Cycle 1995-1996 : Hérétiques et schismatiques dans l’Église chrétienne – 3

3) Le débat sur la nature du Christ aux IVe et Ve siècles – De l’arianisme au monophysisme

de Jacques-Noël PERES, le 16 décembre 1995

Les premières polémiques à propos du Christ ne datent pas du Bas-Empire. Elles sont antérieures. Elles avaient d’abord concerné les rapports entre le Père et le Fils et donné naissance à un certain nombre de courants, l’adoptianisme par exemple, qui se développèrent dès le 2e siècle et surtout au 3e siècle.

En regard, l’intérêt de l’arianisme, par quoi nous allons commencer, est de mettre le doigt non plus sur la question des rapports entre le Père et le Fils, mais sur celle de la nature même du Fils incarné. Ce fut la source d’un débat sans fin, aux aspects souvent « byzantins« . L’arianisme ayant pris un développement important, l’effort des théologiens pour le réfuter fut considérable. D’où l’élaboration de multiples systèmes théologiques, souvent contradictoires entre eux et d’où sortit à son tour la querelle du monophysisme.

En outre la doctrine d’Arius n’était pas née de rien. On possède une lettre intéressante, adressée par Arius lui-même à Eusèbe de Nicomédie, un évêque bien en cour (Nicomédie n’est pas loin de Constantinople), se terminant ainsi :

« Porte-toi bien dans le Seigneur en te souvenant de nos tribulations. J’en forme le souhait, collucianiste en vérité… Eusèbe« .

Que signifie donc ce terme de « collucianiste » ? Tout simplement qu’Arius écrivait à son ami Eusèbe et que tous les deux avaient été à l’école de Lucien d’Antioche. Ce dernier, saint Lucien d’Antioche, martyr à Antioche, né à Samosate vers 240, avait une particularité : il enseignait en s’appuyant très fortement sur l’Ecriture, lue de façon très historique. Il était « historico-critique » avant la lettre, ce qui est assez étonnant pour une époque où l’on était très porté vers une exégèse allégorique. Lucien avait une vue historique des choses et il a lui-même essayé de rassembler des manuscrits pour constituer la « Bible de Lucien« , qui eut un prodigieux succès et fut lue pendant longtemps dans tout l’empire byzantin.

Pour nous, cela veut dire que des gens comme Arius et d’autres dont nous allons parler, qui avaient été élèves de Lucien, avaient une très grande connaissance des Ecritures et avaient, de ce fait, une théologie biblique.

I – L’arianisme et le premier concile de Nicée

Arius

Arius est né vers 256 en Libye et on le retrouve curé d’une paroisse d’Alexandrie au début du 4e siècle. On parle de lui à partir de l’épiscopat d’Alexandre et on en parle tant qu’il va être excommunié, devoir quitter l’Egypte, se réfugier auprès d’Eusèbe de Nicomédie (les disciples de Lucien ont souvent occupé des sièges épiscopaux importants ; il y avait entre eux tout un réseau d’amitiés). Sa doctrine est condamnée au concile de Nicée (325) ; il est exilé sur ordre de Constantin puis, 10 ans plus tard, rappelé d’exil. Il meurt brutalement à Constantinople en 336, alors qu’il s’apprêtait à rentrer à Alexandrie et à être réintégré dans l’Église.

Son système christologique est connu par deux sortes de sources :

  • ses contradicteurs d’abord, mais c’est de la polémique, comme par exemple Athanase d’Alexandrie, dont nous parlerons plus loin ;
  • certains de ses propres textes ensuite, ceux qui ont pu survivre. Lorsque quelqu’un était condamné pour hérésie, on s’empressait en effet de détruire ses ouvrages. Si nous possédons des fragments d’Arius, c’est donc en général par le biais de contradicteurs qui le citent. Mais on a aussi directement quelques textes : la lettre citée tout-à-l’heure, une confession de foi adressée à son évêque (Alexandre d’Alexandrie), une autre confession de foi adressée à Constantin, des fragments d’un texte intéressant appelé la Thalie (en grec hè thaléia, le banquet), sorte de chanson à boire sur l’air de laquelle Arius avait mis des paroles qui véhiculaient sa doctrine (mutatis mutandis cf. les réformateurs avec les chorals). C’était une manière de diffuser ses idées. Alexandrie était un port, fréquenté par des marins de tout l’empire, qui apprenaient plus facilement une chanson que du catéchisme. Par le biais de ces textes chantés, la doctrine d’Arius se répandit allègrement. Un historien comme Philostorge dit qu’Arius composa de très nombreux cantiques : « c’est par le plaisir qu’il leur faisait trouver à ses mélodies, qu’il attirait à sa propre impiété les hommes les plus ignorants« .

La doctrine d’Arius

Arius ne voulait pas voir en Jésus-Christ Dieu incarné.

Il n’était pas le premier à le dire. On fit d’Arius le successeur d’un autre hérétique, Paul de Samosate. Cet évêque d’Antioche (un personnage assez fantasque – 2e moitié du 3e siècle) voulait à tout prix maintenir la « monarchie divine« , un seul Dieu. Il envisageait le Christ comme un simple homme, adopté par Dieu pour son fils et devenu dès lors de même substance que lui (homo-ousios), c’est-à-dire ne formant plus qu’une seule et même personne avec le Père.

On accusa Arius de reprendre l’hérésie de Paul de Samosate. Ce qu’il voulait, effectivement, c’était lui aussi sauvegarder la « monarchie divine« . Arius, élève de Lucien comme on l’a dit, était un bibliste et savait que le credo d’Israël, qui était aussi celui de l’Église ancienne, était un Dieu unique.

Aussi Arius disait-il que le Père seul est Dieu de toute éternité mais que ce Père a créé ensuite le Fils, en le tirant du néant, afin qu’il fût la cause seconde de la création. Il y a le Père, seul Dieu éternel, qui, à un « moment » de son éternité crée le Fils, afin que ce Fils soit le créateur. Donc ce Fils est créé avant les créatures, mais il apparaît à un moment. Il n’est pas éternel. Il est l’instrument de la création que le Père se choisit. Arius se réfère notamment pour cela à la Prosopopée de la Sagesse, dans le livre des Proverbes au chapitre 8.

Le Fils, en tout état de cause, se distingue donc des autres créatures par sa primauté et par son éminence ; mais on ne peut pas le confondre avec le Père. « Celui-ci (le Fils) n’a rien de propre à Dieu selon la substance qui lui est propre, car il n’est pas égal à lui, ni même consubstantiel » (La Thalie).

Il y avait ainsi, chez les ariens, un net refus de la « consubstantialité » du Père et du Fils (voir in fine la note « le sens des mots« ).

Citons Arius (profession de foi à Alexandre d’Alexandrie) :

« Nous reconnaissons un seul Dieu, un seul inengendré, seul éternel, seul sans commencement, seul véritable, seul possédant l’immortalité, seul sage, seul bon, seul puissant, seul juge de tous, gouverneur, administrateur, immuable et invariable, juste et bon« .

