Cycle 1996-1997 : La modernité – 6

6) Mort de la morale ?

de Gilles LIPOVETSKY, le 16 décembre 1996

Depuis quelques décennies, on parle souvent de « post-modernité ». On veut ainsi caractériser le nouveau visage des démocraties occidentales et trouver un nom à l’évolution de nos sociétés, marquées au plus profond par deux phénomènes inséparables : la montée de l’individualisme et la crise des grands systèmes de sens.

Nous assistons en effet à l’avènement d’une culture de plus en plus centrée sur l’individu et qui stimule en permanence l’autonomie privée et les valeurs du corps, la consommation et les loisirs, le marché et la compétition. Et en même temps, nous sommes témoins d’une immense faillite des religions laïques de la modernité, que ce soit l’idée de progrès, celle de révolution ou celle de nationalisme. Il y a récession des grands systèmes de sens collectif. Le militantisme politique ou syndical, la grande marche de l’histoire, la patrie, la lutte des classes, le communisme, le tiers-mondisme, tout cela s’est effondré et n’est plus capable de conférer un sens à l’existence. Les gens n’y croient plus, n’y mettent plus aucune passion. L’ère du sens politique a cédé la place à l’ère de la défiance et du scepticisme.

Certes, il reste la religion comme référence majeure, pour tous les croyants. À ceci près que l’Église, en particulier l’Église catholique, n’est plus capable, et de moins en moins, d’imposer un sens univoque, d’imposer une vérité métaphysique ou éthique homogène. La foi religieuse, dans les sociétés modernes, ne meurt pas ; elle s’individualise. Elle se recycle dans la logique même de l’individu. Chacun tend à composer lui-même sa religion, son interprétation de l’Ecriture, sa traduction des valeurs et du sens. En quelques décennies on est entré dans l’époque des religions « à la carte ».

Or paradoxalement, dans ce contexte d’hyper-individualisme et d’éclatement des grands systèmes de sens, on voit aujourd’hui dans nos sociétés monter l’exigence éthique. En moins de dix ans, en tout cas en France, on a basculé dans une société qui invoque les valeurs morales à tout propos, qui exige la transparence, l’honnêteté, la responsabilité, la solidarité, la lutte contre la corruption.

Comment comprendre ce nouveau souffle des valeurs dans une société hyper-individualiste ? Quelle est la signification sociale de ce « réveil éthique » ?

Pour en comprendre le sens il faut, pour commencer, se replacer dans la longue durée de l’histoire, au moins de façon schématique.

Brève histoire de la morale

Nous distinguerons – c’est notre hypothèse – trois phases essentielles dans l’histoire de la morale :

– première phase, la plus longue historiquement. C’est la phase théologique de la morale. À peu près jusqu’au début du 18e siècle, en Europe, la morale est inséparable des commandements de Dieu. C’est par la Bible, et elle seule, que les hommes peuvent connaître la vraie morale. La morale n’apparaît pas comme une sphère indépendante de la religion. Hors de l’Église et de la foi en Dieu, il ne peut y avoir de vertu. Pour la majorité des gens et des penseurs, seuls l’Évangile et la foi en un Dieu justicier, seuls les châtiments de l’au-delà permettent d’assurer efficacement la morale. Mis à part, au 17e siècle, un certain nombre de penseurs, dont des penseurs protestants, c’est le schéma en vigueur dans tous les esprits, avec l’idée qu’il ne peut pas y avoir de société d’athées. Ce serait une société du crime. Cette idée se perpétuera jusque chez Voltaire ou chez Locke : sans un Dieu vengeur et justicier rien ne peut arrêter le vol et le crime; la morale n’est possible que par la croyance en Dieu.

– ce schéma fonctionne en gros jusqu’à la fin du 17e siècle. C’est là que commence la deuxième phase, que l’on pourrait appeler la phase laïque-moraliste des sociétés nées de la modernité. Nous la situons, en gros, de 1700 à 1950.

