Cycle 2003-2004 : Conclusion

Au-delà du sensible
Essai d’une promenade dans l’imaginaire (la mort, le temps, le réel)

Qu’y a-t-il derrière les apparences que nous offre la réalité sensible ? Cette question, disions-nous dans l’introduction, l’humanité se la pose depuis fort longtemps. Peut-être même, avant de se la poser, y a-t-elle apporté des réponses intuitives, ou même instinctives.
Au cours des six conférences que l’on vient de lire, nous avons parcouru l’imaginaire de l’homme sur l’au-delà des réalités. D’abord avec la croyance aux Esprits ; puis les interrogations sur l’au-delà de la mort et sur une fin des temps. Ensuite nous ont été exposés le point de vue des philosophes, avec l’interrogation métaphysique ; et le point de vue de la science avec le renouvellement complet qu’elle apporte aujourd’hui sur la question d’un au-delà des apparences. Reprenons ce parcours de l’imaginaire.

Le monde des Esprits

A l’aube de l’humanité, pendant longtemps semble-t-il, le monde qui s’offre à nos sens fut vécu comme le domaine des Esprits autant que celui des hommes. Comme nous l’a dit Henry de Lumley, en s’éveillant à la conscience de soi, en accédant à la pensée symbolique, l’homme a imaginé des êtres surnaturels et non visibles avec lesquels il pouvait cependant être en relation. L’homme ressentait plusieurs niveaux de réalités : celles qu’il perçoit par ses sens et celles qui sont au-delà de sa perception, vers l’infini du ciel ou dans le mystérieux monde souterrain.

Plusieurs théories existent à ce sujet, qui se situent au croisement des neuro-sciences, de la psychologie, de la paléontologie humaine ; et aussi de l’ethnographie qui nous décrit les façons d’être de populations restées, semble-t-il, aux stades les plus anciens d’évolution de l’humanité. L’accord se fait pour reconnaître que ces premières constructions imaginaires remontent à l’ère paléolithique, c’est-à-dire aux temps où les humains étaient encore des chasseurs-cueilleurs, il y a au moins 100 000 ans si ce n’est plus.

Certains auteurs (par exemple le préhistorien Jean Clottes dans son livre Les chamanes de la préhistoire) voient dans le chamanisme – qui existe encore de nos jours – le modèle d’une première spiritualité. Le chamane y joue un rôle essentiel : il assure la relation avec les Esprits (il se met dans des états seconds, états de conscience altérés, atteints par la transe grâce à un certain nombre de moyens). Dans une société de chasseurs-cueilleurs, l’homme peut ainsi “échanger » avec les esprits animaux.

Selon d’autres auteurs (Pascal Boyer dans son livre Et l’homme créa les dieux ) les croyances surnaturelles prendraient racine au plus profond de la psychologie humaine, telle qu’elle s’est formée au cours de l’évolution du règne animal. Tout mouvement, tout événement, qui peut menacer l’homme ou lui être favorable, est forcément interprété comme le fait d’un agent extérieur, d’un “opérateur« , doué d’une intention : une plante qui pousse ou qui périt, un orage qui survient, une maladie qui s’abat sur un homme, une chose qui bouge dans la nature, etc.. tout cela est le fait des “esprits« . Le murmure d’un arbre, c’est une divinité qui parle (chêne de Dodone).

Quoi qu’il en soit de ces explications, toujours discutables et très discutées entre spécialistes(1), la croyance aux esprits apparaît comme générale et revêt les formes les plus variées. Esprits de toutes sortes : de la végétation, des animaux, des montagnes, des rivières, des sources, des océans ; les farfadets, les trolls, les djinns…. et aussi toute l’armée des démons. Rappelons ici que la maladie, sous ses formes les plus variées, fut longtemps attribuée à l’irruption de démons (ou d’êtres malfaisants) dans le corps de l’être humain et que la guérison supposait que ces démons soient chassés. Jésus lui-même, selon les textes, a chassé des démons.

De plus, n’oublions pas que la croyance aux esprits a perduré, même quand se sont développées les religions plus structurées, comme les religions antiques et comme les religions monothéistes qui sont venues par la suite. Ces dernières, d’ailleurs, intègrent souvent, sous des formes variées, explicites ou camouflées, la croyance aux Esprits. On constate en outre que cette croyance demeure souvent vivace de nos jours, autant dans nos sociétés urbaines que dans les sociétés rurales et surtout parmi les populations dont la vie n’est pas complètement transformée par les progrès matériels de la modernité.

