1) Les Écrits Apocryphes
de Pierre GEOLTRAIN, le 21 octobre 1995
Les écrits apocryphes représentent un ensemble littéraire considérable, dont les problèmes ont toujours été mal posés. Ils ont à la fois exercé sur les uns une certaine attirance et ont toujours été rejetés et vilipendés par d’autres. Ils ont été traduits dans toutes les langues. Certains ont été oubliés et ont « disparu ». On en retrouve encore de nos jours.
Objet depuis le 19e siècle de recherches critiques de plus en plus approfondies, les textes apocryphes forment un corpus extrêmement vaste. Leur édition complète en langue française, en préparation, représentera deux tomes de « La Pléiade« . Et pourtant, dans leur majorité, ces titres nombreux sont inconnus du public, sauf quelques exceptions, par exemple l’évangile de Thomas.
L’ensemble de ces textes s’étale sur des siècles. Certains sont très probablement aussi anciens que les évangiles. D’autres ne sont que du 5e ou du 6e siècle, pour ne pas parler des apocryphes produits au Moyen-Age et même plus tard encore.
L’essentiel à souligner ici est la place très importante que ces textes occupent dans la culture occidentale et, en particulier, dans notre culture religieuse. Visite-t-on un musée et s’interroge-t-on sur ce que représente tel ou tel tableau, que bien souvent il faut se référer à des textes apocryphes. Les textes apocryphes, en effet, ont alimenté pendant des siècles l’imaginaire chrétien. Le décor des scènes de la Nativité (le bœuf et l’âne, la grotte de Noël …), l’enfance de Marie, bien d’autres éléments montrent le poids de leurs images dans l’Église chrétienne. Elle a vécu avec ces apocryphes, malgré les condamnations de certains Pères et les décisions des conciles. Pendant longtemps la distinction entre textes canoniques et textes apocryphes fut d’ailleurs très incertaine. On a des manuscrits où furent recopiés à la fois des textes canoniques et des textes apocryphes. Ces derniers étaient donc lus. Certaines formules de la liturgie encore utilisées (par exemple le « lux perpetua in aeternum » du requiem) sont tirées de textes apocryphes.
Quand les fidèles entraient dans une église, ils entendaient sans doute lire les évangiles ou les épitres ; mais les représentations figurées qu’ils voyaient dans l’architecture, dans les statues, dans les peintures et les vitraux, étaient bien souvent tirées des apocryphes. Ces textes étaient en perpétuel échange avec les textes canoniques ; aussi bien, les homélies pouvaient se référer à des épisodes tirés des récits apocryphes.
Les écrits apocryphes représentent donc, pour l’historien, un pan considérable de l’histoire des mentalités, de la culture et de la civilisation, aussi bien en occident que dans les Églises d’Orient.
Cela dit, ces écrits furent souvent taxés d’hérésie. On va même retrouver avec eux tout le programme de ce cycle : tendances gnostiques, interprétations hétérodoxes de la personne du Christ, etc. etc.
Lorsqu’au 19e siècle on commença à s’occuper de la littérature apocryphe chrétienne – essentiellement des protestants – le souci initial était de savoir si, avec ces textes que l’on découvrait, on n’était pas plus près d’une source ancienne de nos Évangiles. Très vite, toutefois, et même en milieu protestant, la conclusion de ces divers travaux devint qu’avec ces textes apocryphes, il s’agissait de témoignages tardifs et n’ayant de toute façon ni la valeur spirituelle, ni la beauté, ni la limpidité, ni la grâce, ni la clarté des textes canoniques.
Or, aujourd’hui, il s’avère que, dans leur réalité, ces textes ne sont ni plus fantastiques, ni plus extraordinaires ni moins limpides que certains textes évangéliques.
Nous traiterons quatre points :
- Qu’est-ce qu’un écrit apocryphe ?
- Quel est le contenu des textes apocryphes ? Quelle théologie contiennent-ils et comment, par exemple traduisent-ils, se représentent-ils la double nature du Christ affirmée par les grands conciles ?
- Quel est le rapport entre apocryphes et textes canoniques ?
- Quelle est la place des apocryphes dans le développement de la littérature chrétienne des premiers siècles ?
Qu’est-ce qu’un écrit apocryphe ?
Prenons, pour commencer, un dictionnaire de la fin du 18 e siècle, en l’occurrence le « dictionnaire historique des cultes religieux établis dans le monde depuis son origine jusqu’à présent » (1770). On y lit ceci : « on appelle apocryphes tous les livres que l’on a voulu autrefois faire passer pour livres sacrés, mais qui n’ont point été reconnus par l’Église pour canoniques. On les nomme apocryphes parce qu’ils ont été composés par des auteurs inconnus et sans autorité. Les uns sont pieux et utiles et les Pères les ont cités … ; d’autres sont fabuleux et erronés …« .