À partir du siècle des Lumières, les modernes ont cherché à jeter les bases d’une morale indépendante des dogmes religieux et de l’autorité de l’Église. Pour ces penseurs, la morale vient des hommes, de la raison humaine, et c’est tout. On rejette l’idée d’un fondement théologique de la morale. Les principes moraux sont pensés comme des principes strictement rationnels, universels. C’est la constitution de la morale « naturelle ». L’idée est que ce sont les religions qui détournent les hommes de la vraie justice et de la vraie moralité et qu’en réalité, s’il y a plusieurs religions, il n’y a qu’une seule vraie justice et une seule vraie morale, rationnelle, présente en tout homme. Autrement dit la morale est indépendante des confessions théologiques.

On trouve cette idée chez la plupart des penseurs du 18e siècle, de Voltaire à Kant, en passant par Montesquieu, Rousseau etc. L’idée s’impose qu’une vraie morale est possible, même pour les athées ; que la moralité n’a pas besoin des châtiments de l’enfer pour être authentique. L’homme peut accéder à la vertu sans l’aide de Dieu et des dogmes théologiques. Cette idée est à la base de l’enseignement de la morale laïque sous la Troisième République.

Mais le paradoxe est qu’en s’émancipant de l’esprit de religion, le processus de sécularisation que l’on vient d’évoquer a emprunté à la religion une de ses figures essentielles, à savoir la notion de devoir absolu et, pourrait-on dire, une éthique sacrificielle. En effet, partout, ce premier moment de la sécularisation moderne a célébré l’obligation morale illimitée, l’esprit du devoir civique, patriotique, familial, hygiéniste, productiviste… Après le devoir de religion, il y a eu la religion du devoir ; c’est-à-dire le culte laïc de l’abnégation et d’un dévouement sans fin au service de la famille, de la patrie ou de l’histoire.

Donc ces sociétés laïques qui ont inventé les Droits de l’Homme et qui se sont édifiées pour la première fois dans l’histoire à partir des droits de l’individu (liberté, égalité), ces mêmes sociétés ont continué longtemps, en dépit de cette référence fondamentale aux droits de l’homme, à entretenir la rhétorique d’un devoir, devoir rigoriste, sacrificiel et absolu.

– cela étant, notre hypothèse est que nous sommes désormais, disons depuis 1950, dans une troisième phase de l’histoire de la morale, une phase qu’on peut appeler « post-moraliste », qui tout à la fois rompt et en même temps poursuit le processus de sécularisation enclenché depuis le 18e siècle.

Mais, notons-le bien, société « post-moraliste » ne veut pas dire société sans morale (nous y reviendrons longuement). Cela signifie tout simplement une société qui désormais stimule davantage les désirs, le moi, les droits, le bonheur et le bien-être individuel que l’idéal d’abnégation et les obligations des individus. Depuis les années 50 et 60, autrement dit depuis l’émergence de la société de consommation et de bien-être, c’est à dire depuis l’extension à la majorité de la population des effets de la modernité dans les choses (cf. l’introduction de P. Chaunu), nos sociétés ne sont plus dominées par les grands impératifs d’un devoir difficile, sacrificiel même, mais par la préoccupation du bonheur, de la réussite et des droits de l’individu.

Tout cela ainsi décrit, essayons maintenant d’argumenter ces affirmations.

Recul de la notion d’obligation

1 – Là où les choses sont les plus claires, c’est dans la sphère de ce que l’on appelait autrefois la morale individuelle.

Morale individuelle ? Lorsqu’on en parle à des jeunes, ils ne savent même plus ce que cela veut dire. C’est pourtant l’ensemble des devoirs envers soi-même. Traditionnellement c’est la chasteté, la tempérance, l’hygiène, le travail, l’épargne, l’interdiction du suicide. C’était, avec des différences de l’un à l’autre, l’ensemble de toutes ces vertus individuelles que chacun se doit à lui-même.

Or si l’on regarde ce qui se passe dans la société contemporaine, on voit que tous ces impératifs se sont transformés en de simples options. Ce sont des options libres, des droits pour chacun et non plus des devoirs. Ce ne sont plus des obligations.

Exemple : le suicide. Le suicide n’est plus considéré comme un manquement à une obligation morale supérieure mais comme un drame, psychologique et relationnel.

