Cycle 2000-2001 : Conclusion

L’humanisme

Comment tenter une synthèse des divers textes que l’on vient de lire ? De prime abord, l’humanisme y apparaît comme une réalité extrêmement diverse. Pour ordonner ces multiples aspects, partons de la démarche historique suivie par Pierre-Henri Tavoillot.

Au XVIème siècle, c’est l’éclosion foisonnante de la Renaissance. L’humanisme ne s’y présente pas seulement comme un retour aux sources antiques ; il s’affirme aussi comme un mouvement de contestation de l’autorité. Rejetant l’autorité cléricale, se fondant sur des textes retrouvés, les humanistes ont voulu juger par eux-mêmes. Prise d’indépendance qui, avec le temps, allait devenir la revendication plus large d’un autonomie de jugement fondée sur la raison ; et aussi revendication de la liberté de conscience. Finalement, au siècle des Lumières, la philosophie humaniste affirmera l’entière autonomie du sujet, et placera l’homme au centre de toutes ses préoccupations, lui accordant toute confiance quant à ses capacités de progrès.

Cet aspect de l’humanisme, chacun à leur manière, nos conférenciers l’ont confirmé. Il est donc utile, pour commencer, de résumer leurs positions.

– Pierre-Henri Tavoillot, dans une présentation générale de l’humanisme, définit ce dernier comme une philosophie qui place l’homme au-dessus de tout. Kant en exprime en quelque sorte l’achèvement, lorsqu’il considère la question « Qu’est-ce qu l’homme ? » comme la question centrale de toute la philosophie. Mais, déjà, Descartes, dans son célèbre Cogito ergo sum, avait placé au point de départ de toute réflexion et de toute connaissance le fait même qu’il pense, et donc qu’il est ; et affirmé par ailleurs que seul est vrai ce qu’il reconnaît comme évidemment être tel.

– Claude Birman (L’humanisme et la pensée juive) se situe dans une optique un peu différente. Pour lui, sans que ce soit à proprement parler une définition de l’humanisme, l’homme, en tant qu’homme, se définit par la succession des générations, donc par une mémoire, donc par une parole, c’est-à-dire, finalement, par un sens. En cela, l’homme est plus que lui-même.

– Pour Paul Valadier (L’humanisme vu par un catholique), l’humanisme est une conception des choses, une philosophie, qui fait de la réalité humaine, saisie dans toutes ses dimensions – non seulement l’homme isolé, mais aussi l’homme dans ses relations à l’autre et dans ses relations au cosmos – une valeur centrale et même une valeur absolue.

– Bernard Reymond (La Réforme face à l’humanisme) exprime une vision de l’homme qui est celle d’un être conscient de ses responsabilités, objet d’une vocation qui l’incite à mener une vie vraiment digne de ce nom, dans le souci que la société devienne vivable pour chacun.

– Pour Bertrand Vergely (L’orthodoxie et l’humanisme), l’homme, fondamentalement libre, n’est pas seul. De toute éternité voulu par Dieu, il est au centre de la création.

– Tariq Ramadan (Quel humanisme pour l’Islam ?) nous dit que l’humanisme, c’est mettre l’humain au cœur de la préoccupation de l’homme.

– Joël Roman enfin (L’humanisme peut-il être athée ?) donne comme principe de l’humanisme la reprise de l’antique affirmation de Protagoras : l’homme est la mesure de toutes choses.

Humanisme et religion : conflit ou convergence ?

Mais l’homme au centre de toutes choses, l’homme mesure de toutes choses, cela allait-il tellement de soi ? notamment au regard de la religion ?