On voit – premier point – que ce dictionnaire définit les apocryphes par rapport au canon, mais en ajoutant et en précisant bien que ces textes « ont voulu se faire passer » pour des livres sacrés.
Deuxième point : ces textes n’ont pas d’auteur : « auteurs inconnus et sans autorité« . Ce reproche d’anonymat est-il fondé ? En fait nous sommes ici devant le procédé de la pseudépigraphie, couramment pratiqué dans l’Antiquité. Ces textes, comme beaucoup d’autres, furent attribués à des auteurs. Aujourd’hui on sait que cette attribution n’est pas exacte. Mais on pourrait en dire autant de bien des textes canoniques et en particulier des quatre évangiles. La vraie distinction, s’il faut en faire une, est seulement que les apocryphes n’ont pas été reconnus dans le canon.
Troisième point : « ces textes sont fabuleux et erronés, certains toutefois étant pieux et utiles« . Mais fable est-il synonyme d’erreur ? Qu’est-ce que la fable ? Elle ne veut pas dire que l’on cherche à tromper les gens (cf. La Fontaine). Deux volumes d’articles ont été publiés sous le titre « La Fable apocryphe« . Il y a en effet une fonction fabulatrice de la littérature. Les apocryphes ont largement contribué à la développer.
Prenons maintenant la définition actuelle du Petit Robert ; elle dit : « livre que l’Église n’admet pas dans le canon … ; dont l’authenticité est au moins douteuse, voire controversée ; faux, inauthentique« . On voit qu’on retombe sur le même genre de définition qu’au 18e siècle.
En réalité, si on remonte au sens du mot grec « apocryphos« , ce mot veut dire « caché« , « secret« . Les livres apocryphes seraient-ils donc des livres secrets Il est vrai que certains écrits, qui se voulaient une révélation plus approfondie, ont cherché à se présenter comme des livres qu’il ne fallait pas mettre entre toutes les mains. Mais hormis ces cas, qui constituent l’exception, il n’y a en réalité pas moins secret que la littérature apocryphe, ne serait-ce qu’en raison du nombre des manuscrits présents dans les bibliothèques, en aussi grand nombre que ceux du Nouveau Testament. Cela prouve que ces textes étaient lus. Donc rien de moins caché que les apocryphes.
Si l’on voulait véritablement aujourd’hui définir ce qu’est un texte apocryphe, mais en oubliant les idées d’anonymat, de fausseté, de pseudépigraphie, d’hérésie, de secret, etc., il faudrait dire d’abord : ce sont des écrits de genres variés, conservés dans de nombreux manuscrits, d’époques diverses, de provenances géographiques multiples, depuis les papyrus les plus anciens que nous possédions avec les manuscrits évangéliques jusqu’au manuscrits du Moyen-Age et même de la Renaissance. Tout cela dans des langues différentes : pour l’orient slave, arménien, araméen, éthiopien, copte etc. jusqu’aux langues vernaculaires en occident comme l’irlandais, le vieil allemand ou autres, en plus bien sûr du latin et du grec.
Allant plus loin, on pourrait dire que la caractéristique des apocryphes est d’avoir mis par écrit un certain état, à certaines dates, des traditions mémoriales concernant les personnages ou les évènements fondateurs du Christianisme. Et même plus que les fondateurs, puisque, remontant encore plus loin, les apocryphes mettront en scène le prophète Ésaïe, le scribe Esdras et bien d’autres personnages, considérés comme appartenant aux fondements du Christianisme en ce sens que, dans l’ancienne économie juive, ils avaient déjà reçu une révélation qui annonçait le Christ.
Cela nous amène à parler du contenu des apocryphes.
Contenu des apocryphes
Que faut-il chercher dans les textes apocryphes ?
Si l’on y cherche un texte où l’on apprendrait plus sur le Jésus historique, plus sur l’histoire des Apôtres ou sur celle de telle ou telle communauté ecclésiastique, autrement dit si l’on y cherche plus d’histoire, on risque d’être fortement déçu. Il s’agit de tout autre chose.
On vient de le dire, les apocryphes ont mis par écrit un certain état de traditions mémoriales. Mais que faut-il entendre par tradition mémoriale ? Cela veut dire que pendant les premières générations, si certaines traditions ont été mises par écrit, d’autres, certainement aussi, furent conservées oralement ; et que même, sans doute, il y avait des gens qui ont toujours préféré la tradition orale à la tradition écrite comme en témoigne notamment un texte de Papias cité par Eusèbe : « Je ne pensais pas que les choses qui proviennent des livres fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable« .
C’est là, de la part de Papias, un véritable pari. Papias est de la troisième génération : il y a les apôtres, ceux qui ont connu les apôtres et ceux qui connaissent ceux qui ont connu les apôtres, la génération de Papias. En son temps il y a déjà des « livres« . Mais Papias parie sur la mémoire vive, sur la mémoire orale de témoins en témoins. Il est de ceux qui préfèrent la tradition orale à la tradition écrite. Une parole « vivante et durable« , tel est pour lui le véhicule de ces traditions mémoriales.