Autre exemple : l’euthanasie. L’euthanasie volontaire tend de plus en plus à apparaître comme un droit des individus, le droit à mourir dans la dignité, droit qui a même été légalisé aux Pays-Bas. Cela ne l’est pas encore dans nos pays car il y a des peurs et des résistances religieuses ou morales, mais on peut penser que c’est une tendance très lourde et on peut parier que l’évolution ira dans ce sens.

Autre exemple encore, dans le domaine de la sexualité. Plus rien, dans nos sociétés, n’est mal en matière sexuelle, dès lors qu’il y a consentement entre adultes. Plus personne, par exemple, ne considère encore la chasteté ou la virginité comme des obligations morales envers soi-même.

2 – Si l’on sort maintenant de la sphère individuelle et si l’on passe à la morale sociale ou collective, on retrouve la même logique. On n’appelle plus les individus à mourir pour la patrie, alors qu’on a enseigné la morale patriotique aux jeunes français jusqu’à la seconde guerre mondiale, avec l’idée qu’il fallait savoir mourir pour l’Alsace et la Lorraine. Le dévouement à la patrie a cessé d’être une valeur enseignée et exaltée. Songeons qu’encore en 1900, un Durkheim considérait le patriotisme comme la première des obligations morales.

Il en va de même pour les morales révolutionnaires, qui ont complètement disparu. Plus personne ne parle ni ne veut se sacrifier pour le communisme et la société sans classes.

Autrement dit, toutes ces éthiques sacrificielles qui appelaient à faire don de soi, pas métaphoriquement mais réellement, pour l’histoire, pour la patrie, et à renoncer à ses désirs au nom d’une certaine idée de soi-même, tout cela est complètement volatilisé.

D’ailleurs, dans la sphère privée, on retrouve cette même tendance. Prenons le rapport à la famille. Certes, tous les sondages montrent que désormais la famille semble à nouveau sacralisée. On ne crie plus avec Gide : « Familles, je vous hais ! ». Mais en même temps on constate que l’on n’a jamais autant divorcé, vécu en union libre, eu des enfants à la demande. Bref, chacun fait ce qu’il veut. Là aussi, il n’y a plus d’obligations. La famille est affective ; elle éclate dès que les individus ne peuvent plus y investir leurs propres désirs et sentiments.

On constate donc bien que le culte du devoir sacrificiel n’est plus nulle part exalté socialement.

Maintien paradoxal de valeurs altruistes

Or, curieusement, dans le même temps, la charité, la téléassistance, les appels à la solidarité envers les pauvres et les malades n’ont jamais eu autant de succès et de surface sociale.

De prime abord ce phénomène apparaît totalement contradictoire avec celui du recul du sens de l’obligation. Et pourtant, en fait, dans nos sociétés, les deux phénomènes se trouvent partiellement réconciliés. Là est le nouveau ; et cette nouveauté s’explique par un certain nombre de spécificités qu’il faut maintenant relever.

– la morale comme spectacle

Si la réconciliation est possible entre les deux phénomènes, c’est d’abord parce que, dans nos sociétés, la morale est recyclée dans les lois du spectacle, du show-business, de la distraction médiatique. Autrefois la morale présentait un visage austère, autoritaire, catégorique. C’était le catéchisme des devoirs, les sermons du prêtre. Aujourd’hui, la morale se combine avec la fête, le rock, les courses de jogging, les stars. On ne culpabilise plus les individus ; on les anime. Et cela dans de vastes kermesses de bienfaisance, telle le téléthon, par exemple. Cette observation n’est en aucune façon une critique. Pas du tout. C’est seulement une constatation qui analyse le changement de registre, de rhétorique, dans le discours moral.

La morale religieuse ou type « Troisième République », la morale rigoriste et laïque, était synonyme de sermon ou de leçon régulière, disciplinaire. La notion de discipline, rappelons-le, était selon Durkheim un des grands critères de l’esprit moral. « Pas de morale sans esprit de discipline » écrit Durkheim, car une morale qui n’est pas régulière n’est plus une morale ; ce n’est qu’une impulsion. À la limite, la morale implique une certaine monotonie (cf. Durkheim : l’Éducation morale).