Hilaire de Poitiers, au 4e siècle, dira qu’Arius s’appuyait sur le « shema Israël« , « Ecoute Israël notre Dieu éternel, notre Dieu un« . Le texte que l’on vient de lire est tout-à-fait orthodoxe. Mais Arius n’y parle que du Père, n’y parle pas du Père et du Fils.

Autre texte, tiré de la Thalie :

« Par nature, comme nous tous, le Verbe lui-même est changeant et c’est par son propre libre-arbitre qu’il demeure bon tant qu’il veut ; néanmoins, quand il le veut, il peut changer lui-aussi, comme nous, parce qu’il est de nature changeante.« 

Ainsi pour Arius, le Verbe n’est pas immuable. Ce n’est donc pas le Verbe, ce n’est pas le Fils, qui est visé par la première citation ci-dessus, mais réellement le Père et lui-seul.

L’argumentation d’Arius repose sur des références bibliques très nettes. Quand il dit que le Christ est changeant, il fait référence à ses diverses attitudes telles que les rapporte le récit évangélique. On voit le Christ violent (par exemple quand il chasse les marchands du Temple), puis doux et pacifique ; on le voit pleurer, et on le voit dans d’autres attitudes. Arius prend tout-à-fait au sérieux un certain nombre d’affirmations bibliques.

Cela a deux conséquences. En théologie d’abord. Cela signifie que le Verbe ne peut être qu’un Dieu second, subordonné au Père. Arius ne dit pas que Christ n’est pas Dieu ; il dit qu’il est un Dieu second, qu’il n’est pas le grand Dieu. En christologie ensuite. Arius en vient à dire que le Verbe n’a pu s’unir à la chair que parce que, précisément, il n’était pas Dieu et qu’il ne saurait être par conséquent l’inengendré engendré, comme l’enseignait la théologie.

En effet, pour Arius, s’il y a union, il y a ipso facto confusion :

« Si le Logos était vrai Dieu de vrai Dieu, comment pourrait-il devenir homme ? demandaient les ariens… Comment osez-vous avancer que le Logos participe à la vie du Père s’il a un corps pour expérimenter tout cela ?« 

En d’autres termes, l’union, pour Arius, est un argument qui lui permet de lutter contre la divinité du Christ. S’il était vrai Dieu, il n’aurait pas pu s’unir, parce qu’un tel mélange est inconcevable. Donc s’il y a en Christ une union, ce ne peut être avec le vrai Dieu. Cela ne peut être que l’union avec le Verbe, avec le Dieu second. Et d’ailleurs pour éviter toute confusion, les ariens diront que le Verbe ne s’est pas fait homme mais qu’il s’est uni à la chair. Confession de foi de l’évêque Eudoxe d’Antioche, au 4e siècle, qui est arien :

« Nous croyons en l’unique Seigneur, le Fils, qui s’est fait chair, non pas homme, car il n’a pas assumé une âme humaine, mais il s’est fait chair, de telle sorte que Dieu nous fut révélé, à nous les hommes, à travers la chair comme à travers un voile, non pas deux natures, puisqu’il n’était pas totalement homme, mais dieu dans la chair, au lieu d’une âme.« 

Nous avons ainsi dans l’arianisme une christologie dite de schéma « verbe-chair« . L’incarnation, c’est le verbe qui entre dans la chair. Alors serait-ce le prologue de l’Évangile de Jean (« le verbe s’est fait chair« ) ? Oui ; mais derrière cela il y a l’affirmation : ce n’est pas un homme parce qu’il n’y a pas d’âme humaine. Le Christ, pour se révéler, a dû prendre une apparence, celle de la chair, mais il n’est pas vraiment un homme. Le Dieu second est rentré dans la chair et c’est tel que nous l’avons vu.

En résumé, pour maintenir le monothéisme le plus strict, les ariens se sont efforcés de démontrer que ce n’est pas le Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu de vrai Dieu qui a pu s’unir substantiellement à la chair mais que c’est le Verbe, Dieu second, qui a pris chair.

Et ainsi, d’une certaine manière, l’hérésie christologique des ariens devenait aussi une hérésie trinitaire.

Le premier concile de Nicée (325)

La théologie arienne fut évidemment contestée et entraîna de multiples disputes et controverses.

Pour rétablir l’unité, l’empereur Constantin convoqua donc un concile, dans la salle principale du palais de Nicée. Ce fut le premier « concile de Nicée« , premier concile œcuménique, qui s’ouvrit le 20 mai 325 sous la présidence de l’évêque Osius de Cordoue, un « occidental« . Constantin commence par un grand discours, déclarant qu’il a réuni le concile pour « éviter et réduire la discorde à l’intérieur de l’Église, qui selon lui, est plus dangereuse et plus funeste que la guerre« .

L’empereur est-il déjà chrétien ? La question se pose. Constantin n’a été baptisé que sur son lit de mort, précisément par Eusèbe de Nicomédie, qui était arien. En pareilles circonstances, quels pouvaient donc être les sentiments des délégués au concile ? Voilà trois siècles que les chrétiens étaient en butte à l’hostilité de l’Empire. Il y avait eu des persécutions. La dernière, celle de Dioclétien, datait tout juste d’une vingtaine d’années. Et voilà que l’empereur les convoque en concile, le premier concile œcuménique jamais réuni, et leur dit « je veux la paix dans l’Église…« . Il dut y avoir à la fois inquiétude et surprise.

La discussion s’engage. Les 318 Pères réunis à Nicée conviennent qu’il faut rédiger une confession de foi, un « symbole« , qui sera la marque de l’orthodoxie. Pour cela on décide de prendre un symbole déjà existant que l’on va amender afin de réduire les divergences doctrinales. On pense d’abord au symbole romain (qui deviendra plus tard le symbole des Apôtres) mais ce dernier insiste beaucoup sur l’incarnation, ce qui risquait de faire peur aux ariens. Dans un souci de réconciliation, on prend finalement le symbole de l’Église de Césarée, qui est orthodoxe, mais plus neutre : « … et en un seul Seigneur Jésus-Christ, le verbe de Dieu, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vie de vie, fils unique, né avant toute créature, engendré du Père avant tous les siècles, par qui tout a été fait… » Les ariens étaient très contents, trop contents. Pour les orthodoxes, les ariens auraient pu signer sans dénoncer leurs erreurs.

Aussi les Pères du concile s’employèrent-ils à modifier ce symbole et c’est ce qui a donné notre symbole « de Nicée » (celui que l’on récite actuellement est celui de Nicée-Constantinople qui développe un troisième article sur le Saint-Esprit). Le texte ayant été voté une première fois avec 17 oppositions, Constantin menaça d’exil les récalcitrants. Moyennant quoi tout le monde signa, sauf deux évêques, des amis d’Arius, qui furent exilés et déposés comme Arius lui-même.