Comment se présente donc cette littérature qui se veut la mise par écrit de traditions mémoriales ?
Elle est d’abord, on l’a déjà dit, extrêmement nombreuse et diverse. À titre d’exemple nous donnons ci-après la liste des textes que contiendra le premier tome de l’édition en cours chez « La Pléiade« . On remarquera notamment ces nombreux cycles autour des personnages apostoliques : non seulement des « Évangiles« , de Pierre, de Thomas etc. mais des « Actes » pour la plupart des apôtres (actes de Jean, Paul, Pierre, André, Philippe …) ou encore des « Apocalypses » qui leur sont attribuées.
Certains de ces textes ne font que poursuivre, continuer une littérature antérieure. On raconte, on « re-raconte » des histoires déjà connues.
Mais d’autres textes cherchent à nous apprendre quelque chose de nouveau. Un exemple : Jésus ressuscite et passe un certain temps avec ses disciples. Que s’est-il passé pendant ce temps-là ? Il est inévitable, disent certains de nos textes, que le Christ ressuscité ait pu enfin dire à ses disciples des choses qu’il n’avait pas pu leur dire avant sa mort. Pourquoi ? Parce que la résurrection a éclairé les disciples sur la personne du Christ. Ils le reconnaissent comme Messie ressuscité. D’où ces nombreux apocryphes qui consistent en entretiens des Disciples avec le Christ. Ils nous donnent une idée très exacte de la façon dont les disciples se représentaient non seulement la résurrection, mais ce qui manquait à leur savoir sur la personne du Christ et que ce dernier, ressuscité, leur aurait révélé (cf. par comparaison, l’épisode des Disciples d’Emmaüs).
Les textes n’ont pas toujours des préoccupations aussi nobles. Il y a par exemple une « lettre de Jésus-Christ tombée du ciel » dont une version dit à peu près : « Moi, Jésus-Christ, je vous écris du haut du ciel pour vous dire que, premièrement, il faut payer la dîme et, deuxièmement, il faut aller à la Messe le dimanche« .
Liste des apocryphes du premier tome de La Pléiade
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Mentionnons aussi des récits comme la « doctrine d’Addaï« , un texte attribué à l’un des 70 disciples envoyés en mission par le Christ, qui aurait été délégué par l’apôtre Thomas dans la ville d’Edesse, à la demande de son roi. Ce récit conforte l’Église d’Edesse mais aussi ce royaume lui-même, puisqu’y est apporté un portrait de Jésus garantissant pour des siècles à la ville qu’elle sera imprenable (c’était une ville en situation stratégique face aux royaumes orientaux). Pour nous, l’intérêt de ce texte est qu’il permet d’apprécier les conditions dans lesquelles le Christianisme s’est implanté à Edesse.
On remarque enfin, dans un certain nombre d’actes apocryphes des apôtres, à quel point ces derniers se battent en faveur de l’encratisme, c’est-à-dire l’abstention totale de relations sexuelles, y compris dans le mariage, jusqu’à faire échouer des mariages entre fiancés. Il faut savoir que, là-derrière, il y a certainement des pesanteurs ecclésiologiques et sociologiques qui font que, à une certaine époque et dans certains milieux, on prêchait effectivement la chasteté dans le mariage. Si on lit les actes de Pierre, qui sont un vaste récit dans lequel Simon-Pierre est constamment en conflit avec Simon le Magicien, passant son temps à prêcher et à faire des miracles, on apprend, au moment où on va nous annoncer la mort de Pierre, que c’est parce qu’il a empêché la femme du proconsul de passer ses nuits avec son mari. Le proconsul est furieux et c’est pour ce motif que Pierre va être crucifié la tête en bas. Autrement dit, dans ces actes de Pierre, à la prédication traditionnelle de Pierre sur Jésus, s’ajoute cette préoccupation d’une toute autre nature. Elle est à mettre en relation avec le fait que, probablement, les familles venaient à l’évangile par les femmes, ce qui ressort clairement de la plupart des apocryphes.
Allant plus loin, nous voudrions insister sur quelques exemples.
Le Protévangile de Jacques
L’enfance de Marie et la naissance de Jésus font l’objet de plusieurs apocryphes. Le Protévangile de Jacques, par exemple, raconte d’abord comment Marie naît de façon particulière, puis est élevée au Temple, tout-à-fait à part, en vue de son destin futur ; puis raconte la naissance de Jésus. C’est un texte grec, déjà connu à l’époque moderne. On en a aujourd’hui 140 manuscrits, tous orientaux, ce qui signifie qu’il fut largement répandu en orient. Or ce dont nous parle ce texte, c’est finalement de la divinité de Jésus. Car tous ces textes d’évangiles de l’enfance, si l’on va au-delà des circonstances des récits, que veulent-ils dire sinon que, si Jésus est le Fils de Dieu, il ne peut pas être né comme tout le monde et doit avoir une naissance exceptionnelle, tout comme aussi sa mère … ?