Au lieu de cela, nous avons maintenant des « coups de cœur », des opérations médiatiques essentiellement ponctuelles, circonstancielles, émotionnelles. Ce qui relevait autrefois de principes internes propres à l’éducation morale, avec un esprit de discipline puisque c’était intériorisé, dépend à-présent de coups médiatiques. Ce sont les médias qui fixent les priorités, qui orchestrent la générosité, qui réussissent – plus ou moins bien selon les cas mais plutôt bien que mal – à mobiliser de façon intermittente la générosité publique. D’où ce paradoxe de l’âge « post-moraliste » ou encore « post-sacrificiel » : plus se manifestent les désirs d’autonomie et d’indépendance individualiste et plus les actions morales de générosité sont impulsées, stimulées par le dehors, c’est-à-dire par les médias. Plus il y a d’exigence de se gouverner soi-même et plus la vie morale est tributaire de messages, d’images, de paroles qui nous viennent de l’extérieur.

Telle est la nouveauté de l’âge « post-moraliste ». Il ne crée pas une conscience régulière, difficile, intériorisée du devoir. Il institue plutôt ce que l’on pourrait appeler, avec le philosophe Jean-Marie Guyot (fin 19e siècle), une morale sans obligation ni sanction, une morale intermittente, qui se manifeste principalement à l’occasion des grandes détresses humanitaires.

– une morale indolore

Mais si la générosité de masse contemporaine n’est pas du tout incompatible ou contradictoire avec l’essor de l’individualisme, c’est aussi parce que, au plus profond, la morale qui désormais nous régit est une morale indolore.

En voilà une preuve : on parle beaucoup de retour de la morale et de la bienfaisance. Mais sait-on ce que les Français donnent pour venir en aide à autrui ? Six fois moins que les mises au loto et au P.M.U ; deux fois moins que les dépenses consacrées aux fleurs et aux plantes vertes ; quatre fois moins que ce qu’ils dépensent pour nourrir leurs chers chiens et chats. Cela remet les choses à leur place.

Lorsqu’on demande de choisir, dans une liste de 17 qualités morales, cinq vertus que l’on souhaiterait voir inculquer en priorité aux jeunes (enquête européenne des années 80), seuls 15% des européens songent à mentionner l’altruisme. L’obligation de secourir autrui est au 14e rang sur les 17, à peu près au même niveau que la patience. Ce n’est certes qu’un sondage ; il ne veut pas dire bien sûr que les gens sont devenus d’affreux égoïstes. Mais il semble vouloir dire que l’altruisme, le souci d’autrui n’est plus une vertu à inculquer aux jeunes de manière systématique. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’y a plus de morale. Mais cela veut dire que la morale qui domine nos sociétés est désormais une morale facile, indolore, non régulière, non impérative et qui surtout n’accepte pas l’idée que l’on puisse se sacrifier pour les autres. On peut les aider, mais pas au-delà d’un certain seuil.

Cela dit, il arrive que l’on parle maintenant de retour du devoir, par exemple envers l’environnement. Mais il est de fait que, pour chacun de nous, la morale envers l’environnement est quelque chose d’extrêmement simple et facile. Elle consiste à acheter des éco-produits, à respecter les espaces verts, à trier ses ordures ménagères, à ne pas jeter ses papiers gras… Bref cela exprime une éthique minimale et indolore qui, de plus, est agréable pour le cadre et la qualité de la vie.

On intervient au Ruanda au nom de la morale humanitaire ; mais on attend le dernier moment, en situation de catastrophe absolue, pour un temps très limité et, surtout, à condition qu’il n’y ait pas de mort de notre côté. Ajoutons que même l’éthique humanitaire n’est pas une éthique sacrificielle. Ce sont des gens admirables, certes, et loin de nous l’idée de les critiquer. Ils se soumettent volontairement au « devoir d’ingérence ». Mais ce dernier n’est pas sur le même plan que celui où se situaient le devoir et l’obligation patriotique.