Cela dit, parmi les cheminements de la conscience qui conduisirent au monde des Esprits, il faut souligner l’importance, et sans doute aussi le très lointain passé, du culte des morts, quelque élémentaire qu’il ait pu être dans ses premières manifestations. Henry de Lumley nous a rappelé que, déjà aux environs de – 100 000 ans, avant même l’époque néolithique, on repère, chez l’homme de Néanderthal, des pratiques funéraires. Des sépultures nous montrent que l’inhumation de certains défunts devait s’accompagner d’un cérémonial dont les objets et les restes trouvés dans ces tombes sont le témoignage. Croyance dans une survie du défunt ? les sépultures préhistoriques révèlent sans aucun doute des préoccupations quant à un monde surnaturel et une vie après la mort : le mort peut rester présent en esprit. Peut-être même faut-il le craindre, et non pas seulement l’honorer. Les esprits des ancêtres veillent-ils sur nous ou sont-ils là pour nous tourmenter ? Comment leur plaire ou ne pas leur déplaire ? Comment les éloigner, s’ils nous veulent du mal ? Le culte des ancêtres, sous les formes les plus variées, est une réalité quasi universelle.

La préoccupation de l’après mort

Est donc aussi universelle la préoccupation sur l’après-mort et son imaginaire. Dominique Trotignon, Hans-Christoph Askani et Jean Kellens nous en ont parlé longuement. Pour cela, toutefois, leurs exposés abordèrent un certain nombre de thèmes généraux, théologiques ou philosophiques, posant diverses questions auxquelles ils apportent parfois des réponses différentes.

Il convient, nous semble-t-il, de s’attacher à ces quelques questions avant d’aller plus loin, d’autant qu’elles ne sont pas indifférentes à la réflexion sur l’après-mort. Nous voulons parler plus particulièrement du thème de la création et de celui de la préexistence de l’âme.

Le thème de la création

Selon la tradition culturelle judéo-chrétienne (Genèse 1 et 2), toujours présente à nos esprits, la création est le fait d’un Dieu transcendant qui, par sa seule parole, amène à l’existence le monde matériel dont il nous est dit, en outre, que c’est une création bonne : “Dieu vit que cela était bon« . Or, au regard de cette tradition, d’autres visions des choses nous ont été rappelées par nos intervenants, au sujet tout particulièrement de “l’Orient » et du monde iranien.

Dans l’imaginaire de l’Orient (entendu comme comprenant la Chine, l’Inde et les pays qui ont subi leur influence), et selon l’exposé de Dominique Trotignon, le problème de la création ne se pose pas. Il n’intéresse pas. La pensée chinoise prend le monde tel qu’il est : pas de dieu créateur. La pensée indienne, différente et plus nuancée, recourt quant à elle à l’existence d’un “être” initial qui s’est auto-généré et qui, par démembrements successifs, a produit le monde tel qu’il est dans sa diversité et son renouvellement perpétuel. Mais, là non plus, il n’y a pas à proprement parler de dieu créateur transcendant qui amènerait le monde à l’existence par un acte volontaire.

Dans l’imaginaire iranien (conférence de Jean Kellens), le mythe mazdéen retient aussi notre attention, car la création s’y présente comme un processus complexe qui se déroule en trois phases successives, selon la doctrine dite des tri-millénaires (ou encore du temps limité) :

  • premier tri-millénaire : Ahura Mazda, le “Seigneur sage« , le dieu éternel, bon et omniscient, crée le monde en pensée, au plan spirituel. C’est un monde qui ignore le mal.
  • deuxième tri-millénaire : Ahura Mazda donne au monde sa matérialité, ce qui constitue comme un achèvement de la création. Mais c’est sous une forme parfaite, car le mal n’existe toujours pas dans le monde et, de fait, rien ne s’y passe. Tout est immobile. Les fleuves ne coulent pas ; les arbres ne croissent pas ; les astres ne se meuvent pas ; le soleil ne se couche pas ; il n’y a pas de nuit.

La distinction de ces deux premiers tri-millénaires, comme l’a d’ailleurs fait remarquer Jean Kellens, ne remonte peut-être pas aux origines de la pensée iranienne. Peut-être, au départ, le mythe les confondait-il. Il s’agirait alors tout simplement d’une création initiale, “bonne” à l’origine, non soumise au mal, mais cependant immobile.

  • troisième tri-millénaire : il commence par l’assaut des forces du mal. Tout se met alors en mouvement et cette attaque du mal aboutit finalement au “mélange”; ni le bien, ni le mal ne l’emportent. C’est le début de l’histoire ; en fait c’est le véritable trimillénaire des origines. Le bien et le mal coexisteront dans le monde jusqu’à la victoire finale du bien qui se produira à la fin du quatrième tri-millénaire (victoire finale qui, il faut le noter, a, dès le début, été prévue par Ahura Mazda).