Tous nos conférenciers ont posé cette question. Ils ont rappelé l’existence historique d’un conflit, souvent polémique et parfois violent, entre humanisme et religion. Comme l’a noté Joël Roman, si la proposition centrale de tout humanisme est l’idée que l’homme est la mesure de toutes choses, c’est là une proposition qui, prise à la lettre, est évidemment incompatible avec quelque point de vue religieux que ce soit. Car mettre l’homme au centre de toutes préoccupations et au point de départ de toute réflexion, c’est le considérer comme une référence absolue, comme la valeur fondamentale dont toutes les autres découlent. Sans qu’il y ait là, à proprement parler, une affirmation d’athéisme, c’est une affirmation de la primauté de l’homme qui entraîne inévitablement comme une « secondarisation » du point de vue religieux. Alors que, précisément, toute perspective religieuse, et notamment celle des grandes religions monothéistes, met Dieu à l’origine et au centre de toutes choses. Elle en fait la référence absolue, transcendante, au delà du monde sensible. Créateur de l’univers, Dieu est maître des choses, des êtres et des hommes dont il commande le destin. Dans une telle perspective, l’homme est toujours mesuré par rapport à Dieu, ce qui est, finalement, toujours une façon de relativiser l’homme.

Autrement dit, ce qui est absolu pour l’un devient relatif pour l’autre, et réciproquement. A s’en tenir à cette opposition, religion et humanisme s’excluraient donc mutuellement. D’où ce conflit, né en même temps que l’humanisme et qui a perduré jusqu’à nos jours.

Ajoutons que, si l’on envisage plus particulièrement le christianisme, ce dernier, selon la doctrine du péché originel, décrit l’homme comme fondamentalement en rupture avec Dieu et considère que, seule, la reconnaissance de sa culpabilité, la renonciation à soi-même, l’abaissement de son ego, lui ouvre la voie d’un salut que, de toutes façons d’ailleurs, il n’a pas mérité. Démarche d’humiliation qui paraît radicalement opposée à la confiance que l’humanisme place en l’homme. Cela ne pouvait qu’aviver le conflit (cf. sur ce point l’exposé du Père Valadier).

Or ce conflit, ou plutôt cette opposition entre humanisme et religion, plusieurs de nos conférenciers l’ont récusée, de diverses manières. Certes, tous adoptent, comme on vient de le rappeler, une définition de l’humanisme qui fait de l’homme une valeur centrale. Mais plusieurs d’entre eux tentent de surmonter l’opposition en posant l’existence d’une sorte de lien substantiel entre Dieu et l’homme et en remplaçant ainsi par une forme de « connivence » ce qui paraissait de prime abord être une « concurrence« .

Pour Paul Valadier, il faut accorder tout leur poids à trois grands thèmes de la Révélation chrétienne. Celui de l’incarnation, qui nous dit que Dieu s’est fait homme, qu’il s’est donc rapproché de l’homme par amour pour lui et a voulu faire corps avec sa créature ; le thème ensuite de l’homme créé à l’image de Dieu, qui implique comme une sorte de « co-naturalité » entre l’homme et Dieu, à l’opposé de toute idée d’éloignement ; le thème, enfin, de l’Alliance proposée par Dieu à l’homme, par deux fois, alliance à laquelle l’homme est appelé à répondre en toute liberté et toute responsabilité. Rien, dans tout cela, n’implique un abaissement ni une humiliation de l’homme.

Pour Bertrand Vergely, on l’a dit, l’homme, fondamentalement, n’est pas seul. Voulu par Dieu de toute éternité, il est inscrit dans le plan de Dieu. Il n’est pas un accident de l’univers. L’homme fait partie de Dieu et Dieu fait partie de l’homme. Dieu ne peut se passer de l’homme. Il ne saurait y avoir d’opposition. Tout appelle à la grandeur de l’homme.

Pour Tariq Ramadan, quelqu’au-dessus de l’homme que soit Dieu, l’élément premier constitutif de l’homme est l’élan de la foi, l’aspiration vers le transcendant. Dieu est originellement présent au cœur de l’homme, du moment même de la création, et tout appelle l’homme à reconnaître cette présence. Position qui peut faire penser à celle de saint Augustin : « c’est au fond de toi-même que tu trouves Dieu« (1).