Le symbole de Nicée est un symbole biblique, en ce sens que tous les mots qui y figurent (sauf un) sont dans la Bible. Ce qui est important, c’est précisément ce mot « non biblique« , le mot « homo-ousios« , « de même substance« . Ce mot ayant été repris de Paul de Samosate, il avait semblé aux évêques orthodoxes qu’il était acceptable par les ariens. De même substance .., consubstantiel … (voir, in fine, la note sur le sens des mots).

L’arianisme progresse

Quoi qu’il en soit, les ariens se répandirent abondamment, en particulier parce que l’Occident va devenir arien, par le biais des Goths. C’est l’œuvre de l’évêque Wulfila (311- 383), ordonné évêque en 341 … par Eusèbe de Nicomédie, arien, ami d’Arius, comme dit plus haut.

Les barbares sont en effet aux frontières de l’Empire et l’Empire n’a qu’une peur, c’est que les Barbares l’envahissent. Pour les calmer on essaie plusieurs méthodes. On leur donne la Thrace, dans l’espoir qu’ils n’iront pas plus loin : espoir déçu. On essaie de conclure avec eux des traités d’alliance. On projette aussi de les christianiser pour les assagir. On leur envoie donc le fameux Wulfila, arien, goth de naissance mais issu de grands-parents grecs autrefois emmenés en esclavage par les Barbares. Wulfila part en mission chez les Goths et obtient un succès prodigieux. Il traduit la Bible en gothique. Les Barbares vont ainsi devenir ariens.

L’arianisme se répand donc largement. Au 4e siècle il y avait finalement plus d’ariens que de nicéens. La « grande Église » était en réalité la petite, au grand déplaisir des responsables de l’Église et de l’Empire.

Divisions des théologiens

À ces responsables il paraît nécessaire de résoudre la question au plan théologique. Certains disent : ne nous battons plus sur homo-ousios (de même substance) mais essayons de voir si on ne peut pas dire homoi-ousios, rajouter un iota, ce qui voudrait dire alors de substance semblable. Le Christ serait dit d’une substance semblable à celle du Père. Plusieurs personnages importants soutiennent cette opinion : Basile d’Ancyre,… On les appelle semi-ariens.

Finalement il y eut quatre camps :

  • Les orthodoxes, ou Nicéens, qui disent homo-ousios (de même substance) ;
  • Les semi-ariens, ou homéousiens, qui disent homoi-ousios (de substance semblable) ;
  • Les ariens stricts, ou anoméens, qui disent an-omoios (dissemblable) ;
  • Ceux qui cherchent un compromis, les homéens, qui disent homoios (semblable), sans préciser en quoi il y a similitude.

Entre ces quatre camps il y avait des controverses et des disputes incessantes. D’où mille péripéties, sur lesquelles on ne s’attardera pas trop longuement ici :

357 : un premier concile hétérodoxe à Sirmium, qui essaie de rédiger une confession de foi.

358 : nouveau concile à Antioche qui accepte la formule de Sirmium, laquelle est cependant repoussée par les évêques gaulois.

378 : réunion à Ancyre (Ankara) d’évêques semi-ariens qui rédigent un manifeste. On y déclare que la notion de Fils se résume à la similitude avec le Père : « Le Fils est semblable selon la substance.« . Suivent un certain nombre d’anathèmes, dont le dernier vise ceux qui disent que le Fils est homo-ousiostot-ousios, c’est-à-dire consubstantiel au Père, qui a la substance même du Père (en fait ce manifeste rejette ainsi le Sabellianisme : il y a un seul Dieu, qui se manifeste tantôt comme Père, tantôt comme Fils, tantôt comme Esprit).

D’où un nouveau concile à Sirmium, sur l’ordre de l’empereur Constance, l’un des fils de Constantin, qui défend des thèses hétérodoxes. Le Pape de Rome, exilé, signe alors la formule de Sirmium, dont le mot homo-ousios est absent, et déclare « qu’il tient pour étranger à l’Église quiconque affirme que le Fils, par rapport au Père, n’est pas semblable selon la substance« . Voilà donc un pape qui serait plutôt semi-arien.

Pendant ce temps, l’arianisme continue de se répandre, surtout chez les Barbares. Le problème de l’arianisme ne se résoudra que peu à peu, lorsque les Barbares deviendront catholiques. Malgré le baptême de Clovis vers 496 et sa victoire à Vouillé, Il faudra attendre jusqu’en 587 pour que la conversion au catholicisme de Récarède, le roi des Wisigoths, amène à l’Église nicéenne le sud de la Gaule et l’Espagne.

II – Des théologies en réaction contre l’arianisme

L’Église devait impérativement combattre l’arianisme.

De nombreux Pères de l’Église, les maîtres des grandes écoles de théologie d’orient, celle d’Antioche, celle d’Alexandrie notamment, construisirent des théologies qui défendaient le symbole de Nicée. Mais à partir du moment où était admise la « consubstantialité » du Père et du Fils, le débat se déplaçait sur un autre terrain. Comment concilier alors dans le Fils la nature divine et la nature humaine ? L’une l’emportait-elle sur l’autre ? Ou étaient-elles « égales » ? Mais alors comment concilier cette dualité des natures avec l’unité de la personne du Christ ?

Dans le langage de l’époque et avec les concepts philosophiques d’alors, qui nous font paraître souvent ces discussions comme complètement « byzantines« , les débats furent passionnés. En sortit une nouvelle querelle, celle du « monophysisme« , qui entraîna finalement la séparation d’avec Rome d’un certain nombre d’églises orientales qui existent encore aujourd’hui.

L’Apollinarisme

Un des premiers contradicteurs d’Arius fut Apollinaire de Laodicée.

Vers 361, au 4e siècle, Apollinaire est évêque de Laodicée. Nicéen, il a contre lui un évêque arien. On a conservé quelques fragments de son œuvre. Ce qui frappe c’est qu’il s’oppose à Arius en développant une christologie à la fois semblable et différente. Il puise à la même source. Comme Arius il s’appuie sur le schéma « Verbe-chair« .

En fait, ce à quoi Apollinaire veut s’opposer, c’est à toute forme d’adoptianisme, cette hérésie dont on avait accusé Arius quand on avait voulu voir en lui un successeur de Paul de Samosate. Apollinaire insiste sur l’unité du Verbe incarné, l’ »Un dans l’union« . Pour lui l’union des natures divine et humaine en Jésus-Christ revêt un aspect quasi biologique. Voici un passage de son « Traité de l’union » :

« C’est de la volonté de la chair et de la volonté de l’homme que l’homme ordinaire est animé et vit, la matière spermatique qui est émise charriant la vertu vivifiante dans la matière qui la reçoit. Mais c’est de par la descente de l’Esprit et de par l’ombre de sa puissance que la vierge se fait le sein enfanter ; ce n’est pas la matière spermatique qui a opéré la vie divine, mais bien la puissance spirituelle et divine qui a infusé à la vierge la divine fécondation et procuré le divin enfantement« .