Mais, comme on va le voir, d’autres « réponses » furent données à cette « interrogation » sur la divinité de Jésus.
La vision d’Esaïe
Le texte part d’une vieille légende juive selon laquelle Esaïe serait mort coupé en deux. Mais, si Esaïe est mort, c’est qu’il a eu une révélation : il a vu, prophétiquement, la venue du Christ sur la terre.
« Après cela je vis, et l’ange qui parlait avec moi et qui me guidait me dit « comprends, Esaïe, fils d’Amos, car c’est pour cela que j’ai été envoyé par le Seigneur ». Et moi je vis une femme, de la famille du prophète David, du nom de Marie. Elle était vierge, fiancée à un homme du nom de Joseph » …
… Descendu depuis le septième ciel, l’enfant qui doit naître est dans le firmament. « Je le vis ; il fut dans le firmament et il ne se transforma pas selon l’aspect des anges du firmament. Tous les anges du firmament et Satan le virent et ils adorèrent. Et il y eut là une grande tristesse. Ils disaient « Comment notre Seigneur est-il descendu sur nous et n’avons-nous pas compris la gloire qui était sur lui ? Nous croyons qu’elle se trouvait sur lui depuis le sixième ciel »…
Et voici la scène finale : l’enfant arrive dans une pièce où Marie est à côté de Joseph. Et brusquement, tournant la tête, ils aperçoivent que l’enfant est là.
Quelle peut être la signification d’un tel récit, dont on remarquera qu’il nous décrit la venue du Christ sur la terre, sans qu’il soit passé par l’intermédiaire charnel de sa mère ?
Tout ce récit d’une descente du « Seigneur » depuis le septième ciel jusque sur terre où il naît en forme d’enfant, est une façon de dire que c’est bien Dieu qui naît su terre et non pas l’enfant d’une femme. Et au moment de la résurrection il aura une remontée semblable à travers les sept cieux où il ne fera que reprendre la place qu’il avait quittée avant sa naissance. C’est donc un schéma qui finalement essaie de répondre, à sa façon, à une question de christologie : comment raconter la venue sur terre de quelqu’un dont on dit qu’il est le Fils de Dieu.
Le roman Pseudo-clémentin (ou livres des reconnaissances)
Ces livres s’ouvrent par une lettre de l’apôtre Pierre adressée à Jacques, évêque de Jérusalem, lui donnant des consignes très strictes au sujet des enseignements contenus dans ces livres. Il s’agit de règles draconiennes :
- On ne peut communiquer ces livres qu’à des gens qui sont circoncis (des juifs ou des judéo-chrétiens) ;
- On doit prononcer un serment pour dire que, lorsqu’on possède ces livres, on ne les communiquera à personne ;
- On doit faire ce serment à côté de l’endroit où l’on a été baptisé et invoquer les mêmes éléments que ceux que l’on a invoqués lors de son baptême.
Autrement dit on prend des précautions extrêmes pour la transmission de ces livres.
Et quand on regarde leur contenu on s’aperçoit en effet qu’ils renferment des idées pour le moins extraordinaires : d’une part Jésus n’est pas le Fils de Dieu ; il est le Prophète, réincarnation d’un prophète venu en Adam, en Moïse, en Jésus-Christ. Ce Prophète est le seul vrai prophète, le Prophète de vérité, le seul qui puisse dire la révélation faite aux disciples. Or ce n’est pas du tout là ce que disent les Écritures. Donc les Écritures ont été faussées : il y a des fausses péricopes. Le vrai Prophète donne le moyen de reconnaître ce qui est vrai de ce qui est faux. Tout n’est pas bon à prendre dans l’Écriture. En outre, si on veut comprendre l’histoire, il faut savoir que tout marche par couples : Dieu a créé le jour et la nuit, le soleil et la lune, la vie et la mort ; dans l’ordre du divin tout ce qui vient avant est positif, tout ce qui vient après est négatif. Mais dans le monde des humains, le sens est inversé : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, … Jean-Baptiste et Jésus, et même Simon le magicien et Simon-Pierre. Celui qui vient avant, c’est le côté négatif de l’histoire ; celui qui vient après, c’est celui qui incarne la révélation donnée par le vrai Prophète.