J’ai parlé dans mon dernier livre de « crépuscule du devoir ». Je ne veux pas dire par là qu’il y ait disparition du devoir et de tout sacrifice individuel. Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Je veux parler plus fondamentalement de la disparition de la rhétorique des devoirs obligatoires, extrêmes et maximalistes et de la consécration corrélative du devoir minimal et libre.

– l’ »éthique » des affaires

On retrouve également cette morale « indolore » dans la nouvelle question de l’éthique des affaires. On voit maintenant les chartes éthiques se multiplier dans les entreprises et, dans les grands groupes, prendre place des responsables de la déontologie, des « Monsieur Éthique », responsables de la rectitude morale de l’entreprise. On voit également apparaître des fondations privées créées par les entreprises pour les chômeurs, les enfants malades, les handicapés… On lance des produits-partage… C’est le thème à la mode de l’entreprise-citoyenne avec ses responsabilités sociales.

Mais qui ne voit que ces opérations ne sont pas désintéressées ? C’est pour la bonne image de l’entreprise, donc pour ses profits, à moyen terme, pour éviter des procès, pour « mobiliser » les salariés, pour promouvoir l’image de la marque. Ce retour de l’éthique n’est pas un retour au moralisme de la deuxième phase dont on a parlé plus haut. Ce retour de l’éthique est bien davantage un moyen économique, un outil inédit de gestion. On peut parler à cet égard d’éthique stratégique de l’entreprise, comme par exemple lorsque Perrier retire toutes ses bouteilles du marché. Il est clair que dans ce geste, au demeurant parfaitement honorable et conforme à l’éthique sanitaire et publique, il y a l’idée que s’il n’était pas fait, l’image de la marque serait détériorée et que par conséquent ce n’est pas un sacrifice pour l’entreprise, mais une manière de gérer son image et donc de conserver sa part du marché.

Pourquoi encore des valeurs altruistes ?

Quoi qu’il en soit, en dépit de cette montée d’une morale indolore, il faut bien constater que le référentiel des valeurs connaît un réel succès dans notre pays. C’est une nouveauté. Il n’y a pas si longtemps encore le discours moral était assimilé à de l’hypocrisie, à du prêchi-prêcha. Encore dans les années 60-70, l’éthique était considérée comme de la fausse conscience, comme une idéologie petite-bourgeoise, mystifiée ou mystificatrice. C’est cela qui a changé en France, en gros depuis les années 80.

Se pose donc inévitablement la question du pourquoi. Pourquoi cette reviviscence du discours et de l’aspiration éthiques ? De nombreux facteurs sont naturellement en jeu, mais ici nous en retiendrons trois.

– les menaces technologiques

Il s’agit des nouvelles menaces engendrées par l’essor des techniques et pour commencer les menaces sur l’environnement. Quand la technique menace la survie de la planète, la défense de la nature devient un objectif prioritaire et la question de notre responsabilité planétaire devient inévitable.

Ensuite les progrès réalisés dans le domaine biomédical : procréation artificielle, ingénierie génétique, greffes d’organes, réanimation, tous ces progrès ont été les leviers du réveil éthique. Ils ont fait vaciller les repères traditionnels de la vie, de la mort et de la filiation. Dans ces conditions il est inévitable qu’on se pose le problème des limites à fixer à notre puissance techno-scientifique. Jusqu’où aller ? Qu’a-t-on le droit de faire ou de ne pas faire ? L’interrogation éthique apparaît essentiellement comme un besoin de limites et de protection de l’homme face aux dangers de la techno-science, devant des questions qui ne s’étaient jamais posées auparavant.

– l’épuisement des grands mythes politiques

Un autre facteur peut être pris en compte. Il s’agit du nouveau contexte économique, idéologique et politique, marqué par la nouvelle pauvreté (n’oublions pas que cette dernière apparaît autour des années 80 – « Restos » du cœur…) mais aussi par l’érosion des grands mythes historiques dont on a parlé en introduction. C’est l’épuisement des grands projets politiques qui a permis de réhabiliter le discours des droits de l’homme et le caritatisme de masse.