En mettant les deux en parallèle, il veut nous dire : assurément, le Christ n’est pas né de matière spermatique, mais il n’empêche que l’ombre de l’Esprit va, de la même manière que pour un homme, dans le Christ, fonder une union substantielle. Pour être simple disons que, chez Apollinaire, l’homme ordinaire apparaît comme la synthèse de l’âme et du corps et dans l’homme Jésus Christ – c’est la solution christologique d’Apollinaire – le Verbe de Dieu tient la place de l’âme qui anime la matière. Donc pour lui le Christ n’est pas vraiment homme ; Le Verbe s’est glissé dans un corps sans âme qu’il anime. Il y a de cette manière un seul être : « une seule nature incarnée du Fils de Dieu« .

Cette façon de voir fut condamnée. En 377, sous le pontificat du pape Damase, un synode romain se réunit et censure la doctrine d’Apollinaire. Ce dernier, pourtant réel défenseur de la foi de Nicée, se trouve condamné comme crypto-arien. La solution théologique qu’il avait proposée n’était pas retenue. En plus on l’accusa des pires horreurs, d’où la disparition de son œuvre. Huit ans plus tard, en 385, Grégoire de Nysse rédigea même un traité contre l’hérésie d’Apollinaire.

Il y eut d’autres défenseurs de la théologie « Verbe-chair« , mais tous tombèrent dans des positions semi-ariennes.

Il fallait trouver une autre solution.

Les théologiens de l’école d’Antioche ; Nestorius

Il s’agit maintenant de la seconde école d’Antioche (la première avait été celle de Lucien d’Antioche, évoquée au début), qui reste fondamentalement bibliste, avec des bases exégétiques très fortes, mais qui va sortir du cadre de la théologie biblique pour toucher à des spéculations de haute théologie. Trois grands noms d’abord : Eustathe d’Antioche, Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste ; et surtout, un peu plus tard, Nestorius qui appartient aussi à cette école.

1 – L’évêque Eustathe d’Antioche, qu’on appelait la « lumière de l’orient« , rejette le schéma « Verbe-chair« , dont il a vu les limites. Il défend une autre christologie, reposant sur le schéma « Verbe-homme« .

« Pourquoi, demande Eustathe d’Antioche, les ariens pensent-ils qu’il soit important de montrer que le Christ a pris un corps privé d’âme et de fabriquer des mensonges aussi énormes ?« 

Ce que veut Eustathe, c’est qu’il y ait une intégrité de l’humanité du Christ. Le Christ est vrai homme. Mais peut-il l’être, être homme total, en même temps que dieu total ? Il va dire que le Verbe « assuma un instrument humain pris à la Vierge« . Il parle en terme d’assomption (assuma), ou encore en terme d’inhabitation : « le Verbe se bâtit un temple« .

Evêque d’Antioche, Eustathe avait eu un prédécesseur au début du second siècle, Ignace d’Antioche, qui parlait du Seigneur « sarcophoros » (porteur de chair). Eustathe, son successeur, va inverser les termes et parler d’un « anthropos théophoros« , un homme porteur de Dieu. Il parle de l’homme du Christ, cet homme que le Christ a pris. Ce n’est pas une chair que Christ a assumée, c’est un homme. Pour les antiochiens, quand Jean écrit « le Verbe s’est fait chair« , ils expliquent, faisant de la philologie, qu’à cette époque le mot « sarx » (chair) voulait dire la réalité de l’être humain et correspondait donc à « anthropos« . C’est un pas en avant.

Mais les antiochiens n’osent pas dire encore que la totalité de la divinité peut s’unir à la totalité de l’humanité : il y aurait dualité. C’est pour cette raison qu’ils parlent d’assomption ou d’inhabitation. Néanmoins, avec Eustathe, il y a une perfection de la nature divine du Christ, contre les ariens ; et une perfection de la nature humaine du Christ, contre Apollinaire. C’est là le pas en avant.

2 – Après Eustathe vient Diodore de Tarse, que l’empereur Théodose appelait le « boulevard de l’orthodoxie« . Diodore avait en effet une belle réputation de théologien orthodoxe, qui cependant ne durera pas.

Né à Antioche, il fut philosophe à Athènes, puis théologien à Antioche. Il sera le maître de Théodore de Mopsueste, de Jean Chrysostome et de quelques autres brillants élèves. Il est à Antioche en même temps que Julien dit l’Apostat, au moment de la guerre avec les Perses (vers 362). Il y eut entre eux de violentes controverses (Julien a écrit un traité « contre les Galiléens« ), dont les lettres de Julien sont témoin. Ce fut donc un apologiste et un polémiste. Evêque de Tarse en 378, il est mort en 392.

Ce Diodore avait des idées christologiques :

« Un certain Diodore, écrit Cyrille d’Alexandrie, un de ses adversaire, après avoir été longtemps « pneumatomaque » (adversaire du Saint-Esprit) à ce qu’on dit, rentra dans la communion de l’Église des orthodoxes, ayant donc déposé, à ce qu’il pensait, la souillure de l’hérésie macédonienne (celle qui s’opposait à la divinité du Saint-Esprit), il tomba dans une autre infirmité : il crut en effet et écrivit qu’autre Fils séparément est celui qui est de la semence de David et a été engendré de la sainte Vierge et mère de Dieu et autre Fils séparément est le Verbe de Dieu le Père. Cachant pour ainsi dire le loup sous une toison de brebis, il fait semblant de dire un seul Christ, rapportant ce nom au seul Verbe engendré de Dieu le Père, le Fils monogène ; puis l’appliquant au Christ pour ainsi dire dans l’ordre de la grâce, comme il le dit lui-même. Et il donne le nom de Fils à celui qui est né de la semence de David, en tant qu’il a été uni, comme il le dit, au Fils véritable, uni non comme nous autres nous le pensons, mais selon la seule dignité, la puissance, l’égalité, l’honneur« .

Ce que, dans ce texte, Cyrille reproche à Diodore, c’est de dire « Il y a deux Fils« . En voulant maintenir, après Eustathe, la pleine divinité et la pleine humanité, Diodore était amené à dire, d’après Cyrille, qu’il y avait deux Fils, l’un né de Marie, et l’autre né du Père de toute éternité, et les deux ont le même nom, Christ, mais ils sont différents. Il y a chez Diodore de Tarse un « dyophysisme » (deux natures) si fort qu’il y aurait deux Fils.

C’est du moins ce dont on accusa Diodore et ce pourquoi il fut déclaré hérétique. Mais en fait il refusait de dire autre et autre (allos kaï allos) ; il parlait d’un seul qui est composé. Mais il en arrivait forcément à parler de deux égaux, de deux « moi« .

