Cycle 2002-2003 : Conclusion

Les interrogations sur la violence

Nous commencerons par une banalité : la violence remonte à la nuit des temps ; elle est une caractéristique de l’être humain. Les anthropologues ou les préhistoriens qui ont pu imaginer qu’à un moment de la préhistoire (en l’occurrence la fin du paléolithique) l’humanité aurait connu une époque paradisiaque d’abondance et de non-violence ne peuvent pas être suivis. Jean GUILAINE nous l’a abondamment montré. La violence humaine est de tous les temps ; elle existe déjà au tréfonds de la préhistoire, avec son corollaire qu’est la guerre.

Cela dit, il ne faut pas se limiter à cette constatation, que d’aucuns jugeraient pessimiste, et il faut d’une part, pour commencer, rechercher quelles explications, ou quelles racines, on peut trouver à cette violence humaine ; et d’autre part se demander comment celle-ci peut être canalisée et contenue.

Pour Thomas ROEMER, qui prend le récit biblique d’Abel et Caïn comme un mythe symbolique des origines de la violence, l’action violente d’un homme vis-à-vis d’un autre trouve sa racine dans un sentiment de frustration, de jalousie, de non-reconnaissance. Caïn est ulcéré parce que, sans raison apparente, Dieu a préféré les offrandes de son frère Abel aux siennes propres. Il rumine sa colère. Incapable de la dominer, incapable de communiquer avec son frère, il est finalement conduit au meurtre.

Pour René GIRARD, dont Jean LAMBERT nous a rappelé les positions, la source même de la violence est dans le  » désir mimétique « . Nous désirons ce qu’un autre possède, non pas tellement pour l’objet en soi, mais parce que c’est un autre qui possède ce que nous n’avons pas et parce que nous voulons l’imiter. Il n’est que de voir de jeunes enfants. Le désir mimétique conduit les hommes à rivaliser, à se battre et finalement à s’entre-tuer. Peut-on risquer un parallèle entre la frustration que décrit Thomas ROEMER et le désir mimétique que décrit René GIRARD ? Il n’est pas impossible que, sous un aspect différent, il s’agisse au fond de la même chose, c’est-à-dire du sentiment de manquer, injustement, sans raison, de ce dont l’autre bénéficie.

L’approche de Jean de VERBIZIER est un peu différente. Axée sur la psychologie, elle souligne que la violence humaine est une réaction de défense devant toute menace que chacun peut ressentir contre sa propre identité. Réaction d’autant plus forte et agressive que l’intéressé se sent lui-même mal assuré dans sa personnalité, en raison même des événements de son propre passé. Et cette faiblesse issue de son passé sera d’autant plus grave que, dès son plus jeune âge, dans sa relation avec sa mère, avec son père, puis, plus tard, avec son environnement familial et social, il n’aura pas pu développer en lui un sentiment de confiance envers lui-même et envers les autres. Les plus récentes études de psychologie, fondées sur la neuro-biologie, montrent comment il existe, dans le cerveau humain, un ensemble de mécanismes (dont on localise certains organes) qui, en inter-action continue avec le milieu environnant, construisent peu à peu une personnalité individuelle dont les assises sont plus ou moins solides et qui peut être, au fond d’elle-même, plus ou moins violente, d’une violence qui peut aller jusqu’au déni de l’autre et à sa destruction.

Reste alors à se demander pourquoi cette violence humaine, précisément, se révèle sans limite ; pourquoi peut-elle aller jusqu’au meurtre ? ou encore jusqu’à faire souffrir l’autre, alors même qu’il n’est plus une menace ? C’est l’interrogation de Paul RICOEUR à laquelle on a déjà fait allusion :  » la seule chose qui me reste incompréhensible, c’est que l’homme puisse faire souffrir l’homme « .

Pour Jean LAMBERT, c’est que l’homme, au cours de l’évolution, a perdu les régulations instinctives qui font qu’un animal, un mammifère notamment, par instinct de conservation de l’espèce, ne détruit pas ses congénères. Il faut s’interroger ici sur le processus de l’hominisation, sur ce processus de plusieurs millions d’années, encore mal déchiffré, qui a mené des primates à l’homo sapiens. Par le jeu de multiples facteurs, dont l’acquisition du langage, l’homo a peu à peu accédé à la conscience de soi et à des capacités intentionnelles non instinctives, induisant une certaine liberté de comportement. Il s’est ainsi affranchi de la barrière que constituait l’instinct de conservation de l’espèce. L’  » autre « , opposé à soi, peut alors, en cas de crise, être ressenti comme l’obstacle, le rival, l’adversaire dont l’existence même peut être déniée et qu’il faut faire disparaître. La violence devient ainsi sans limite. Plus encore, l’autre, devenu l’incarnation du  » mal  » (quel que soit le sens mis derrière ce mot), pourra être l’objet des pires sévices physiques ou moraux. Y aurait-il un principe de cruauté chez l’être humain ? s’est demandé Jean LAMBERT.