Quand les grands bréviaires idéologiques du progrès ou de la révolution sont caducs, il reste l’exigence éthique minimale du secours à autrui, une éthique de l’urgence en faveur des déshérités. C’est donc l’aide humanitaire, les opérations philanthropiques diverses ; quand on ne croit plus aux promesses du politique, au progrès de l’histoire, à l’action de l’État, il reste la morale. Le succès de l’éthique correspond à la déroute des idéologies messianiques et à la faillite des grandes représentations du progrès et de l’histoire.

– la toute-puissance inquiétante du marché

Enfin un troisième facteur – il y en aurait bien d’autres – peut être mentionné. Quand le libéralisme économique a gagné et quand il y a toute-puissance du marché, la nécessité apparaît de fixer des limites, de fixer les règles du jeu de la compétition économique et du rôle de l’argent dans la politique et dans la vie des affaires. C’est quand l’argent et le marché deviennent rois, que monte l’exigence éthique dans nos sociétés. Il apparaît indispensable de fixer des bornes, dès lors que sont bafoués le respect de la vie des personnes et les règles de l’honnêteté professionnelle et publique.

L’éthique des affaires vient en réponse aux mesures de dérégulation du marché des années 80, qui se sont accompagnées de corruption, de pratiques malhonnêtes, de spéculations outrancières et de cynisme économique. Si l’éthique des affaires a sans doute pour rôle, comme on le disait plus haut, de sauver l’image des entreprises, il faut aussi reconnaître que les chartes éthiques des grands groupes ont pour fonction de réhabiliter et de moraliser le marché, c’est-à-dire d’arrêter la spirale d’un individualisme débridé, et pour projet de responsabiliser l’individualisme économique et compétitif.

Prenons le cas des produits-partage, ces produits dont une petite partie de la vente est reversée à une œuvre. Leur essor peut recevoir une double interprétation. Si les entreprises multiplient ces produits on dira que ce n’est pas par philanthropie. Mais c’est précisément aussi qu’un grand nombre d’acheteurs, un sur deux en France, déclarent que la dimension de « sens » et de valeur accolée au produit les incite à l’achat. Et si le thème de l’entreprise « citoyenne » se développe, si les fondations de solidarité se multiplient, c’est aussi que l’engagement pour autrui a un sens pour les salariés, au point que cela peut servir de levier de mobilisation interne dans l’entreprise. Les salariés veulent aussi du sens, pouvoir se regarder dans la glace, se sentir utiles aux autres et à la société. Par exemple en devenant des tuteurs, en participant à des actions de solidarité ou en aidant de jeunes chômeurs.

Le véritable sens du « retour de l’éthique » ou les ambivalences de l’individualisme post-moraliste.

À partir de là on peut faire quelques remarques à propos de la réhabilitation de la référence éthique dans nos sociétés, remarques qui nous conduiront, en conclusion, à une réflexion sur l’individualisme contemporain, que nous avons appelé « post-moraliste ».

Première remarque. La question éthique aujourd’hui n’occupe pas du tout, semble-t-il, la place qui était autrefois celle des grands systèmes de sens, qui avaient pour caractéristique d’accaparer, d’absorber en totalité le sens de la vie. Le rebond des valeurs éthiques de nos jours est réel. Mais il revêt une signification faible, relativement périphérique pour le grand nombre. Nous avons de nouvelles exigences éthiques mais elles n’arrivent pas à constituer une raison de vivre fondamentale, puissante, pour laquelle on est prêt à tout sacrifier, ce qui n’était pas le cas, par exemple pour l’idée de révolution.

Deuxième remarque, qui découle de la première. Le sens de l’existence ne se trouvant plus, pour le plus grand nombre, ni dans le religieux ni dans le politique, ni dans l’éthique, ce qui mobilise de plus en plus nos contemporains, c’est l’accomplissement de leur vie privée et de leur vie professionnelle. C’est sur la famille, les enfants, la santé, les loisirs, la réussite professionnelle que les passions individualistes s’investissent massivement, beaucoup plus que dans l’idéal de vivre pour autrui. Ce qui fait sens pour nous, comme le disait déjà Tocqueville, c’est le bonheur privé, dans ce qu’il appelait la « petite société », et non plus dans les grands idéaux publics ou éthico-religieux. Ce qui fait sens c’est beaucoup plus l’autre intime (les enfants, le conjoint, la famille, les amis…) que l’humanité en général. Il y a comme une « miniaturisation » du sens, une rétraction de son horizon.

