est sans intérêt de reproduire, de l’autre la musique dite « moderne », créée dans les années 1920 par Schönberg et ses amis, musique de rupture qui semble être un chaos inintelligible.
Pour dépasser cette fracture et refonder une réflexion esthétique, il faut comprendre le geste de Schönberg. Ce geste s’inscrit dans la « crise ontologique » du XXe siècle, la mise en cause radicale des fondements de la pensée et de l’art. Le langage, qui structure toutes les représentations humaines, a été détaché de sa fonction référentielle. Le langage propre à chaque art n’est plus utilisé pour renvoyer (référer) au monde extérieur mais ne renvoie qu’à lui-même et fonctionne à vide. Cette « éviction du référent » se manifeste dans tous les domaines artistiques, dans la poésie comme dans la peinture.
D’autre part les discours esthétiques sur la musique s’appuient sur des ressentis purement subjectifs. Les notions de Beau et de Sublime renvoient à des expériences individuelles incommunicables.
Dans ce chaos, comment créer ? Comment même parler de musique ? Il faut restituer au langage musical sa fonction référentielle et revenir au terrain commun qui permet d’échanger par-delà les impressions subjectives, la Raison.
Cadre général : incomplétude de l’homme et rôle du langage
Pour comprendre le fonctionnement du langage musical, il convient de replacer cette question dans le cadre général de la condition humaine.
À la différence des animaux, « la condition naturelle de l’homme est de ne pas avoir de nature ». Selon Pic de la Mirandole (1463-1494), le créateur a donné à l’homme le libre arbitre pour qu’il puisse se façonner lui-même. Le philosophe Dany Robert Dufour développe cette idée : pour lui, l’être humain, « non fini, à la différence des autres animaux, doit donc se parachever ailleurs que dans la première nature, dans une seconde nature, généralement appelé culture. » (On achève bien les hommes). L’homme est à la recherche perpétuelle d’une image de soi ; il est obligé de se représenter ce qu’il pourrait être. Cette opération passe par le langage, base de toute représentation.
Le langage se structure de façon trinitaire :
- d’un côté, le monde extérieur, l’ensemble des objets auxquels les concepts renvoient ;
- de l’autre, l’attelage signifiant-signifié, le signifiant étant le mot lui-même, le signifié le concept qu’il désigne, lui-même recevant sa substance signifiante du référent auquel il est lié dès son origine.
Une flèche à double sens relie le référent à l’attelage signifiant-signifié, pour rappeler que le référent est l’origine et la fin de toute formulation. Cette association des deux termes a pour lieu spécifique la conscience humaine. Le lieu pertinent de ce qu’on appelle le réel se trouve précisément là.
L’homme qui se crée par le langage n’est plus du monde, il en est exilé, mais son corps reste dans le monde. Cet exil est la clé explicative de toute activité.
Le référent de la musique est le corps humain vivant et se sentant vivre
Le langage musical a un fonctionnement spécifique. En musique, les unités les plus fondamentales sont les notes, qui n’ont en tant que telles aucune signification particulière : en effet un la ou un si ne font pas sens par eux-mêmes, dans la mesure où ils ne renvoient à aucun référent externe repérable.
Les notes ne signifient rien en elles-mêmes ; mais les relations que le musicien établit entre elles créent des séquences que nous pouvons mémoriser. Ces séquences renvoient à des rythmes corporels fondamentaux, celui de la marche et celui de la respiration, et mettent en jeu une grammaire corporelle : élan, tension, suspens, détente.
Prémisses d’une nouvelle esthétique possible
Comment dans ces conditions expliquer l’émotion esthétique ressentie à l’audition d’un morceau ?
On peut considérer que le sujet humain est constitué de sept strates (ou étagements) hiérarchisées : le corps, la sensitivité, l’affectivité, le sens symbolique, l’intellection, la spiritualité et le sens éthique. Chaque étage s’appuie sur les précédents et tous les niveaux s’appuient sur la strate corporelle. Une circulation permanente traverse ces diverses couches.
La musique, en mobilisant le « tambour corporel » – souffle, rythme, mouvement – active ces strates comme un ensemble de tambours accordés, produisant ce qu’on appelle l’émotion esthétique : une harmonisation intérieure qui restaure l’unité entre corps et esprit.
Lien vers la vidéo de la conférence : https://youtu.be/jq5zuWBraU4