Ce franchissement des limites, assorti du sentiment que l’  » autre  » incarne le mal, nous conduit aux violences collectives. Il semble bien en effet que, dans toute violence collective, celle d’un groupe contre un seul, ou celle d’un groupe contre un autre groupe, il y ait, chez les  » agresseurs  » le sentiment que la  » victime  » (ou les  » victimes « ) incarne une cause de maléfices ou de malheur dont le groupe  » agresseur  » se sent atteint ou, tout au moins, menacé. L’  » ennemi « , alors, n’est plus reconnu comme un semblable mais comme un être inférieur, maléfique, indigne de tout respect. Toute limite à l’exercice de la violence s’effondre. Ajoutons, dans de tels cas, le rôle essentiel de l’entraînement collectif, de l’appel à une passion destructrice, de l’excitation à la haine contre des ennemis diabolisés ; et ce, la plupart du temps, sous l’entraînement de chefs invoquant souvent, mais pas toujours, des motifs religieux ou idéologiques. C’est tout le mécanisme par lequel se déchaînent les violences collectives , violences dont l’histoire est remplie, jusqu’à celle du dernier siècle.

Cela étant, comment les sociétés réagissent-elles à ces phénomènes de violence qui, si on les laisse se développer, peuvent aller jusqu’à menacer l’existence du groupe social et même le détruire ?

La théorie de René GIRARD est là-dessus très claire. La réponse des groupes sociaux à la menace d’une dissolution engendrée par la violence, se trouve dans le mécanisme sacrificiel, dans ce mécanisme qui conduit à sacrifier un  » bouc émissaire  » chargé de toutes les fautes du groupe, de tous ses  » péchés « . Pour René Girard, ce mécanisme est universel. Il y voit même l’explication profonde de la naissance du groupe social qui trouve (ou retrouve) son unité dans cette  » expulsion  » du bouc émissaire – qui peut être une sentence de mort. Il s’agit toutefois d’une explication symbolique, ou plutôt d’un  » modèle « , en ce sens que l’ethnologie comme la sociologie montrent l’extrême variété des formes que peut revêtir ce mécanisme sacrificiel, que l’on retrouve aussi bien dans des sociétés  » exotiques  » que dans les nôtres, sous l’aspect  » civilisé  » par exemple des mécanismes judiciaires (cf. la conférence de Jean-Pierre DUBOIS).

Pour René GIRARD, en outre, le mécanisme sacrificiel est non seulement au fondement du groupe social mais, en même temps et de façon indissociable, au fondement du sacré et à la racine des religions. Car une fois sacrifiée, la victime devient le héros qui nous a apporté la paix, et de héros, devient vite une divinité. De sorte que, sous cet angle, la religion serait sans doute l’institution originelle par laquelle les sociétés ont tenté d’encadrer la violence, encore que, au cours de l’histoire, les passions religieuses aient bien souvent été la source des plus grandes violences.

De la religion, qui tente une codification des conduites humaines, on est ensuite passé peu à peu au Droit, qui impose des règles de vie en société (cf. notamment l’exposé de Jean-Pierre DUBOIS), ce qui pose tout de suite une question : les règles de droit, censées contenir la violence  » anarchique  » des individus, ne constituent-elles pas elles-mêmes des violences ? La violence ne peut-elle être contenue que par une contre-violence ? D’une part les peines imposées à ceux qui ont contrevenu aux règles sociales, contiennent toutes, quelque peu, une dose de violence et peuvent même aller jusqu’à la peine de mort, la violence suprême ; et d’autre part, en elles-mêmes, les règles de droit ne peuvent éviter d’interdire et donc de limiter la liberté individuelle, ce qui en un certain sens est une violence ; limitation qui en outre devient oppression si elle est, par exemple, édictée au profit d’un groupe social contre un autre. C’est tout le problème de la légitimité de la violence légale, qui ne se justifie que si la loi est la même pour tous.  » Tout homme ne peut être puni que pour ce qu’il a fait, et non pour ce qu’il est  » (KANT).

Mais un autre aspect important des règles de vie sociale imposées par la loi, est le fait qu’elles peuvent, en quelque sorte, être intériorisées par le citoyen. Un grand progrès de nos sociétés, nous a dit Jean-Pierre DUBOIS, est que l’on n’utilise plus la force tous les jours et que l’on peut, grâce au symbolique, grâce au travail éducatif, grâce à un conditionnement social, ne pas mettre des policiers partout. L’intériorisation des normes sera très poussée chez certains peuples et moins chez d’autres. Il y a comme un processus, que l’on peut appeler  » processus de civilisation  » (selon un mot d’Elias), qui consiste à mettre dans la tête des gens, par l’éducation, par l’exemple ou par l’énoncé de règles de vie en société, toute une série de normes, et à leur inculquer l’idée qu’il vaut mieux y obéir de soi-même et que la loi, finalement, est protectrice des libertés.