Tel est le contenu inattendu de ces livres. Il paraît véritablement assez ésotérique. Tout cela en effet, n’était pas à dire à tout le monde …
Et pourtant, ô étonnement, il se trouve que toutes ces idées furent incluses dans un ouvrage qui fut très répandu dans l’Antiquité, en grec et en latin, et que l’on appelle le « Roman Pseudo-Clémentin« . Il a pour cadre une aventure complètement romanesque où un jeune romain, Clément (il sera plus tard assimilé à Clément le romain, un des évêques de Rome), perd sa famille dans des naufrages et autres aventures et finit plus tard par retrouver sa mère, ses frères, son père etc. (d’où le deuxième titre de l’ouvrage). Et voilà que toutes les doctrines que l’on vient de citer plus haut sont contenues dans un tel roman. Ainsi divulguées, étaient-elles donc si ésotériques et si secrètes ?
On le voit, dans leur multiplicité, dans leur diversité et dans leur foisonnement, les textes apocryphes sont les témoins de l’immense variété des traditions qui purent naître avec le Christianisme. Il serait toutefois faux de n’y voir qu’un aspect « folklorique« . Avec le langage et les conceptualités de l’époque, ces traditions touchaient, comme on a pu le voir, à des problèmes théologiques de fond auxquels elles essayaient d’apporter des réponses. Ces réponses furent diverses. Certaines furent retenues comme « orthodoxes » par la grande Église, par celle qui allait devenir institutionnelle avec Constantin. Les autres perdurèrent au travers des apocryphes.
On ne peut donc éviter de se poser la question du rapport entre le canon et les apocryphes.
Le rapport entre le canon et les apocryphes.
On commence à savoir aujourd’hui que l’idée donnée par l’Église elle-même de sa propre histoire, quand elle l’a écrite, n’est peut-être pas conforme à la réalité historique. On serait, selon la tradition, parti de l’unité en Jésus-Christ de la première communauté chrétienne et il y aurait eu seulement ensuite des dégradations, des disputes, des divisions, des hérésies. Or, contrairement à cela, du point de vue des historiens, il est clair que la réalité de départ c’est la diversité et que l’unité n’est venue qu’ensuite. Elle s’est faite après, à coup d’accusations, d’exclusions, de tri, mais aussi de discussions théologiques de haut niveau ; l’orthodoxie apparaît alors comme le résultat de la victoire de gens qui défendaient telles et telles opinions.
Prenons par exemple le cas de Marcion, dont il a été parlé dans l’introduction générale à ce cycle (voir aussi la conférence suivante par J.-D. Dubois). Un des grands problèmes des origines du Christianisme, que l’on retrouve dans les apocryphes, c’est sa lente et difficile séparation d’avec le Judaïsme. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Les premiers chrétiens étaient des juifs. En plus, le coup de force du Christianisme fut de pratiquer ce que les ethnologues appellent le « vol des ancêtres« . On s’est emparé des écritures juives en disant « elles sont à nous« . Mais alors comment se différencier du judaïsme et aller jusqu’à s’en séparer ? C’est là qu’intervient Marcion, qu’Harnack disait être le plus grand théologien après Saint-Paul, car il fut logique jusqu’au bout. Au 2e siècle, lorsque le Christianisme est déjà bien implanté, il dit : « pourquoi traînons-nous ce lien avec le Judaïsme ? Moi je ne me reconnais pas dans le Dieu de l’Ancien Testament. La Bible hébraïque n’est plus mon écriture« . C’était trancher dans le vif. Mais cela aurait voulu dire aussi que « le vol des ancêtres » ne pouvait plus servir à rien.
Or jusqu’à la fin du deuxième siècle, lorsque les chrétiens parlent d’ »Écriture« , ce n’est jamais de l’Écriture chrétienne qu’il s’agit ; c’est toujours de l’Écriture juive. Dans la situation où était le Christianisme, il ne pouvait donc que persévérer dans le « vol des ancêtres » et s’octroyer l’héritage des Écritures juives en les réinterprétant ; et par ailleurs marquer ses distances avec le Judaïsme sur d’autres plans, dans la vie religieuse, sociale et civile. Position inconfortable. Quoi qu’il en soit, l’Église finit par condamner le Marcionisme
L’unité, donc, ne se fit que petit à petit. En réalité on peut même dire qu’elle ne s’est jamais faite. Elle a toujours été affirmée par les conciles. Elle a pu l’être par la prise d’un pouvoir décisionnaire de plus en plus grand par la hiérarchie de l’Église, les évêques d’abord, l’évêque de Rome ensuite. Mais on voit sans arrêt naître et renaître ici ou là des déviations et des hérésies ; déviations et hérésies qui ne sont pas nouvelles car elles apparurent dès les premiers siècles de l’Église, parce qu’elles touchent, précisément, à des interprétations et à des problèmes de fond : divinité du Christ, résurrection … Ces questions, posées dès les origines, sont posées dans les apocryphes, comme on l’a dit précédemment, et résolues chez eux parfois autrement que par « l’orthodoxie« .