Il y a donc bien, avec Diodore, une critique de l’Apollinarisme : Jésus est réellement un homme véritable ; mais la dualité est telle qu’à son tour elle soulève difficulté.

Citons encore Diodore :

« Que Dieu le Verbe ne passe pas pour fils de Marie, car le mortel donne naissance au mortel par nature, et le corps à ce qui lui ressemble. Et Dieu le Verbe n’a pas subi deux naissances, l’une avant les siècles et l’autre à la fin, mais il est né du Père naturellement et celui qui est né de Marie, il se l’est réservé comme temple dès son sein.« 

On retombe dans l’ « inhabitation » d’Eustathe d’Antioche.

Il y a chez Diodore quelque chose qui me touche beaucoup ; c’est un grand théologien et il a cette phrase tout-à-fait importante : « Accordons encore ceci : les deux sont un seul Fils et laissons en paroles ce qui est impossible… » c’est-à-dire n’essayons pas de résoudre ce qui ne peut l’être.

Bref il y a chez Diodore de Tarse deux sujets concrets, deux égaux, peut-être pourrait-il dire deux personnes ou deux natures (dyophysisme).

3 – Le grand théologien de cette seconde école d’Antioche est Théodore de Mopsueste.

On l’avait surnommé l’Interprète, l’Herméneute. C’est celui qui au mieux interprétait l’Ecriture. Né à Antioche, élève du fameux rhéteur Libanius, il fut évêque de Mopsueste, en Cilicie, en 392 et mourut en 428. C’est le premier personnage de l’Église chrétienne à avoir été condamné par un concile pour hérésie, après sa mort, 120 ans après.

Il fit faire un pas colossal à la réflexion théologique et christologique en étant le théologien de l’âme du Christ. Il posa l’âme du Christ comme un sujet théologique. Pour Théodore, le Christ connaît des passions ; il y a en lui une volonté humaine :

« Aussi nos pères bienheureux dirent-ils qu’il fut incarné pour que, toi, tu comprennes que c’est un homme parfait qu’il prit. Ce ne fut pas pour son aspect seulement qu’on le crut tel (c’est contre les ariens), mais parce qu’ayant réellement la nature humaine -et on le croit- il ne prit pas seulement un corps mais tout l’homme, composé d’un corps et d’une âme immortelle et raisonnable ; il l’assuma pour notre salut et par lui opéra le salut pour notre vie« .

Théodore insiste de cette manière à la fois sur la parfaite humanité et la parfaite divinité, avec cet argument théologique : n’est sauvé que ce qui est assumé. Pour que l’homme entier, total, tout un chacun, puisse être sauvé, il faut que le Christ ait été vrai homme total, lui aussi.

Alors on lui dira : comment le Christ peut-il être tout homme et tout Dieu ? Un et un ne font-ils pas deux ? Dans sa huitième homélie catéchétique, qui est tout-à-fait intéressante – c’est pour moi une homélie « mathématique » – et qui a des supports bibliques, Théodore répond : « Quand le Christ dit Moi et le Père nous sommes un, il n’empêche que ce « un » ne supprime pas « moi » et « le Père », qui sont deux« . Ou encore il parle de l’homme et la femme dans le mariage : « Ils sont deux et pourtant on dit qu’ils sont un« . Il a cette idée que un plus un ne veut pas forcément dire deux ; un plus un peut aussi vouloir dire un. Il dit encore : « on ne peut additionner que des choses semblables ; or le Fils de Dieu et le Fils de l’homme sont dissemblables ; il n’est donc pas possible de les additionner pour faire deux. Arrêtez de me contester en disant que je fais deux si j’ajoute Dieu et l’homme« .

Théodore va utiliser deux mots importants : le mot « inhabitation« , repris à Eustathe, et un autre, sunaphéia, conjonction. Il va dire qu’en l’homme Jésus, la divinité et l’humanité sont conjointes.

En d’autres termes, le schéma christologique « Verbe-homme » pousse Théodore à insister sur la distinction fondamentale entre les deux natures, cette distinction n’empêchant pas une conjonction qui pour Théodore est une unité dans laquelle il reconnaît l’âme du Christ comme un sujet théologique.

4 – Nestorius et le Nestorianisme

Nous en arrivons au théologien éponyme de l’une des grandes hérésies du 5e siècle.

Nestorius est d’origine persane. Né en 381 (date du concile de Constantinople), il étudie les lettres grecques à Athènes, puis va à Antioche. Il s’y trouve lorsque l’empereur Théodose II l’appelle sur le siège épiscopal de Constantinople en 428. Ce devait être un homme extrêmement brillant. On l’appelait aussi « Bouche d’or« . Moine, il était sans doute un excellent prédicateur. Sa réputation devait être grande pour que Théodose II le fasse sortir d’Antioche et venir à Constantinople.

C’était aussi un homme très rigoureux, rigoriste même. Il eut donc de nombreux ennemis. En arrivant à Constantinople, il enferma les moines dans leurs couvents, ce qui était tout-à-fait normal mais contrariait fortement les habitudes des moines « gyrovagues« . Il était élève de Théodore de Mopsueste. Dans son premier sermon de Noël, en 428, il refusa de dire que Marie était mère de Dieu (theotokos) :

« Les Saintes Ecritures (c’est un antiochien, il s’appuie sur la Bible) ne disent jamais que Dieu est né de la Vierge mère du Christ, mais Jésus-Christ est le Fils et le Seigneur (sous-entendu, c’est lui qui est né de Marie). Cela nous le confessons« .

Autrement dit, pour Nestorius, il ne faut pas dire que Marie est mère de Dieu, ce qui voudrait dire qu’elle est la mère du Dieu éternel, de la divinité, mais dire qu’elle est la mère du Christ.

En fait Nestorius dira encore que, le Christ étant vrai Dieu et vrai homme, si l’on veut dire que Marie est mère de Dieu, il faut dire immédiatement aussi qu’elle est mère du vrai homme, mère de l’homme. Il ne rejetait donc pas purement et simplement le mot « theotokos » (mère de Dieu) mais y ajoutait aussitôt, et demandait qu’on ajoute, « anthropotokos » (mère de l’homme). Plus simplement, disait-il, que l’on emploie le mot « Christotokos« .

Il disait encore :

« J’appelle Christ Dieu parfait et Homme parfait, non des natures qui sont confondues mais unies. Les natures doivent être conservées dans leurs propriétés respectives et ainsi une gloire doit être comprise et un Fils confessé en vertu de l’union miraculeuse qui dépasse toute raison. Nous ne faisons pas de deux personnes une personne, mais par le seul nom Christ nous signifions simultanément deux natures« .

C’est donc bien le dyophysisme (deux natures). Mais si Nestorius insistait sur les deux natures, il n’y avait pour lui qu’un seul Christ. Il y avait réellement unité, avec Dieu parfait et Homme parfait. On l’a caricaturé en ne retenant de lui que la dualité.

Il fut très attaqué et très fortement combattu, notamment par l’école d’Alexandrie.