Troisième remarque. Quelque limité qu’il soit, le « réveil » de l’éthique permet d’établir néanmoins une image plus complexe, moins stéréotypée de l’individualisme, qu’on assimile trop souvent à l’égoïsme pur et simple. Car enfin, si l’individualisme signifiait la seule passion de l’argent et une stricte auto-absorption en soi-même, comment expliquer l’aspiration collective à la morale ? Comment expliquer que des êtres tournés vers eux seuls puissent encore s’indigner et faire acte de générosité ?

L’intérêt de ce « réveil » éthique est donc bien de nous faire réfléchir sur le sens et la complexité de l’individualisme.

– portée du maintien de valeurs morales

Il n’est pas vrai que notre monde hyper-individualiste soit équivalent au cynisme généralisé, à l’irresponsabilité et à la déchéance de toutes les valeurs. On nous dit : « Tout fout le camp » ; mais en même temps, nous constatons qu’il n’y a jamais eu autant de souci de protection des droits de la personne, avec, par exemple, la vigilance des organisations antiracistes ou encore les mesures prises autour de la « vache folle ». Il n’y a jamais eu autant de souci des enfants (cf. les réactions aux crimes contre les enfants) ou des générations futures (cf. la morale écologiste). L’effacement de la culture sacrificielle et la spirale croissante des droits à une vie libre et indépendante ne conduisent pas, comme on le dit trop souvent, à l’égoïsme forcené et à la dérive de toutes les valeurs.

Le phénomène du bénévolat est exemplaire à cet égard. Il ne cesse de progresser, alors même que les valeurs individualistes se déploient. En France, une personne sur quatre déclare faire du travail bénévole. Il y a environ neuf millions de bénévoles dans ce pays. C’est infiniment plus, évidemment, qu’en 1900, quand on avait une morale catégorique et rigoriste. En Angleterre ou aux États-Unis, de 40 % à 50 % des adultes sont de temps à autre bénévoles. L’essor de l’individualisme post-moraliste coïncide paradoxalement avec davantage de volonté d’entraide et de bénévolat. Au moins dans ce domaine, la liberté arrête la liberté. Le monde de la liberté individuelle, le monde individualiste, ne conduit pas au désordre sans frein des mœurs.

La culture post-moraliste fonctionne en quelque sorte comme un « chaos organisateur », ce qui veut dire que moins de contraintes collectives ou de morale rigoriste s’accompagne de nouvelles exigences morales. Finalement plus d’individualisme semble pouvoir recomposer la valeur et le sens du rapport à l’autre. Autrement dit, s’il est vrai que la culture du sacrifice et du dévouement est disqualifiée, il est clair aussi que l’individualisme ne signifie pas pour autant la disparition de l’esprit de responsabilité et de solidarité. Des phénomènes comme le R.M.I., l’aide humanitaire, les restaurants du cœur, le Téléthon, la lutte contre la corruption en sont la preuve.

Ainsi, la dynamique de l’individualisme ne conduit nullement au nihilisme – c’est du moins ce que nous tentons de montrer. Mais dans le phénomène contemporain de « retour éthique », il y a plusieurs logiques qui se juxtaposent et parfois se mélangent. Tentons de proposer une double antinomie de la culture post-moraliste.

Première antinomie. D’un côté on voit progresser une logique instrumentale. C’est très net dans l’éthique des affaires. Il y a utilisation des valeurs morales à des fins commerciales et, au mieux, cela ne peut correspondre qu’à une éthique de la responsabilité (selon le terme de Max Weber). Mais à l’exact opposé, il y a en même temps une logique éthique catégorique et désintéressée. Elle n’a pas disparu. On la voit à l’œuvre dans des phénomènes très différents comme l’indignation devant les massacres d’innocents, le combat contre les mutilations sexuelles des petites africaines, la réprobation du travail des enfants ; ou encore le refus de commercialiser les organes humains. Tout cela relève d’une éthique de la conviction et non d’un calcul de profits et de pertes.