Autre chose : on reproche aux apocryphes d’avoir voulu passer pour écritures sacrées et d’avoir voulu entrer dans le canon. Mais il faut être clair. Au début du 2e siècle, et encore en son milieu, personne ne songe à établir un canon des écritures chrétiennes. Quand Irénée parle de canon, il ne fait pas allusion à des textes, il ne s’agit pas du canon des textes bibliques ; ce dont il parle, c’est le « kanon tès alèthéias« , le canon de vérité, c’est-à-dire la règle de foi. Autrement dit les quatre évangiles canoniques et tous ces textes, évangéliques ou autres, qui circulaient simultanément entre les mains chrétiennes, n’avaient aucune prétention, ni les uns ni les autres, à entrer dans un quelconque canon. La multiplicité remontait au départ, dès la première écriture chrétienne. Notamment parce que, comme on l’a dit, cette écriture se fonde sur la mémoire, la mémoire vive, la mémoire orale, avec transmission orale des diverses traditions ; mémoire qui d’elle-même s’inscrit donc dans la variance. On a des versions, des versions des paroles de Jésus, des versions de l’Évangile de Thomas, des versions du récit synoptique.
Il y a plus. Du fait de leur canonicité, nous pensons généralement que les évangiles que nous lisons bénéficient d’une certaine intégrité. Or cela paraît inexact. Ces textes ont été manipulés jusqu’au 3e siècle. Voici ce qu’en écrit le théologien François Bovon (dans « Genèse de l’Écriture chrétienne« ) :
« … Comme les apocryphes, les évangiles synoptiques n’étaient pas alors canoniques. Ils ne circulaient pas encore dans les mêmes types de recueils ni toujours dans le même ordre. Ils n’étaient pas les seuls à être recopiés et lus. D’autres évangiles avaient vu le jour pour d’autres groupes chrétiens. Par ailleurs leurs textes subissaient des corrections et connaissaient des recensions savantes (surtout Luc et Actes). Plusieurs les retouchaient, d’autres les harmonisaient (Tatien), les élaguaient ou les complétaient. Beaucoup les respectaient d’une telle manière qu’ils favorisaient une sacralisation que leurs « auteurs » n’avaient peut-être pas souhaitée. Certains allaient bientôt les enchâsser dans un canon ce qui impliquait le risque de ne plus les comprendre. Théologiens orthodoxes et hétérodoxes, de Marcion à Origène, adversaires du Christianisme, de Celse à Porphyre, tous attestent les aléas des évangiles au 2e siècle ; menacés, malmenés, ils ne s’installent dans la sécurité qu’à partir d’Irénée. Mais jusque-là, pour comprendre leur existence nomade et précaire, rien de plus salutaire que de lire « les apocryphes », cette expression étant entendue dans son sens large de littérature relative à Jésus et aux apôtres qui n’a pas été intégrée au canon, et non au sens restreint et « tendancieux » de littérature « secrète » propre à diverses sectes.
Ce changement de regard nous permettra aussi de remonter, par la conscience, au-delà de la première circulation de évangiles, jusqu’à leur rédaction et donc, antérieurement, jusqu’à l’époque où circulaient leurs sources. Nous constaterons – peut-être avec un frisson dans le dos – que les évangélistes ont pratiqué sans vergogne ce que les Pères reprocheront plus tard aux hérétiques, à savoir d’avoir manipulé des sources relatives à Jésus et puisé à l’occasion et pour ce faire dans des documents antérieurs, avant de les faire disparaître. Nous savons qu’ils ont adapté et modifié la documentation dont ils disposaient ; mais parce que les œuvres qu’on leur prête sont devenues canoniques, nous estimons que leurs interventions ont été fidèles, réussies, légitimes en raison des contextes nouveaux auxquels il fallait s’adapter. Certes, on se rend compte que certains développements dans les Évangiles eux-mêmes sont légendaires (par exemple l’épisode des didrachmes dans Matthieu 17, 24-27) ; toutefois, dans l’ensemble, notre jugement reste favorable. Mais pourquoi les retouches que Matthieu apporte à l’Évangile de Marc seraient-elles légitimes, tandis que celles de Marcion sur l’Évangile de Luc sont désastreuses ? Les jugements des manuels ne sont-ils pas commandés par une certaine idée du Canon ? Ce n’est pas que je veuille être iconoclaste et menacer ce Canon. Je constate, en historien, que, jusqu’en plein 2e siècle, le corpus des évangiles n’existe pas encore, qu’il se constitue lentement dans les recueils, que les Pères garderont le souvenir de ces débuts laborieux : aussi bien pour les remaniements opérés par les évangélistes sur leurs sources anciennes que pour les modifications apportées ultérieurement à leur œuvre. Une seule et même pratique littéraire rapproche les évangélistes et leurs continuateurs. Et c’est en regardant travailler ces continuateurs, dont l’atelier est encore ouvert, que le 21e siècle reconstruira la pratique des évangélistes dont l’échoppe a été, elle, fermée, oubliée, dès lors que leur travail a été figé pour figurer au musée des chrétiens, c’est-à-dire dans le Nouveau Testament. »(Genèse de l’écriture chrétienne, pp. 108 à 110)
C’est un texte très dur, mais très clair. Lorsque Bovon fait allusion à ces manipulations et au témoignage des Pères il fait notamment allusion à des textes d’Origène répondant à Celse. Ce dernier était un auteur païen qui a écrit une critique du Christianisme en plusieurs volumes (Logos alèthès, le discours vrai). Origène, père de l’Église, d’Alexandrie, entreprend, bien des années après et sur commande d’ailleurs, une réfutation de Celse dans le « contre Celse ». Il cite heureusement à pleine page l’ouvrage de Celse, que l’Église avait fait disparaître. Nous connaissons donc largement les positions de Celse et nous voyons qu’il a discuté l’intégrité du texte évangélique.