Claude Birman, on l’a vu, s’est situé dans une optique un peu différente. Parce qu’il se définit par la succession des générations, l’homme est le maillon d’une chaîne, à la fois singulier et indispensable en tant que maillon, mais qui, en même temps, transcende sa singularité, car la chaîne, par la mémoire, est toute entière en chacun de ses maillons. La succession des générations arrache ainsi l’homme à l’insignifiance de son existence personnelle et confère à cette dernière une dimension unique qui le dépasse. L’homme est plus que lui-même. Cette aptitude à dépasser son individualité est proprement transcendante ; c’est ce que la tradition appelle être à l’image de Dieu. Dire que l’homme se définit par la succession des générations, c’est donc à la fois parler en termes humanistes et, en même temps, indiquer que l’humanisme n’est possible que par une certaine aptitude à la transcendance. Ce qui, d’une certaine manière, est rejeter toute antinomie entre humanisme et religion.

Quant à Bernard Reymond, il s’est situé sur un plan plus historique. S’agissant plus particulièrement de la Réforme, on ne peut, nous dit-il, ramener le problème des relations entre Réforme et humanisme au conflit bien connu qui opposa vivement Erasme et Luther à propos du libre-arbitre ; ni postuler sans nuances que l’humanisme met l’homme seul au centre de toute sa préoccupation, tandis que la Réforme accorderait toute cette place à Dieu. En fait tous les réformateurs n’ont pas suivi Luther et les convergences entre Réforme et humanisme furent nombreuses. D’un autre côté, il y a eu incontestablement une dimension religieuse de l’humanisme, notamment en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Dans les pays touchés par la Réforme, l’humanisme ne fut pas toujours en opposition frontale avec la religion.

Humanisme et modernité. L’ébranlement de la pensée traditionnelle.

Si de telles convergences sont possibles, comment expliquer alors la profondeur du conflit qui a marqué, surtout en France , les rapports entre humanisme et religion ? comment rendre compte de sa durée, de sa dureté ? Il faut ici élargir notre horizon et replacer l’humanisme dans le cadre plus vaste du développement de la modernité(2).

Cette dernière comprend de multiples composantes et, sans aucun doute, l’humanisme, c’est-à-dire l’affirmation de l’autonomie du sujet, en est une composante majeure. Mais la modernité a comporté une autre composante non moins essentielle qui est le bouleversement progressif des connaissances, découlant lui-même du progrès dans l’approche scientifique des réalités.

Or ce bouleversement des connaissances remit progressivement en question toute une vision du monde remontant à l’Antiquité et sur laquelle s’étaient construites les religions. Rappelons par exemple que, pour l’essentiel, la dogmatique chrétienne est fixée avec les grands conciles des IVème et Vème siècles. De sorte que si, à partir du XVIème siècle, le progrès des sciences put se poursuivre parallèlement au développement de l’humanisme et sans conflit avec lui (au 20ème siècle les choses se présentent différemment), il fut en revanche souvent contesté par les autorités religieuses, d’où le conflit bien connu entre modernité et religion qui englobait le conflit entre humanisme et religion.

On peut ici parler d’un absolutisme dogmatique des Eglises. Elle prétendaient (pour certaines, elles prétendent toujours – cf. tous les fondamentalismes et intégrismes de nos jours) détenir la Vérité, non seulement la vérité spirituelle, mais la vérité dans la connaissance objective du monde, organisée selon une pensée théologique qui mettait précisément la théologie au sommet de la pyramide des savoirs. En face s’élabora une pensée moderne, dominée par le progrès des connaissances scientifiques et qui impliquait que soit reconnue l’autonomie des connaissances et admise, en conséquence, la laïcisation du savoir. Ce fut tout un ébranlement dont nous pouvons reprendre les principaux aspects(3) :

1 – Les remises en cause commencèrent par un décentrement du monde. Selon la symbolique de l’Antiquité, reprise par la Chrétienté, la terre, comme l’homme, étaient au centre de l’univers. Avec les grandes découvertes (Christophe Colomb – 1492 – Magellan etc.), avec Copernic (1543) et Galilée (1600), cette vision s’effondre. Ce ne fut pas sans résistances ni douleurs: Giordano Bruno est brûlé, Galilée condamné.