L’école d’Alexandrie

L’école d’Alexandrie combattit à la fois Arius et Nestorius.

Cette école, dont l’exégèse était restée allégorique (comme pour tous les théologiens d’Alexandrie) va reprendre le schéma christologique « Verbe-chair« . Des théologiens comme Athanase, Didyme l’aveugle ou Cyrille, diront : abandonnons ce schéma « verbe-homme » qui mène à une dualité. Il faut revenir à une christologie « Verbe-chair » pour retrouver l’unité dans le Christ.

1 – Athanase, évêque d’Alexandrie, est tenu par les ariens comme leur grand ennemi. Comme ses prédécesseurs d’Alexandrie, il est très pénétré de la doctrine stoïcienne du Verbe, le Logos, âme du monde, qui donne au monde et sa forme et son dessin. Il l’applique au schéma christologique « Verbe-chair« , en disant :

« De même étant en son corps humain et lui donnant la vie, le Logos donnait aussi la vie à tous les êtres (Athanase, Traité de l’incarnation) ; il était en tous et il était en dehors de tous« .

Comme on le voit ici, le Logos reste pour Athanase purement transcendant. S’il est un grand ennemi des ariens, sa christologie, en fait, marque un certain flottement.

2 – Didyme l’aveugle, un des maîtres du Didaskalè (la grande école d’Alexandrie), un ascète, aveugle à quatre ans (Il avait tout appris par cœur !), fut un érudit prodigieux. Il se rend compte de la faille du raisonnement d’Athanase, en ce sens que pour Athanase l’âme du Christ n’est pas un sujet théologique, ne compte pour rien dans l’être et dans l’œuvre du Christ. Didyme va donc essayer d’affirmer l’existence d’une âme en Christ et on peut se demander si ce n’est pas pour lui ce qui lie le Verbe à la chair. Pour Apollinaire le Verbe prenait la place de l’âme. Pour Didyme, si l’on peut dire, l’âme fait le lien.

3 – Nous en arrivons au grand théologien de l’école, Cyrille d’Alexandrie. Il est évêque en 412 et meurt en 444. C’était un champion de la foi nicéenne, et aussi un homme de poigne, très expéditif. Certains iront jusqu’à dire qu’il n’est pas du tout un champion de la foi mais plutôt un pharaon au cœur endurci.

Quoi qu’il en soit, Cyrille pense que les solutions d’Athanase sont insuffisantes. Comme Didyme il remarque que la psychologie du Christ en est absente. « Tout Dieu qu’il était, le Verbe est devenu chair, conformément aux Ecritures, mais n’est pas venu dans un homme (Cyrille, Dialogue sur la Trinité) » : il vise ainsi l’inhabitation des antiochiens. Au cours de la controverse nestorienne, il en viendra à admettre la nécessité de l’âme du Christ, qu’il définira ainsi : « elle est le principe naturel de celui qui souffre (Cyrille, épitre 46) ». Cela reste vague ; mais il a bien vu que là était la question.

Aux prises avec Nestorius, Cyrille emploiera aussi une formule, qu’il croyait être d’Athanase : « Une seule nature incarnée du Fils de Dieu » (mia phusis tou theou logou sesarkomenè), mais qui est en réalité une formule d’Apollinaire de Laodicée. Peu importe d’ailleurs : il s’agit bien toujours du schéma « Verbe-chair« , de sorte que Cyrille qualifie ainsi Nestorius d’hérétique en employant une formule d’un autre hérétique.

En réalité, ce que voulait dire Cyrille, c’est qu’il n’y a qu’une source de vie ; qu’il y a un flux constant d’énergie qui va du Verbe à la chair, ce qui fait l’unité. C’est la théologie de « l’union hypostatique« . C’est selon les « hypostases » que Dieu et l’homme sont unis :

« Si quelqu’un dans l’unique Christ, dit Cyrille, divise les hypostases après l’union, les associant par une simple conjonction (cf. les antiochiens) de dignité, d’autorité ou de puissance, et non par un rapprochement selon l’union hypostatique, qu’il soit anathème« .

Pour lui nature et hypostase sont quasiment synonymes. Ce que Cyrille a surtout voulu défendre c’est l’unité de la personne du Christ. Sa pensée christologique peut être résumée en trois propositions :

  • Le Verbe s’est uni, selon l’hypostase, à la chair qu’il a assumée ;
  • Il ne faut pas diviser les hypostases, ou natures, après l’union ; mettre Dieu à part et l’homme à part, ce qui serait risquer de confesser deux Fils (il vise Diodore) ;
  • Il ne faut pas distinguer entre les deux personnes, ou les deux hypostases, ou les deux natures, les actions propres du Christ (les idiomes), mais les attribuer toutes à l’unique nature ou hypostase du Verbe incarné.

Pour Cyrille, la christologie n’est pas une christologie des natures, ce qui était le cas des antiochiens, mais une christologie de la personne.

L’opposition entre les alexandrins et les antiochiens pourrait être résumée comme suit : il y a pour les alexandrins une seule personne, qui est en deux natures. Pour les antiochiens il y a deux natures, que l’on retrouve en une personne. Aujourd’hui on dirait : il y a une christologie « d’en-bas« , les antiochiens ; et une christologie « d’en-haut« , les alexandrins.

III – Le temps des conciles

La lutte de Cyrille contre Nestorius

Elle commence en 428-429 (environ un siècle après le premier concile de Nicée).

C’est le moment de remarquer que Cyrille, évêque d’Alexandrie, s’oppose à Nestorius, évêque de Constantinople. Il y a, à l’évidence, une rivalité des sièges. La théologie n’est pas seule en jeu. Constantinople est la capitale de l’Empire. Alexandrie est la grande ville de l’Afrique, le grand centre intellectuel. On sent chez Cyrille une volonté de donner de l’importance à son siège.

Donc lorsque Cyrille entend dire que Nestorius, par sa sévérité, se crée des difficultés à Constantinople et que son fameux sermon de Noël 428 contre le mot « Théotokos » a accru le trouble des esprits, il s’empresse de prévenir l’évêque de Rome, c’est-à-dire le pape, lequel, un peu naïf, lui répond en lui demandant de le renseigner plus amplement. On imagine comment Cyrille le renseigna. La querelle va pouvoir rebondir.

429 : Cyrille écrit à Nestorius en lui demandant d’éviter le scandale universel.

430 : (juin) réponse de Nestorius :

« Voulant faire mention de la mort et pour ne pas laisser supposer que le Dieu Verbe est passible, Paul pose le mot Christ comme une appellation qui signifie en une unique personne la substance impassible et la substance passible, afin que l’on puisse sans danger appeler le Christ impassible et passible, impassible dans sa divinité, passible dans la nature de son corps« 

Cette lettre nous montre bien comment, dans l’esprit de Nestorius, Marie était christotokos, bien plus que theotokos. Il y a les deux, mais les deux sont unis sans qu’on puisse les confondre.