« … Si les conditions dans lesquelles les évangiles synoptiques circulèrent, avant de former, vers l’an 180, une collection bien caractérisée, sont comparables à celles qui présidèrent encore à la diffusion des livres apocryphes après cette date, si « Matthieu » et « Luc » d’une part, les auteurs d’apocryphes de l’autre, ont utilisé les mêmes méthodes « éditoriales » pour donner forme à leurs œuvres respectives, et si, enfin, les scribes qui recopièrent les évangiles synoptiques ont usé de la même liberté que celle dont firent preuve, longtemps, les copistes des œuvres apocryphes ou hagiographiques : alors la question de l’intégrité des évangiles synoptiques se pose dans des termes inédits qui réclament de nouvelles enquêtes … » (op. cit. p. 127)
On voit bien pourquoi. Nous disposons d’une quantité de manuscrits d’apocryphes dont on constate effectivement qu’ils sont variant. Or une telle variation a quasiment disparu des textes canoniques, même après nos éditions critiques. Et pourtant les procédés d’écriture étaient les mêmes, les manipulations étaient les mêmes. Celse va jusqu’à dire : « vous avez réécrit vos écritures !« .
« … Cela n’implique pas que nous soyons contraints d’adopter les positions de Celse ou de Porphyre, ni même de reprendre à notre compte les assertions de Marcion relatives à une falsification délibérée des Évangiles. Mais, à l’évidence, il faut désormais savoir accorder à la fois le même crédit et la même défiance à tous les témoignages, à ceux des chrétiens comme à ceux de leurs adversaires, à ceux des orthodoxes comme à ceux des hérétiques … » (op. cit. p. 127 suite)
On a d’autres exemples. Par exemple des écrits de Justin qui a écrit notamment une polémique anti-juive. Que reproche-t-il aux Juifs ? D’abord d’avoir « trafiqué » leurs écritures. « C’est nous qui avons les bons textes. Vous avez modifié votre texte parce que l’on pouvait vous attaquer là-dessus« . Il y avait donc déjà polémique pour l’écriture juive. Elle a lieu avec Celse pour l’écriture chrétienne.
« … Celse affirmait que certains chrétiens, comme « pris de vin », avaient remanié les Évangiles. L’avis de Celse et la réaction d’Origène méritent un examen : Celse prétend d’une part que ces remaniements ont été réitérés « trois ou quatre fois ou plus encore » et d’autre part qu’ils ont été faits pour des raisons apologétiques, « pour pouvoir opposer des démentis aux critiques ». Quant à Origène, il admet qu’il y a eu des remaniements, mais il estime que les intervenants ont été peu nombreux. Il affirme en effet ne connaître que les partisans de Marcion, de Valentin, et d’un certain Lucien, un marcionite indépendant. Grâce à Irénée et à Clément nous pouvons allonger cette liste … » (Op. cit. p. 128).
En d’autres termes la réalité de ces remaniements ne peut être mise en doute.
« On en connaît, dit encore Bovon, de nombreux exemples au deuxième siècle ; on en connait même, par l’examen du problème synoptique, plusieurs cas au premier siècle. En quoi les remaniements du second siècle sont-ils moins légitimes que ceux du premier ? Ceux du 1er siècle ne sont-ils pas tout aussi idéologiques que ceux du 2e ? Car les Évangiles canoniques eux-mêmes ont été écrits pour transmettre un message, donc pour convaincre, et pour légitimer une communauté, donc pour en prendre la défense … » (Op. cit. p. 128).
Toutes choses que la critique du Nouveau Testament, dans ses diverses formes avait dit autrement depuis longtemps.
Mais il est intéressant de mettre cette constatation en rapport avec l’écriture apocryphe elle-même. Autrement dit, la forme première de l’écriture chrétienne, qu’elle ait été apocryphe ou qu’elle soit devenue canonique, a appartenu au même régime littéraire, ce qui est extrêmement important.