2 – Beaucoup plus profonde fut cette autre remise en cause, qui affirmait l’indépendance d’une nature fonctionnant selon ses propres lois. Galilée déclare que la nature est écrite en langage mathématique. Kepler découvre les lois du mouvement des planètes. Newton énonce celles du mouvement des corps de l’univers. Progressivement, grâce à l’invention et au perfectionnement de ce que Pierre Chaunu appelle les « multiplicateurs sensoriels » (la lunette astronomique, le microscope, le télescope, …) on découvre des réalités jusqu’alors inconnues et on observe, par l’expérimentation, que ces réalités sont soumises à des lois qui leur sont propres. De telle lois sont d’abord jugées être l’expression même de la volonté divine et de l’acte créateur (Kepler, Newton). Jusqu’au jour où Laplace, interrogé par Napoléon sur la place de Dieu dans son Système du monde, répondit; « je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse« . Il n’était plus évident à tous que Dieu gouverne le monde.

3 – Une troisième remise en cause découle de la précédente. On constate l’ « indifférence » de la nature. La « règle de nature » fonctionne pour elle-même, dans l’indifférence aux individus. Si l’avalanche m’emporte, si la maladie me terrasse, ce n’est pas par « intention« , mais parce que, par malchance, je me trouvais sur le passage de l’avalanche ou sur la trajectoire de tel microbe. Il n’y a plus de place pour une intentionalité transcendante et personnelle, ni pour un dialogue. On ne dialogue pas avec les forces de la nature. La nature ne fait acception de personne.

4 – Enfin, dernière remise en cause, on découvre que le cosmos est en mouvement. Pendant des siècles on avait vécu dans l’idée que l’univers était immuable et globalement stable. Dans cette perspective avait pris corps, depuis les temps les plus anciens, l’idée courante qu’au fondement ultime des êtres et des choses et à leur origine, se trouve un principe fixe, immuable et éternel. Or, peu à peu, au cours de leur développement, les sciences modernes ont mis en évidence l’évolution généralisée de l’univers selon ses propres lois. A l’orée du 19ème siècle, dans des théories certes encore inexactes, Lamarck (Philosophie zoologique) et Laplace (Système du monde) ont soupçonné une évolution possible de l’univers connu. Aujourd’hui nous savons que tout change. L’univers est en expansion. Les galaxies, les étoiles se forment, se transforment et disparaissent. Notre planète subit des mouvements incessants et se refroidira. Les espèces biologiques évoluent. Nous bougeons. Une partie des cellules de notre corps se renouvellent sans cesse. « Tout est mouvement« , pour reprendre l’antique formule d’Héraclite.

Aussi ne peut-on plus considérer l’univers comme créé ne varietur aux « jours des origines » (les six jours symboliques de la Genèse). On ne peut plus, surtout, symboliser la transcendance par l’immobilité, l’éternité, la perfection, mais par la dynamique, le mouvement, la force de la vie. Il y a renouvellement complet de la symbolique.

5 – Ajoutons qu’à cette laïcisation du savoir, s’ajoute une laïcisation de la société. Pendant des siècles, des millénaires même, les fondements de l’organisation sociale, c’est-à-dire le pouvoir, les lois et les coutumes ont été compris comme d’inspiration divine, sinon comme institution divine. Aujourd’hui, la société se considère comme une organisation humaine, construite pour les hommes et par les hommes, susceptible éventuellement d’être modifiée. Corrélativement, on constate une laïcisation de l’histoire, comprise comme le résultat de l’action des hommes, et non comme dirigée par la divinité. Le destin des nations paraît entre leurs mains, comme celui de l’humanité toute entière, pour le bonheur ou le malheur,

Toutes ces remises en cause, on le voit bien, ne peuvent que bouleverser la théologie et ébranler les croyances. En définitive, pour reprendre l’expression connue de Max Weber, tant en ce qui concerne le savoir que la cité, la vie sociale ou l’histoire, il y a comme un « désenchantement » du monde(4).

L’idée de transcendance. Ce qu’elle recouvre.

A ce point de notre conclusion, il faut en revenir aux positions prises par nos conférenciers. On aura remarqué que, dans leur intention de réconcilier humanisme et religion, ils ont insisté sur l’existence d’un « lien » qui peut être établi entre l’humain et la Transcendance. Mais de quelle transcendance s’agit-il ?