Au regard de cette vision mazdéenne de la création, on ne peut s’empêcher de songer à quelques données la pensée occidentale et de faire des rapprochements et, même, de poser quelques questions :

  • Que signifie la création “en pensée” ou “spirituelle” ? Pourrait-on, par exemple, rapprocher ce monde “spirituel” du monde de “Idées” de Platon, qui est aussi un monde préexistant, de nature immatérielle ? Platon aurait-il eu connaissance du mythe mazdéen ? On sait que les Grecs ont eu connaissance de Zoroastre.
  • Pourrait-on aussi faire un rapprochement entre création par la pensée et création par la parole ? Car, en Genèse 1, quel est l’interlocuteur de Dieu, par exemple lorsque Dieu dit “que la lumière soit !” ? Il n’y a pas d’interlocuteur. Ne faut-il pas ici assimiler parole et pensée (“Dieu pense tout haut”) ? n’est-ce pas une création par la pensée ? Toutefois en Genèse 1, la création est bien matérielle et n’est pas immobile ; il y a un premier soir et un premier matin. Enfin, il faut se rappeler qu’une constante de la mentalité sémitique est que la parole crée l’objet ou, plutôt, que nommer quelque chose l’amène à l’existence.
  • La création non encore soumise au mal du deuxième tri-millénaire n’est-elle pas équivalente à la création avant la chute dans la Genèse ? Quelle différence avec la sérénité initiale du jardin d’Eden ? sinon que la création du deuxième trimillénaire est immobile.
  • L’assaut des forces du mal au début du troisième tri-millénaire ne peut-il pas être rapproché du récit de Genèse 3 où l’on voit les forces du mal, représentées par le serpent, venir à l’assaut de l’innocence d’Adam et Eve, mythe de la “chute” censé expliquer tous les dérèglements du monde ? Et l’état de “mélange” qui en résulte n’est-il pas comparable à celui du “monde” soumis au péché tel que nous le décrit, par exemple, le Nouveau Testament (notamment saint Paul) ?

Ainsi, concernant la création, on peut poser la question de certaines analogies entre le mythe judéo-chrétien et le mythe mazdéen. Influences réciproques ? on ne peut rien affirmer. Il faut sûrement rester très prudent quand on relève de telles analogies.

Le thème de l’âme préexistante et prisonnière du monde matériel

  • Pour Platon (Hans-Christoph Askani), il est clair que les âmes des hommes préexistent à leur vie sur terre. L’âme humaine est éternelle (cf le Phédon) ; elle a connu une vie antérieure dans le monde des Idées et, en se liant au corps, elle en est devenue comme captive. La mort, finalement, n’est pas autre chose que la libération de l’âme.
  • Pour la pensée indienne (Dominique Trotignon), telle qu’elle s’exprime dans les Upanishads, l’âme humaine, l’atman, est une parcelle de la divinité originelle, le Brahman universel. Elle est tombée dans le monde et se trouve emprisonnée dans la matière. Les réincarnations successives ne sont que passage de prison en prison. La vie dans le monde est un cauchemar. Seule l’ascèse permet d’échapper au cycle des réincarnations (le Samsara) et permet à l’âme, au moment de la mort, de s’évader de la matière et de retourner à sa pureté originelle.
  • La pensée mazdéenne est plus complexe (Jean Kellens). L’âme y est certainement préexistante, puisque créée au cours du premier tri-millénaire, celui de la création spirituelle. Avec le deuxième tri-millénaire elle s’incarne dans un corps(2). Avec le troisième, elle est en butte aux attaques du mal, qui lui apporteront souffrance et douleur, sans qu’elle soit à proprement parler prisonnière du corps. Les attaques du mal se poursuivront au cours du quatrième tri-millénaire mais, à la fin de ce dernier, la victoire définitive sur le mal permettra l’avènement d’un monde transfiguré, dont le mal sera éliminé, et rendra possible l’accès de l’être humain au Paradis éternel de lumière.

Selon ces diverse conceptions, il y a, sous des formes différentes, préexistence de l’âme humaine qui s’incarne ensuite dans un corps dont elle est prisonnière. En fait il s’agit là d’un thème assez répandu. On sait que cette chute dans la matière d’une âme “divine” qui devient prisonnière du corps est un élément important du mythe gnostique. Ce thème fut aussi, sous une forme assez radicale, repris par le manichéisme ; et plus tard, également, avec des nuances, par les Cathares.