C’est dire qu’après la réponse de la religion et la réponse du droit aux phénomènes de la violence, il y a une troisième réponse que la société peut apporter à la violence, sous la forme de l’éducation et par la transmission de valeurs. La plupart de nos conférenciers y ont fortement insisté. En quelques mots brefs, Jean LAMBERT a souligné qu’aujourd’hui, ce qui manque aux jeunes, ou ce qui manque dans la violence sociale, ce n’est pas tant l’autorité que la transmission de valeurs symboliques. Rien de plus criminel, nous a-t-il dit, que de laisser croire à des enfants et à des jeunes qu’ils peuvent se considérer comme nés sans père, c’est-à dire qu’ils sont leur propre père, c’est-à-dire encore qu’ils ne sont héritiers de rien et que le monde commence avec leurs choix, comme veut abusivement le leur faire croire la publicité ; et donc qu’il leur faut oublier leur filiation.

Jean-Pierre ROSENCZVEIG, qui parlait plus spécialement de la violence dite  » des jeunes « , est quant à lui formel sur ce point. S’il ne saurait être question de ne pas sanctionner, en tous lieux et en toutes circonstances, les actes de violence des jeunes (.. et des autres !), c’est néanmoins dans une réponse en amont que se trouve la véritable réponse. Il s’agit en effet, dans la majorité des cas, de jeunes qui n’ont connu aucun encadrement familial, qui n’ont jamais été entourés ni protégés par des adultes et qui n’en ont reçu aucun repère. Pour y remédier, il faudrait une politique de prévention dans tous les domaines : familial, social, éducatif, solidarité etc.. Cela éviterait des jeunes à la dérive, qui n’ont pas vécu des relations à autrui qui soient protectrices et valorisantes. Souvent, ils n’ont d’autre mode de communication que la violence. Ils ont perdu – ou n’ont jamais acquis – le sens que la loi est protectrice de leur liberté.

Jean de VERBIZIER, enfin, nous a dit combien les assises psychologiques de chacun de nous se mettent en place dès le plus jeune âge ; elles dépendent d’abord étroitement de la relation de symbiose qui, dès la naissance, s’établit entre la mère et l’enfant. Avant même d’avoir perçu sa mère comme telle, le jeune enfant y trouve une sensation de confiance dans son environnement qui canalise ce qu’il y a de potentiellement violent en lui. Par la suite, la construction de ses assises psychologiques se poursuit dans le cadre de ses relations avec tout son environnement. Mais que ces relation soit perturbées – et elle peuvent l’être pour diverses causes, familiales, sociales, etc. – et les assises psychologiques de l’enfant se constitueront avec difficulté. Face à des réponses inadéquates de l’environnement, il n’aura alors, pour se sentir exister, d’autre recours que sa propre sensorialité et son agitation. Son désir vers l’extérieur ne sera alors que violence, une violence que rien ne contiendra et qui, à l’extrême, n’aura pas de limite. Une telle carence relationnelle aura par la suite des retentissements lors de l’accès au  » cognitif « , qui ouvre à la fois à la conscience de soi, à celle des êtres et des choses du monde extérieur et à celle d’une certaine liberté. Dans cette ouverture vers l’extérieur, il ne pourra que garder trace des blessures qui auront été subies tout au début de son développement. La relation au monde extérieur sera alors dominée par l’impulsion de la violence, cependant que le sentiment de liberté ôtera à celle-ci toute limite. D’où, sur un plan pratique, l’extrême importance d’une politique de l’enfance active et d’une protection maternelle et infantile efficace, évitant un sentiment d’abandon à tous les enfants pouvant vivre dans des conditions difficiles.

De quelque manière qu’on aborde la question, le problème de l’éducation des enfants et, faut-il dire aussi, de la formation des citoyens, apparaît ainsi comme capital. Pour que de timides progrès s’accomplissent, des politiques actives dans un certain nombre de domaines matériels (les sept sécurités de base définies par les Nations-Unies, qui portent sur les conditions sociales élémentaires) sont à l’évidence nécessaires, mais aussi une action résolue contre les idéologies du mépris, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent (même de certaines autorités suprêmes de nos grands pays). Et si les choses sont loin d’être résolues à l’intérieur même de nos pays, on sait bien qu’au plan international, le chemin à parcourir reste immense.

Il ne faut d’ailleurs pas rêver. Pour reprendre les termes de Jean-Pierre DUBOIS, on ne se débarrassera jamais complètement de la violence. Mais nous pouvons tenter de canaliser la violence originelle, de la réguler, de la détourner de son cycle sans fin. Il faut pour cela parvenir à échanger la violence physique contre la violence symbolique, échanger l’affrontement matériel contre la contrainte éducative, c’est-à-dire finalement échanger du répressif contre l’éducation qui, elle aussi, en un certain sens, est une violence, mais une violence constructive et constitutive de la vie.

Redisons-le : le chemin à parcourir est immense.

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