C’est ici en effet qu’intervient, telle qu’on vient de la décrire, la remise en cause des fondements de la pensée traditionnelle. Peut-on, sans métaphore, parler de Transcendance créatrice ? peut-on toujours considérer le fonctionnement du monde sensible, destin des hommes compris, comme gouverné par une Transcendance ? Le monde sensible fonctionne selon ses propres lois (encore que pour l’esprit humain ces lois comportent leur part de mystère, commela théorie du Big Bang par exemple, et que les théories scientifiques aillent souvent à l’encontre du sens commun).

Parlant, par exemple, de la création, le grand théologien Bultmann a écrit :

 » …seuls sont légitimes les énoncés sur Dieu qui expriment la relation existentielle entre l’homme et Dieu. Illégitimes sont les énoncés qui parlent de l’action de Dieu comme d’un événement cosmique. L’affirmation de Dieu comme créateur ne peut être entendue comme un énoncé théorique sur Dieu, saisi dans un sens général comme creator mundi. Cette affirmation ne peut être qu’une confession personnelle signifiant que je me comprends moi-même comme une créature qui doit son existence à Dieu » (Rudolf Bultmann – « Jésus » (1926) – Trad française « Le Seuil » Paris 1968, p 232).

Bultmann évoque aussi le cas de ces événements qui bouleversent parfois la vie d’un homme. On peut toujours les expliquer par l’enchaînement de seules causes naturelles. Mais sur un autre plan, je peux aussi, en tant que je me sens créature de Dieu, les expliquer comme un signe qui m’est adressé et peut me conduire à me remettre en question, sans que pour autant je voie dans ces événements un phénomène surnaturel.

En fait, c’est à la formule de saint Augustin qu’il faut en revenir : c’est à l’intérieur de lui-même que l’homme peut trouver la transcendance. Tout homme peut éprouver le sentiment d’un au-delà de lui-même, sans que pour autant cette intuition implique qu’une volonté supérieure gouverne le monde. Reconnaître une transcendance, c’est alors prendre conscience d’une altérité radicale et reconnaître, hors de toute considération quant au fonctionnement de l’univers, que l’homme ne peut s’attribuer aucune primauté absolue, qu’il ne peut se considérer comme premier. Mais c’est arriver ainsi à une affirmation qui, en elle-même, ne relève plus de la connaissance. Elle est indémontrable. Il nous faut la poser a priori, comme un acte de foi.

Pour éclairer cette façon de voir, nous remarquerons que, jusqu’à la révolution scientifique moderne, l’homme vivait dans une explication unifiée du monde et de lui-même : sa compréhension ultime du monde et sa compréhension ultime de lui-même reposaient sur un ensemble de croyances indissociablement liées et fondant tout autant la connaissance que la morale. La religion répondait à la double question : qui dirige le monde et comment dois-je vivre ? ou, si l’on veut, aux deux premières questions posées par Kant : que puis-je connaître et que dois-je faire ? (voir l’exposé de Pierre-Henri Tavoillot). Or le progrès des sciences apporte une réponse – toujours partielle certes – à la première question, mais seulement à cette première question. Reste donc la deuxième question, celle de l’homme face à lui-même et à ses semblables : elle appelle une réponse qui doit désormais être distincte.

La difficulté d’une telle réponse distincte tient alors à ce que l’ensemble de la symbolique religieuse traditionnelle s’entrelace comme un tissu serré en une seule réponse aux deux questions posées. Refuse-t-on telle croyance ou telle doctrine au motif qu’elles ne sont pas compatibles avec la compréhension que l’on a aujourd’hui du monde physique ou du monde social, et aussitôt tout l’édifice s’effondre, laissant l’individu désemparé et sans repère. Pour lui, la question reste entière: comment dois-je vivre? que dois-je faire ?

Il y a nécessité d’une nouvelle problématique, d’une nouvelle symbolique, non seulement pour refonder la morale, mais pour donner à l’homme compréhension de lui-même et de sa condition.

Comment définir un humanisme ?

C’est dans cette perspective que, modestement, et en suivant nos conférenciers, on peut tenter de dire ce que pourrait être un humanisme pour le XXIème siècle.