Sur ce point, la tradition judéo-chrétienne est peut-être moins claire. En Genèse 2, Dieu communique à l’homme son souffle de vie après avoir façonné l’homme avec de la poussière. Ce souffle de vie est en général compris comme l’âme (en latin anima, qui a donné le mot âme, signifie le souffle vital). Selon ce récit mythique, l’âme humaine ne préexisterait donc pas à l’être humain. La question, néanmoins a été débattue par les théologiens. Il est en outre à remarquer que le Christ, si l’on s’en tient au prologue de l’Evangile de Jean, existait sous forme “spirituelle » avant même la création ; et qu’au chapitre 8 du même Evangile, Jésus déclare à ses contradicteurs : “Avant qu’Abraham fut, je suis« . Thème déjà énoncé par Paul, notamment en Philippiens 2.

Qu’y a-t-il au-delà de la mort ?

Edgar Morin, faisant le tour des diverses croyances “primitives » quant à l’après-mort(3), relève que finalement ces croyances peuvent se classer en deux grands groupes. Ou bien le mort renaît dans un autre être vivant, qui peut être un homme (la naissance d’un enfant fut même considérée par certains peuples comme le retour à la vie d’un ancêtre) mais aussi un animal ou même une plante. Ou bien le défunt ne meurt pas totalement, en ce sens que, lorsque la vie s’éteint en lui, une part non matérielle de son être (son “Ka« , son double, son âme…) continue à “vivre« , pour l’éternité, dans un au-delà qui peut, selon les croyances, être obscur et triste (les “enfers » des anciens Grecs par exemple) ou être lumineux et glorieux (le “Paradis » des bienheureux).

Nos intervenants ont retrouvé ces deux grandes tendances sur le sens de l’après-mort. Bien entendu les diverses croyances, dont on vient de parler quant à la pré-existence de l’âme, jouent un rôle dans la forme prise par les croyances sur l’après-mort.

  • Dans la pensée indienne, on l’a dit, il s’agit essentiellement de ré-incarnations successives dans lesquelles l’âme est prisonnière de la matière, sauf à échapper à leur cycle fatal par une vie de sainteté. L’âme sera alors libérée et verra son retour à la pureté originelle et à l’unité du Brahman universel.
  • Pour la pensée chinoise, la mort n’est qu’un accident regrettable. Elle se produit parce que nous ne sommes plus en harmonie avec le monde ; elle nous fait retourner à l’harmonie générale du monde et rejoindre l’universalité du Cosmos, le “Grand Tout« .
  • Pour le bouddhisme la vie n’est qu’une succession de renaissances “instantanées » qui ne sont qu’illusoires, puisque toute réalité sensible est illusoire. La mort est inéluctable. Deux au-delà sont possibles : ou bien, n’ayant pas compris que le monde n’est qu’illusion, on va renaître dans une vie toujours illusoire ; ou bien, ayant atteint “l’éveil » et compris que tout est illusion, on ne renaîtra plus dans l’illusion et on atteindra le Nirvana, c’est-à-dire, pour l’éternité, l’extinction des illusions. Faut-il voir là une idée de vie éternelle, dans la mesure où l’homme échappe désormais à la souffrance ? On peut s’interroger.

Il est en tout cas à remarquer que, dans les trois compréhensions de l’après-mort que l’on vient de rappeler, il s’agit, en quelque sorte, de conceptions “fusionnelles » : l’individu y disparaît, il est absorbé dans une sorte d’universalité. Il en va tout autrement des autres conceptions de l’après-mort que nos intervenants ont pu présenter.

  • Hans-Christoph Askani nous a, au début de son exposé, rappelé ce qu’est la mort dans la philosophie de Platon : elle est libération de l’âme qui, délivrée du corps mortel, retrouve la pureté éternelle du monde des “Idées« . Mais elle reste, si l’on peut dire, “individuelle« 
  • Pour la pensée zoroastrienne, ou plutôt mazdéenne, l’âme, créée au départ purement spirituelle, immatérielle, s’est ensuite incarnée dans un corps. Après la mort, et dans les trois jours, l’aurore se lève pour le mort et il va accéder au Paradis de lumière. Sans doute s’agit-il, semble-t-il, seulement de son âme – ou plutôt de ses trois âmes réunies – mais au dernier jour, à la fin des temps, son corps se relèvera et transfiguré, délivré du mal, accédera aussi à l’éternité du Paradis. Là aussi, il s’agit bien d’une après-mort individuelle
  • Quant à la compréhension chrétienne de l’après-mort, il convient d’abord, comme l’a souligné Hans- Christoph Askani, d’en écarter la conception platonicienne qui serait le retour d’une âme éternelle auprès de Dieu. La foi chrétienne, c’est la résurrection de la chair au dernier jour. Car le péché a corrompu autant l’âme que le corps, qui sont indissociables. La résurrection de la chair est donc une transformation totale de l’âme et du corps, échappant au mal et accédant à l’éternité. C’est aussi une après-mort individuelle.