Deuxième antinomie. On trouve dans nos sociétés une logique du spectacle, qui consomme de l’éthique – le téléthon par exemple -, qui d’ailleurs n’exclut pas le désintéressement, mais qui reste superficielle : on envoie un chèque puis on n’en parle plus. Mais on trouve aussi le contraire : une logique de sens existentiel, chez les bénévoles par exemple ou tout au moins chez certains d’entre eux, tous ceux qui donnent vraiment d’eux-mêmes pour aider et secourir autrui. Là l’éthique se charge d’un sens « lourd », nullement minimal.

C’est cette cohabitation des contraires qui fait la complexité du phénomène éthique aujourd’hui.

– les deux faces de l’individualisme post-moraliste

D’un côté nos sociétés agencent une éthique plus facile, plus superficielle, moins mobilisatrice de soi. Mais d’un autre côté nos sociétés développent une plus grande interrogation éthique, une interrogation plus libre, plus authentique, plus difficile en un sens qu’autrefois, car refusant les dogmatismes et les arguments d’autorité. C’est pour cela qu’on voit se multiplier les comités d’éthique pluralistes et les réflexions déontologiques. Dans les sociétés commandées par l’Église les questions avaient aussitôt une réponse dogmatique. Ce n’est plus aujourd’hui le cas dans les sociétés laïques. C’est aux hommes à fixer leurs règles, le bien et le mal, et cela, manifestement est de plus en plus difficile et sera de plus en plus difficile.

Allons plus loin. D’un côté il y a une pente dangereuse de l’individualisme qui conduit manifestement au chacun pour soi, au culte de la réussite individuelle par tous les moyens, à la négation des valeurs morales dans la délinquance, la corruption, la criminalité. Tous ces phénomènes relèvent de ce que l’on peut appeler un individualisme irresponsable. La culture « post-moraliste » avec sa valorisation de l’argent et de la liberté individuelle encourage ce mouvement vers le « moi d’abord », car elle dissout la force des commandements éthiques inflexibles et en même temps la force des institutions traditionnelles de la socialisation. Cette culture individualiste crée un terrain plus permissif au franchissement des barrières morales. Elle tend à relativiser, à banaliser, à déculpabiliser tout un ensemble de fautes.

Mais de l’autre côté – et on ne le souligne pas suffisamment – il y a une autre pente de l’individualisme qui coïncide précisément avec une demande et un souci éthique, ce que l’on peut appeler un individualisme responsable, dont on a donné de nombreux exemples au cours de cet exposé.

Autrement dit, en schématisant, nous voyons deux individualismes. Partout, dans la culture « post-sacrificielle », l’individualisme se développe en prenant deux formes radicalement opposées. D’un côté, plus de recherche des limites légitimes à fixer à la liberté de chacun : les gens cherchent à mettre des limites à leurs droits. C’est l’individualisme responsable. Mais, de l’autre côté, plus d’oubli ou de négation des droits des autres, plus de « après moi le déluge ». C’est l’individualisme irresponsable. La société post-moraliste produit plus d’individualisme responsable, mais aussi plus d’individualisme irresponsable, autrement dit plus d’autonomie raisonnable, mais aussi plus d’autonomie débridée ou sans règles.

Dans ce contexte, ce qui fait sens aujourd’hui ce ne sont plus les grands projets ni les grands sacrifices. Ce qui peut faire sens c’est le progrès de la responsabilisation humaine ou encore l’entreprise de faire reculer l’individualisme irresponsable. Faire gagner l’individualisme responsable, faire reculer l’individualisme irresponsable, voilà un but, un sens que chacun d’entre nous peut se fixer et reconnaître. Ce n’est certes pas un sens grandiose et héroïque mais ce ne serait déjà pas si mal si l’on pouvait y parvenir.

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Église réformée d’Auteuil, 53 Rue Erlanger 75016 PARIS
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