Le premièr « postulat » de l’humanisme est d’affirmer l’unité de l’humanité. Or, comme nous l’a dit Pierre-Henri Tavoillot, cette idée est rien moins qu’évidente ; elle ne s’est affirmée que très progressivement. Disons ici que cette idée, même admise comme elle l’est de nos jours, nous semble rester en quelque sorte indémontrable(5). L’humanisme, à la suite du christianisme, affirme qu’un homme, quel qu’il soit, en vaut un autre. Ici encore, c’est un acte de foi. Pour Claude Birman, c’est l’une des significations du mythe d’Adam, ancêtre symbolique de toute l’humanité.

Cela dit, qu’est-ce qu’un homme ? Joël Roman et Pierre-Henri Tavoillot ont souligné qu’il n’y a pas d’accord unanime sur une réponse. Au delà de la définition de l’homme comme créature de Dieu, il y a en effet toute une gradation possible :

– l’homme, assurément, est d’abord sa nature. Il est le produit d’une très longue évolution à partir de l’animal et soumis, comme tel, à des impératifs biologiques auxquels il ne peut échapper (encore que de nos jours ….).

– mais l’homme est aussi sa culture ; il ne se limite pas à sa nature animale. Il s’insère dans la chaîne des générations, ce qui permet le progrès de la civilisation (Claude Birman) ; il ne naît pas de rien, il est un être « enraciné« , il surgit à partir d’un héritage (Paul Valadier), héritage dont le support est évidemment formé par la mémoire et le langage. L’homme est donc soumis à des déterminismes culturels autant qu’à des déterminismes biologiques.

– mais, et c’est peut-être ce qui caractérise vraiment l’homme, il a, dans une certaine mesure, la capacité d’échapper à ces déterminismes, de s’en arracher. Pierre-Henri Tavoillot nous a rappelé que Jean-Jacques Rousseau avait déjà mis en lumière cette capacité :

« La nature seule fait tout dans les opérations de la bête au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct et l’autre par acte de liberté, ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui a été prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte, bien souvent à son préjudice » (tiré du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes).

L’homme peut s’arracher à sa nature et à sa culture, même à son préjudice. Là est le signe incontestable de sa liberté. C’est cette liberté qui, finalement, semble bien caractériser l’homme, au delà de sa nature et de sa culture ; et, dans sa liberté, c’est le fait qu’il soit capable tout à la fois d’imagination, d’intention et de projet.

Mais ce n’est pas tout. Nos conférenciers ont aussi fortement affirmé que l’homme est fondamentalement un être de relations et ne peut être compris sans ces relations : relations d’abord avec ses semblables, du plus proche au plus lointain ; rappelons ici une phrase d’Albert Jacquard : je dis « je » parce que l’on m’a dit « tu » ; rappelons encore que, pour Emmanuel Lévinas, c’est l’autre, le visage de l’autre, qui me convoque à la responsabilité. Mais aussi relations avec les générations passées, dans la mémoire laissée par les ancêtres ; pour Claude Birman l’homme ne se comprend que dans la chaîne des générations. Et pour terminer, relation de l’homme avec lui-même, ou plus exactement avec la transcendance qu’il trouve au fond de lui-même.

D’où, finalement, ce que nous pourrions appeler les « vertus » humanistes :

– la reconnaissance primordiale de la valeur de l’autre, c’est-à-dire le respect de l’autre et de sa dignité, l’amour de l’autre

– la responsabilité, dans laquelle l’homme assume sa propre liberté, tant au regard d’autrui, qu’au regard de la nature

– l’humilité. Bertrand Vergely nous a dit comment un humanisme qui place l’homme au-dessus de tout peut, dans une folie orgueilleuse, rendre l’homme ivre de lui-même et être la source des pires déchaînements du totalitarisme. L’humilité, c’est ne pas se considérer comme premier et refréner son « ego« , ou encore, comme a dit Paul Valadier, ne pas se prendre pour Dieu. C’est, précisément, être responsable de sa liberté.

 

Comment, sur ces bases, et dans une perspective qui se veut « pratique« , refonder un humanisme aujourd’hui ? Peut-être en se référant au « programme » proposé par Joël Roman à la fin de son intervention (la dernière de ce cycle) et que nous essayons maintenant de résumer.