On voit ainsi que, dans les sources de la pensée occidentale, à l’inverse de la pensée “orientale » (c.à.d. indienne et chinoise), l’après-mort est fondamentalement conçue comme un destin individuel. Un auteur comme Pierre Chaunu a mis cette différence en relation avec l’opposition entre une philosophie générale de l’immanence (Orient) et une philosophie générale de la transcendance (Occident). A l’être transcendant correspondrait l’individu ; à l’immanence divine correspondrait l’absorption finale de l’être humain dans cette divinité omniprésente.

On peut en outre remarquer que dans la pensée mazdéenne, comme dans la pensée chrétienne, l’après-mort, l’accès au Paradis, implique une réhabilitation radicale du corps qui est purifié du mal, ce que l’on dit parfois “corps glorieux« . La matière, souillée par l’agression du mal et vouée à la corruption, se retrouve purifiée et appelée à l’incorruptibilité.

Enfin, ajouterons-nous, alors que la plupart des modes de pensée des civilisations antiques supposaient cyclique une histoire de l’univers se renouvelant éternellement, le mazdéisme, comme le judéo-christianisme, apportèrent l’idée d’une fin des temps débouchant sur une éternité de lumière échappant au mal.

Le point de vue de la philosophie

L’interrogation sur l’au-delà de ce qui s’offre à nos sens ne se limite pas à un questionnement sur l’après-mort. Encore que ce dernier semble remonter aux plus lointaines origines, l’homme, dans une préoccupation plus vaste, a toujours cru qu’au delà des choses visibles, il y avait des choses invisibles. Le Credo de Nicée en témoigne encore quand il utilise les termes latins : “….visibilium et invisibilium« . Qu’est donc ce monde invisible ?

Dépassant la croyance aux Esprits, cette interrogation fut essentielle pour ces précurseurs qui, en Ionie, fondèrent la philosophie grecque. Derrière la diversité du monde sensible, ils étaient à la recherche de “l’Etre« . Plus tard, avec Aristote, cette préoccupation fut dénommée métaphysique. Paul Clavier (qui nous a indiqué dans quelles circonstances ce terme fut créé) nous a précisément retracé l’histoire de la métaphysique : depuis Platon qui, le premier, tourna sa pensée vers le monde des “Idées« , éternel et plus vrai que celui des apparences(4) ; jusqu’à Emmanuel Kant qui constata définitivement, semble-t-il, que l’esprit humain, dépendant de ses propres sens, est dans l’impossibilité d’atteindre à une vérité qui serait au-delà des apparences du monde sensible.

Et pourtant nous a dit Paul Clavier, la question de la réalité ultime se pose toujours. Elle ne peut être éludée. En effet, quels que soient les progrès de la science, qui remonte de cause en cause, on arrive toujours à un point où la science ne donne pas de réponse, comme déjà, vers la fin du 19ème siècle, Maxwell put le constater, ce qui le conduisit à admettre, hors de la science, le principe d’une explication métaphysique. Car on ne pourrait se soustraire au principe de raison suffisante, ce grand principe énoncé par Leibniz, selon lequel rien n’arrive sans une cause suffisante pour expliquer que cela arrive ; ce qui est une reprise du principe de causalité déjà énoncé par Aristote. On ne peut échapper au principe de causalité. Lorsqu’il n’y a pas de réponse scientifique (repoussant sans cesse ses limites, la science ne fait que poser de nouvelles questions), force est donc d’admettre, hors de la science, une réponse métaphysique. Sans confondre science et métaphysique – et sans vouloir non plus que les métaphysiciens imposent telle ou telle réponse, comme c’était le cas autrefois – on ne peut faire autrement que chercher une réponse métaphysique aux questionnements ultimes et reconnaître une cause première, un principe créateur à l’origine de tout ce qui existe. Ce qui est une autre façon, non mythique, de rendre compte de la création.