Au reçu de cette lettre, Cyrille ameute non seulement le pape, mais le monde entier, Théodose II, la sœur de Théodose, l’impératrice Eudoxie, les princesses, toutes les femmes du palais etc.

Toujours en 430, un synode romain condamne alors Nestorius, et un synode à Alexandrie également. Mais le monde est en un tel émoi qu’à la fin de 430 les deux empereurs, Théodose II et Valentinien III, décident de convoquer un concile pour régler l’affaire. Il devra se réunir à Éphèse à la Pentecôte 431. C’est le concile d’Éphèse, troisième concile œcuménique.

Le concile d’Éphèse : un concile mouvementé, qui n’eut pas vraiment lieu.

L’autorité impériale est représentée par le commandant de la garde, le comte Candidien, important personnage de la cour. Tout le monde doit se rassembler à Éphèse. Les « Cyrilliens » arrivent d’Égypte par bateau, assez rapidement, et sont là les premiers ; les « antiochiens » viennent par voie de terre, beaucoup plus lentement, par caravane. Quant à Nestorius il vient de Constantinople et il est, au début, seul de son parti présent à Éphèse.

Le 21 juin, profitant de la situation, Cyrille déclare que le concile peut se réunir (tant pis pour les absents!). Nestorius, craignant pour sa vie, s’abstient d’y venir :

« Cyrille constituait tout le tribunal, car tout ce qu’il disait, tous le disaient en même temps et sans aucun doute sa personne leur tenait lieu de tribunal… Il a réuni ceux qui lui plaisaient, éloignés ou proches, et s’est constitué tribunal. Je fus ensuite convoqué par Cyrille qui a réuni le concile, par Cyrille qui en était le chef. Qui était juge ? Cyrille. Quel était l’accusateur ? Cyrille. Qui était évêque de Rome ? Cyrille. Cyrille était tout » (texte de Nestorius).

Nestorius resta donc enfermé chez lui. Les « Cyrilliens » se réunissent, condamnent Nestorius, qui est déchu de l’épiscopat et condamné. C’est ce qu’on appelle le conciliabule des cyrilliens.

Et voilà qu’on aperçoit venir dans le lointain la caravane des antiochiens qui arrivent enfin. Cyrille s’empresse de déclarer le concile terminé. Mais une fois arrivé, Jean d’Antioche ouvre à son tour le concile, qui est alors le conciliabule des antiochiens (après celui des cyrilliens), les 26 et 27 juin, toujours en présence du comte Candidien. Cyrille est alors condamné par les antiochiens. S’en suivent des batailles de rue entre les moines égyptiens (cyrilliens) et les partisans de Nestorius. Cette fois l’Empereur se fâche et interdit aux évêques de quitter Ephèse avant que l’affaire ne soit réglée.

Nous sommes en juillet 431. Cyrille réunit un second conciliabule des cyrilliens qui condamne Jean d’Antioche. Sur ce Jean décide de ne pas en rester là, convoque un second conciliabule des orientaux, en août 431, qui évidemment condamne à nouveau Cyrille.

Voulant en finir, l’Empereur envoie le comte Jean, le comte des « largesses sacrées » (le ministre des finances), lequel fait arrêter Cyrille, Nestorius et, du même coup, l’évêque Memnon d’Éphèse. Ils se retrouvent tous trois en prison. Pour le reste des délégués, chacun rentre chez soi.

Ainsi peut-on dire du concile d’Éphèse, troisième concile œcuménique, qu’il se résuma à quatre conciliabules partisans, et n’eut en réalité jamais lieu. Il n’en sortit aucun texte, et pas de confession de foi.

Mais les choses n’en restèrent pas là.

L’acte d’union de 433

Cyrille sort assez rapidement de prison.

De son côté, se rendant compte qu’il faut faire quelque chose, l’évêque Jean d’Antioche va utiliser une confession de foi écrite par Théodoret de Cyr, un antiochien. Il l’inclut dans une lettre qu’il envoie à Cyrille d’Alexandrie et au printemps 433 Cyrille répond ; il cite le psaume 96, « Que les cieux se réjouissent et que la terre exulte!« , et déclare « la barrière de séparation est détruite ; ce qui nous attristait a cessé » ; en bref, Cyrille accepte la confession de foi de Théodoret de Cyr. C’est ce qu’on appelle l’acte d’union de 433.

Que contenait cette nouvelle formule de foi ? Elle insiste sur l’union, affirme que Marie est mère de Dieu, reconnaît la « communion des idiomes » (Ce que fait Jésus, il pleure devant Lazare mort, c’est Dieu qui le fait ; ce que fait Dieu, il ressuscite Lazare, c’est l’homme Jésus qui le fait) et un seul Fils. Ce sont là les quatre arguments de la théologie alexandrine. Mais d’un autre côté on affirme aussi que Jésus-Christ est Dieu parfait et homme (pas chair) parfait, qu’il est le salut des hommes et que c’est pour cela qu’il s’est incarné, qu’il y a une dualité des natures dans l’union, que la mère de Dieu est reconnue, mais parce que le Verbe s’est fait chair et s’est fait homme. Ce sont là les points qui étaient défendus par Nestorius et par les antiochiens.

Au fond, tout l’art de Jean d’Antioche avait été de trouver une formule de compromis réconciliant tout le monde.

Les résistances à l’acte d’union. Le Monophysisme.

Cela n’empêcha pas cependant les deux christologies de poursuivre chacune leur chemin.

Il y eut en effet des résistances à l’acte d’union, de la part des antiochiens comme de la part des alexandrins. En particulier, à Alexandrie, un certain Eutychès, archimandrite d’un important couvent de Constantinople, mais alexandrin et disciple de Cyrille, tient ferme pour les positions cyrilliennes. Il dit « je confesse que Notre Seigneur a été de deux natures avant l’union mais après l’union je confesse une seule nature (mia phusis)« . Il a été de deux natures, et non pas il est. Eutychès, très bien en cour, va tenir ferme sur ses positions. C’est lui qui est à l’origine de ce qu’on appelle le « monophysisme« , en quelque sorte une radicalisation de la doctrine des alexandrins et l’autre grande hérésie du 5e siècle.

Les rivalités entre Constantinople et Alexandrie vont donc se poursuivre. L’évêque Dioscore d’Alexandrie mène campagne contre les antiochiens, qu’il considère comme nestoriens. En août 449 il préside un concile qu’il a demandé à l’empereur de convoquer de nouveau à Ephèse ; ce sera l’épisode célèbre du « brigandage d’Ephèse » (449). Tout le monde y fut déposé, sauf les Alexandrins, et la doctrine monophysite y fut reconnue, au grand mécontentement des antiochiens. L’Empereur lui-même, Théodose, essaya de remettre les choses en ordre. Mais il mourut en 450.