Pour commencer, prendre en compte les Droits de l’Homme, en se situant au plan strict du Droit, et sans leur chercher a priori un fondement philosophique. Car il est sans doute raisonnable de prendre acte de ce que, au plan philosophique, il n’y a pas de consensus unanime sur une définition de l’homme. Par contre on sait ce qui est inhumain, on sait ce qui menace l’homme et on peut affirmer que tout individu humain est, en tant que tel, face à ces menaces, titulaire de droits et que ces droits doivent valoir dans tout contexte, quels que soient les circonstances et les lieux. On énonce donc un impératif de nature politico-juridique, par lequel on va circonscrire, de l’extérieur, les frontières de l’humain.

Revenant au plan philosophique, on peut ensuite suivre la pensée d’Emmanuel Lévinas. La transcendance qui fonde l’humanisme, c’est celle de l’autre qui m’interpelle, me convoque à la responsabilité et m’appelle à lui répondre, comme il est appelé à me répondre. L’homme est tributaire de l’autre pour exister comme homme. En tout état de cause, il lui faut passer par l’autre.

Mais l’autre, ce n’est pas un concept abstrait, ce sont les autres ; l’humanité est faite d’une pluralité d’individus qui, à la fois, sont tous singuliers, mais capables d’entrer en relation les uns avec les autres. On peut donc aussi suivre cette pensée d’Hannah Arendt selon laquelle, précisément, ce qui caractérise l’humanité c’est avant tout la pluralité. Il faut accepter la diversité, toutes les diversités, celle des sexes, celle des âges, des expériences, des cultures… Cette pluralité implique nécessairement de reconnaître l’irréductibilité de chacun. Elle implique aussi la nécessité d’échanger et d’être toujours avec les autres dans un mouvement d’interpellation mutuelle.


(1) Citation plus précise de saint Augustin : Tu nos fecisti ad Te, et cor nostrum inquietum est, donec requiescat in Te.
(Tu nous a fait pour Toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi)

(2) cf La Modernité en question, deux brochures Etudes et Recherche

(3) Le passage qui suit est tiré de l’introduction à la brochure Comment dire Dieu aujourd’hui ?– Etudes et Recherche

(4) On peut illustrer cette idée de désenchantement du monde en soulignant quelques-unes des ruptures avec les mentalités anciennes qu’a représentées la modernité.

Le principe d’inertie d’abord. Il fut énoncé par Galilée : tout corps en mouvement, s’il n’est soumis à aucune force, poursuit sa course dans un mouvement rectiligne et uniforme. C’était radicalement contraire au sens commun. Cela rendait inutile l’explication des mouvements par un « premier moteur« . Descartes a repris ce principe en écrivant (Principes de la philosophie, livre II, p. 37 – Vrin édit. Paris 1999) : chaque chose demeure en l’état qu’elle est pendant que rien ne la change. Cette affirmation, banale aujourd’hui, fut alors une révolution. Elle posait en termes nouveaux le principe de causalité, comme fondement du rationalisme.

Tout doit un jour recevoir son explication causale : rien n’est sans raison dont on ne puisse rendre compte (Leibniz). Cela excluait le jeu de forces occultes et mystérieuses animées par des causes « finales » admises dans la physique d’Aristote. Cela mettait en question les explications surnaturelles.

La continuité de l’univers. Les Anciens avaient toujours distingué dans l’univers un monde « stellaire« , permanent, sans masse, d’une pureté de cristal, immuable dans ses mouvements et un monde « sublunaire« , pesant, opaque et voué à la corruption. C’étaient les deux physiques d’Aristote. Galilée, observant le ciel avec sa lunette, découvre un univers d’astres continu et infini dont Newton donnera bientôt les lois. Le stellaire et le sublunaire sont unifiés en une seule physique.

L’origine de l’homme. C’est peut-être une rupture encore plus forte. Avec Darwin et la théorie de l’évolution, l’homme prend racine dans le règne animal. Où est alors la spécifité de l’homme ?

(5) La génétique, toutefois, montre maintenant l’unité biologique fondamentale de l’espèce humaine

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