Le point de vue de la science

L’exposé de Roland Omnès a remis bien des choses en question.
Il nous dit que l’univers dont nous avons aujourd’hui connaissance – et que le progrès des instruments d’observation révèle à la fois infiniment grand et infiniment petit, dans une mesure insoupçonnée jusqu’alors – s’explique par les lois fondamentales de la nature. Ces lois, aucune religion ne les avait révélées et aucune métaphysique ne les avait conçues. Nous devons faire face à quelque chose d’entièrement nouveau, à quelque chose qui dépasse totalement les cadres de pensées qui nous sont familiers, ceux de la religion comme ceux de la philosophie. La réalité ultime des choses n’est certes pas celle que l’on voit. Mais la réalité scientifique est tout autre chose que ce que peuvent en laisser croire des “idées” ou des systèmes imaginés ou conçus a priori.

Les lois fondamentales de la nature, c’est à dire les lois de la relativité générale et les lois de la physique quantique, s’expriment uniquement en langage mathématique, ce qui les rend difficilement accessibles ; elles contiennent pourtant en puissance tout le déroulement et toute l’histoire de l’univers ; elles remettent en question les notions de temps et d’espace, pourtant considérées depuis toujours comme des catégories fondamentales de l’esprit humain ; et, surtout, elles remettent en question le principe de causalité, le principe de raison suffisante de Leibniz, issu pourtant de l’expérience d’innombrables générations, base de toutes les réflexions scientifiques ou philosophiques conduites jusqu’à notre époque quant à la compréhension de l’univers.

C’est qu’au niveau le plus intime de la matière, au niveau de la physique quantique, il se révèle qu’il n’y a pas de cause ni d’effet. Penser en termes de causes et d’effets est erroné. Cela dépasse la notion courante de hasard : il y a, dans le monde quantique, une liberté de combinaisons des possibles qui va infiniment au-delà du simple jeu de dés. Nous sommes bien là confrontés avec le problème des apparences : au niveau des particules élémentaires, nous sommes dans un monde où tout est absolument différent de ce que nous avons sous les yeux.

Toutefois – et il s’agit là d’une découverte récente, issue de travaux mathématiques sur les lois quantiques et vérifiée en laboratoire il y a seulement quelques années – il s’avère qu’à l’échelle macroscopique, celle de nos perceptions, les lois changent de forme. C’est ce qu’on appelle la “décohérence« . Au niveau macroscopique, il y a “transmutation » des lois et tout se passe comme si l’on constatait des causes et des effets. Non qu’on en revienne au déterminisme absolu que supposait la causalité et que Laplace affirma avec tant d’assurance, mais parce que nous sommes dans un domaine probabiliste et qu’au niveau macroscopique, si la cause entraîne l’effet, ce n’est qu’avec une probabilité d’erreur, mais une probabilité infiniment faible. Il y a très peu de chances pour qu’à grande échelle la cause ne paraisse pas suivie d’effet. A notre échelle les lois traditionnelles de la physique restent approximativement valables, sans que, pour autant, elles expriment la réalité exacte et profonde des choses.

Que dire, après cela, de tout ce à quoi s’attacha l’imaginaire de l’homme au cours de sa très longue histoire ?

L’idée de cause première, par exemple, cette ancienne idée, déjà émise par Aristote, répondrait-elle aux questions que la science ne sait pas résoudre ? C’est probablement une notion qui perd finalement sa nécessité apparente, car on sait maintenant qu’au moment des origines de l’univers (le “big-bang« ) c’est la physique des particules qui règne, une physique qui précisément, comme nous l’a dit Roland Omnès, ne connaît pas le principe de causalité ; un monde où des événements surviennent sans cause et où il n’y a pas de déterminisme. Faut-il donc en revenir à la constatation désabusée de Hume et de Kant, à savoir que l’esprit humain, subordonné aux sens de l’homme, ne peut dépasser le sensible et ne peut pénétrer jusqu’au cœur des choses ?

Sans doute n’avons-nous pas de réponse à la question des origines de l’univers. Peut-être même cette question dépasse-t-elle notre entendement. Néanmoins une autre question, énoncée elle aussi par Leibniz, peut, nous semble-t-il, toujours être posée : pourquoi quelque chose plutôt que rien ? pourquoi l’univers tel qu’il est et pas autrement ? (cf. l’exposé de Paul Clavier). Or poser cette question aujourd’hui, dans la perspective évolutionniste qui est maintenant la nôtre – non seulement de la vie mais de l’univers dans sa totalité – c’est en fait passer de l’idée de cause première à l’idée d’intentionnalité. L’évolution de l’univers correspond-elle à une intention ? ou à un but ? a-t-elle un sens ?