Le concile de Chalcédoine (451)

Le successeur de Théodose, Marcien, est l’époux de Pulchérie. Eutychès perd ainsi ses appuis à la cour et ne peut compter sur le soutien du nouvel empereur. Pour essayer de mettre fin aux divisions, ce dernier convoque un nouveau concile en 451 à Chalcédoine.

Et dans la 5e session, le 22 octobre 451, est proposée une définition dogmatique (ce n’est pas une confession de foi) sur les deux natures. C’est le texte célèbre ci-après :

« Suivant donc les saints pères (les pères de Nicée), nous enseignons tous unanimement que nous confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en déité, le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la déité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en tout semblable à nous sauf le péché, avant les siècles d’une part engendré du Père selon la déité, au dernier jour, d’autre part, le même à cause de nous et pour notre salut engendré de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon l’humanité, un seul et le même Christ Fils seigneur monogène reconnu comme étant en deux natures sans confusion, sans mutation, sans division, sans séparation, la différence des natures n’étant nullement supprimée à cause de l’union, la propriété de chacune des natures étant bien plutôt sauvegardée et concourant à la formation d’une seule personne et d’une seule hypostase, un seul et même Christ ne se fractionnant ni ne se divisant en deux personnes mais étant un seul et même Fils monogène, Dieu, Verbe, notre Seigneur Jésus-Christ, selon que de longtemps les prophètes l’ont annoncé et que Jésus-Christ lui-même nous a enseigné et que le Symbole des Pères (Nicée) nous l’a transmis« .

Telle est cette célèbre définition de Chalcédoine, tout-à-fait fondamentale, aujourd’hui le fondement de toute orthodoxie.

Comme on peut le voir, c’est un texte de compromis, comme l’était déjà celui de l’acte d’union de 433. On y retrouve beaucoup des positions des antiochiens, de sorte que les Alexandrins diront : c’est une revanche des antiochiens ; nous n’en voulons pas. Un certain nombre de gens refuseront donc les décisions du concile de Chalcédoine. Ce sont les non-chalcédoniens, les Arméniens, les Coptes, les Éthiopiens, les Jacobites, ceux que précisément on appelle monophysites, essentiellement des orientaux. C’est la première grande séparation dans l’Église puisqu’ils ont subsisté jusqu’à aujourd’hui comme églises indépendantes.

Par ses conséquences, le concile de Chalcédoine revêt donc une importance non seulement théologique mais politique, puisqu’il vit s’affirmer la volonté d’indépendance des orientaux par rapport au monde grec et romain, par rapport à Rome et à Constantinople.

Plus tard on cherchera encore une vraie solution au problème christologique. On dira : ne parlons plus d’unité des natures ; parlons d’unité de la volonté (c’est le « monothélisme« , qui ne durera pas très longtemps). Et en 787 le second concile œcuménique de Nicée, qui doit régler la question de l’iconoclasme, retombe en fait sur le problème christologique. Que disaient en effet les iconoclastes ? « On ne peut pas représenter le Christ puisqu’il est vrai Dieu et vrai homme ; on ne peut représenter la divinité« . Et que répondaient leurs adversaires ?  » S’il est vrai homme on peut le représenter« . Dans le fond, la querelle de l’iconoclasme est encore une querelle christologique.

En fait les querelles christologiques dureront presque tout le premier millénaire. Et même au-delà on les verra encore renaître, comme ce sera le cas, dans des circonstances toutes différentes, avec l’hérésie cathare.


Note : Le sens des mots

Comme on a pu le voir, les mots ont joué un très grand rôle dans les querelles christologiques. Il convient de s’arrêter un instant sur leur sens.

Le mot substance d’abord.

Le mot grec signifiant la substance d’un être est « ousia« . L’ »ousia » c’est ce qui est propre aux êtres et qui les définit, qui définit les êtres d’une même espèce. Exemple : notre « ousia« , à nous tous, est d’être homme ; c’est l’humanité. Pour Dieu, son « ousia » est la divinité. Cette « ousia« , la nôtre par exemple, a des attributs que l’on appelle essentiels, afin d’être manifestée ; des attributs qui font qu’un homme est homme. S’y ajoutent des attributs accidentels qui rendent chaque individu distinct des autres. Quand l’ »ousia » est porteuse d’attributs accidentels, elle se manifeste dans ce qu’on appelle une « hypostase » (en grec hypostasis) qui est en quelque sorte notre individualité.

Tous ces mots sont des catégories de la philosophie grecque. Ils sont très importants. Les Pères de l’Église les utilisaient couramment. « Hypostase » vient du verbe grec « huph-istèmi« , qui signifie à l’origine « demeurer sous« , « soutenir« , d’où subsister, se déposer, exister dans les faits (Hippocrate parlait de « galactos hypostasis« , le « sédiment du lait » : il désignait ainsi le lait caillé). En résumé l’ »ousia » c’est l’être éternel et l’ »hypostase » l’être devenu présent.

Mais cette terminologie n’était pas sans problème.

D’abord parce que les Néo-platoniciens, qui étaient en vogue à l’époque dont nous parlons, pensaient certes que l’hypostase est la réalité de l’être ; mais qu’ils pensaient aussi que l’être était dérivé de l’ »Un« , qui est ce qui existe de plus parfait, et que cela les conduisait finalement à faire une sorte d’équivalence entre l’ »ousia » et l’ « hypostase« .

Ensuite parce qu’à l’époque le monde chrétien ne parlait pas seulement grec mais aussi latin. Comment traduire « hypostasis » en latin ? Mot-à-mot cela se traduit par « sub-stantia« . Or « substantia » est par ailleurs la traduction exacte de « ousia« .

Il y avait donc, pour commencer, des risques certains de confusion dans le vocabulaire.

Cela étant, si l’on prend le cas d’Arius, ce dernier et ses disciples, qui distinguaient nettement les « hypostases » du Père et du Fils, ne pouvaient, conformément à la philosophie grecque, qu’en distinguer aussi les « ousiai« , donc les substances. Et par conséquent, pour eux, il était inconcevable que le Père et le Fils soient de même substance, soient « consubstantiels » l’un à l’autre.

Cette question est difficile à saisir aujourd’hui. Que peut signifier pour nous « de même substance » ? Nous connaissons les substances chimiques. Les traductions modernes disent d’ailleurs « de même nature que le Père« . Mais en grec la nature c’est la « phusis » (d’où le mot physique) et la nature du Christ est d’être Dieu-homme. Si on dit que le Christ est de même nature que le Père, on dit que le Père est Dieu-homme…, ce qui est une hérésie épouvantable. On a tenté une traduction œcuménique du symbole de Nicée et il avait été proposé : « un même être avec le Père« , ce qui semblerait une assez bonne traduction, soulignant, plus encore qu’une unité numérique, une appartenance commune à la divinité.

Ces quelques remarques permettront peut-être de mieux comprendre comment du débat sur les « substances » du Père et du Fils on était passé au débat sur les deux « natures » du Fils.

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