Par définition la science ne peut répondre à une question posée en ces termes, car la science se réfère toujours à une état antérieur pour comprendre un état postérieur. La constatation de Maxwell, rappelée par Paul Clavier, garde donc toute sa valeur. La réponse ne peut être que d’ordre métaphysique, ne peut être qu’une affirmation de principe, de l’ordre de la croyance et non de la connaissance. Et même, pourrait-on dire, de l’ordre de la foi.

Des schémas de pensée à remettre en question

Mais croyance – ou foi – n’implique pas mythologie. Comme Roland Omnès l’a souligné, la connaissance que nous avons aujourd’hui de l’univers et de ses lois est quelque chose d’entièrement nouveau qui remet en question tous nos cadres de pensée familiers (remise en question qui peu à peu, d’ailleurs, commença, au moins partiellement, dès les premiers progrès de la science, à l’aube de la modernité). Or les croyances, elles, remontent quasiment toutes à une époque bien antérieure à la modernité : elles sont en cohérence avec des modes de pensée antiques qui ne peuvent plus être les nôtres et qu’il nous faut savoir dépasser.

Non seulement les notions distinctes de temps et d’espace sont remises en question par la notion, ô combien difficile pour nous, d’espace-temps ; non seulement le principe de causalité, énoncé par Aristote, semble ne pas être un principe premier ; mais que dire par exemple de cette distinction toujours faite entre le ciel et la terre, qui, selon nos croyances et nos mythes traditionnels, paraît la distinction ultime de toutes choses dans l’univers ? En réalité, le ciel qui s’offre à nos yeux n’est qu’une apparence optique et n’existe pas. Aujourd’hui, la distinction majeure semble plutôt devoir être faite en trois termes : la matière, celle de l’univers et de la terre, obéissant aux lois fondamentales de la nature ; la vie, issue de la matière selon des processus encore mal élucidés ; la conscience et le monde de l’esprit, développés dès que la vie atteint une certaine complexité.

Que dire aussi de la croyance en un univers statique, demeurant inchangé, tel que créé aux “premiers jours » ? Aujourd’hui, on vient de le rappeler, nous savons que l’univers est évolution. Les étoiles naissent et meurent. La terre, au cours des âges géologiques s’est transformée. En quatre milliards d’années la vie sur terre a évolué des bactéries primitives aux êtres “supérieurs » que nous croyons être, après, faut-il le rappeler, plusieurs extinctions massives des êtres vivants. Seule l’immense disproportion du temps de notre vie et du temps de l’évolution a pu faire croire à un monde immobile et même éternel.

Enfin nos divinités, comprises à partir d’une image de l’homme, ont toujours été personnalisées et considérées comme douées de volonté et d’intentions. En somme-nous si sûrs ?(5)

Deux aspirations fondamentales

En fait, si l’on essaie de se représenter ce qu’a pu être la pensée instinctive de l’être humain lorsqu’il est devenu conscient de lui-même, il semble (mais il faut rester très prudent sur ce point) que deux aspirations ont partagé son imaginaire : d’une part aller au-delà de soi-même, au-delà de sa condition terrestre, pour dépasser, en imagination, sa propre finitude et les contraintes les plus concrètes de l’existence, et notamment imaginer un au-delà de la mort ; et d’autre part, “interpréter » l’univers, imaginer des “scénarios« , souvent mythiques, rendant compte de ce qui se passe dans l’environnement, depuis le mouvement des astres jusqu’à la croissance des plantes ou des animaux, en passant par les phénomènes météorologiques et par les maladies de toutes sortes ; et ce, pour pouvoir éventuellement, par des gestes rituels appropriés, modifier le cours des événements.

Ces deux aspirations – aller au-delà de soi-même et interpréter l’univers – sont à la source de toutes les mythologies. Or elles s’y sont toujours trouvées étroitement imbriquées. Notre problème aujourd’hui, c’est qu’il faut désormais les séparer. Si la science contemporaine nous donne, dans certaines limites, une interprétation de l’univers, totalement différente de ce qui avait pu, jusque-là, être imaginé, elle ne répond nullement, pour autant, au besoin d’aller au-delà de soi-même. Ce que traduit, sur le mode ironique, la phrase de Woody Allen citée par Paul Clavier : “Dieu n’existe pas mais nous sommes son peuple élu« . Il faut “désuperstitionnaliser » nos croyances. Ce que le grand théologien que fut Bultmann avait déjà dit d’une autre façon en disant : “il faut démythologiser nos croyances« .

Quelques pistes(6)

Parlant, par exemple, de la création, Bultmann a écrit : “…seuls sont légitimes les énoncés sur Dieu qui expriment la relation existentielle entre l’homme et Dieu. Illégitimes sont les énoncés qui parlent de l’action de Dieu comme d’un événement cosmique. L’affirmation de Dieu comme créateur ne peut pas être entendue comme un énoncé théorique sur Dieu, saisi dans un sens général comme creator mundi. Cette affirmation ne peut être qu’une confession personnelle signifiant que je me comprends moi-même comme une créature qui doit son existence à Dieu » (Rudolf Bultmann – “Jésus » (1926) – Trad française “Le Seuil » Paris 1968, p 232).

Le sens de cette citation est clair : Dieu ne peut être compris comme cause physique de l’univers. Mais en se reconnaissant comme un être créé, l’homme affirme un au-delà de lui-même qui le dépasse. L’homme ne peut se considérer comme “premier« . Il ne peut dire : “je me suis fait moi-même« .

Pensons aussi à Lévinas. L’au-delà de soi-même, la transcendance en quelque sorte, c’est l’autre, qui se découvre lorsque l’on rencontre son visage ; qui m’interpelle, me convoque à la responsabilité et m’appelle à lui répondre comme il est appelé à me répondre. Ajoutons, avec Hannah Arendt, que l’autre n’est pas une abstraction, que ce sont les autres, dans leur pluralité et dans toute leur diversité que je dois reconnaître et qui dépassent ma singularité. En tout état de cause il faut passer par l’autre : je ne peux dire “Je » que parce que l’on m’a dit “Tu« .

Quel sens notre imaginaire peut-il donc donner au monde ? Il ne s’agit pas d’en rechercher un sens “cosmique« , universel, qui nous échappera toujours ; mais de chercher quel sens nous donnons à l’existence de l’homme en ce monde et au milieu de ses semblables ; et de comprendre, et même d’affirmer, que l’homme n’est pas seulement une chose soumise aux lois de la nature, mais qu’il est une conscience libre, consciente de sa finitude, consciente que l’homme n’est lui-même que par l’existence des autres, consciente que l’univers le dépasse infiniment et qu’il ne peut lui inspirer que le sens du sacré, comme l’a rappelé Roland Omnès ; comme, depuis, longtemps l’a aussi l’a chanté le psaume 19 : coeli enarrant gloriam tuam.

Finalement c’est peut-être à saint Augustin qu’il faut en revenir : c’est au fond de toi-même que tu peux trouver la transcendance. Tout homme peut éprouver le sentiment d’un au-delà de lui-même, sans que pour autant cette intuition implique qu’une volonté supérieure, externe, gouverne le monde. Reconnaître une transcendance, c’est alors prendre conscience d’une altérité radicale et reconnaître, hors de toute considération quant au fonctionnement de l’univers, que l’homme ne peut s’attribuer aucune primauté absolue, qu’il ne peut se considérer comme premier. Mais c’est arriver ainsi à une affirmation qui, en elle-même, ne relève plus de la connaissance. Elle est indémontrable. Il nous faut la poser a priori, comme un acte de foi.


(1) Citons aussi René Girard pour qui la source du sentiment religieux se trouve dans un sacrifice fondateur et mythique qui a uni le groupe social autour de l’expulsion d’une victime sacrificielle, porteuse de la violence interne naturelle au groupe social ; sacrifice qui doit, rituellement, être périodiquement renouvelé.

(2) La conception mazdéenne de l’âme, comme l’a indiqué Jean Kellens, est en fait assez complexe. L’homme a trois âmes. L’une est éternelle, c’est la Fravarti ; son existence remonte à la première phase de la création, la création en pensée, spirituelle. Elle préexiste à l’homme et reste au ciel même quand l’homme est vivant sur terre. La deuxième est liée au corps, est à l’intérieur du corps, c’est la Ruvan, âme masculine. La troisième enfin, la Dayanâ, est l’âme féminine. Elle est extérieure au corps. C’est une émanation, c’est l’âme pérégrinante qui, lors du sacrifice, assure le lien entre l’espace sacrificiel et le monde des dieux.

(3) Dans L’homme et la mort, éd. du Seuil, 1976, coll. “Essais« 

(4) Indiquons que cette conception s’est prolongée jusque dans les temps modernes, en rappelant notamment la grande querelle des universaux qui parcourut le Moyen-Age ; et également les “noumènes » de Leibniz.

(5) Voir sur ce point, dans la revue Evangile et Liberté d’octobre 2004 (n° 182) l’article de John Shelby Spong, ancien évêque anglican de Newark (New Jersey – U.S.A.) : Au delà du théisme, vers de nouvelles images de Dieu.

(6) Plusieurs éléments de ce qui suit sont repris de précédentes brochures d’Etudes et Recherche.

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