Prenons par exemple le cas de l’évangile de Pierre. Koester, dans un article également présent dans le même petit volume, défend la thèse suivante. Si l’on prend le récit de la résurrection dans l’Évangile de Pierre, c’est un récit qui apparaît comme celui d’une « épiphanie« , semblable à celui de la Transfiguration. La conclusion de son étude, très fouillée, tend à montrer que contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas l’évangile de Pierre qui dépend de l’Évangile de Marc, mais très probablement le contraire et que la Transfiguration dans l’Évangile de Marc pourrait avoir pour source le récit de la résurrection de Jésus dans l’Évangile de Pierre.
Cela pose d’autres problèmes. Pour un certain nombre d’apocryphes anciens, il faut finalement se demander, même si nous n’en avons pas la version première, s’ils ne constituent pas une version d’épisodes qui ont servi, autant que d’autres sources, à la rédaction de nos évangiles synoptiques.
Une chose est certaine en tout cas. Il s’agit moins d’approcher des faits historiques concernant Jésus et les apôtres que de remonter à l’histoire de la constitution des textes canoniques. C’est l’un des grands intérêts de l’étude des apocryphes. Tout le monde est bien d’accord qu’il s’agit d’une prédication et d’un témoignage de foi, et non d’un compte-rendu historique.
L’accusation de faux, de fiction, de fable, d’inauthenticité, qui est ancienne et permanente, n’a donc plus lieu d’être. Ce n’est pas comme cela que la question se pose. La question se pose comme un problème d’écriture, de littérature, de type de littérature, de passage de l’oral à l’écrit. Il faut se rappeler, de ce point de vue, que toute écriture est fiction ; comme disait Augustin : « j’appelle fiction l’acte de ceux qui feignent. Ils diffèrent des menteurs en ceci que tout trompeur désire tromper tandis que l’on peut combiner des fictions sans vouloir tromper« .
La place des apocryphes dans le développement
de la littérature chrétienne
Que s’est-il passé ensuite ?
Même avant les grandes décisions conciliaires du 4e siècle, une sorte d’accord ecclésiastique relativement général finit par s’établir dans l’ensemble des communautés chrétiennes du bassin méditerranéen, avec quelques différences ici ou là, notamment entre l’orient et l’occident (on discutait sur l’Apocalypse, le Pasteur d’Hermas …), pour reconnaître qu’on lisait à peu près la même chose. Le canon se fixa peu à peu. Mais alors, les textes devinrent quasi-immuables et tout un travail d’exégèse se fit, notamment à partir d’Alexandrie, pour fixer ces textes, pour fixer leur lettre et non pas seulement la liste des livres. De son côté la littérature non canonisée, que l’on appellerait bientôt apocryphe, continua à se développer. À partir de ce moment il y a donc d’une part un bloc immuable et d’autre part un corpus littéraire qui reste ouvert, tournant toujours autour des mêmes sujets, qui continue de s’accroître et finit par prendre une importance considérable.
On a vu que, dès l’origine, les apocryphes les plus anciens s’écrivent et se transmettent selon des modalités qui échappent à la fixité. C’est le contraire du canon. Les écrits apocryphes sont marqués dès le début par la variance. Ils se distinguent en cela d’autres œuvres que nous connaissons, les œuvres apologétiques par exemple. Prenons les écrits de Justin. Il n’y pas de raison qu’il y ait de variance dans les écrits de Justin ; cela résulte du genre littéraire, et pas seulement du fait que l’on en connaît l’auteur.
Dans la seconde moitié du 2e siècle le canon s’isole donc et se fixe, au milieu de tous ces autres écrits. Que se passe-t-il ensuite, c’est-à-dire au 4e et au 5e siècles ?
Dès la fin du 3e siècle on voit chez les exégètes et chez les théologiens, chez les Pères en somme, la recherche et l’établissement d’un consensus sur les textes et sur la fixité du canon, sur les traditions dignes de foi, qui va s’accompagner d’une polémique de plus en plus vive contre les traditions considérées comme douteuses, c’est-à-dire les autres, celles rejetées du canon, qui ne figurent pas dans la liste des témoins jugés fiables, rendant compte de ce que Jésus et les apôtres sont censés avoir dit et fait. Ces « autres » traditions deviennent de plus en plus suspectes.
Or en certaines circonstances, l’institution ecclésiastique peut vouloir s’appuyer sur une autorité autre qu’elle-même. Curieusement (nous sommes au début du 4e siècle), de même qu’on réorganise et qu’on fixe la littérature chrétienne, on voit qu’il y a une réorganisation du discours dans l’empire romain et que le combat mené contre les apocryphes n’est pas indépendant du discours que l’on tient sur l’histoire.
En ce domaine, le grand révélateur pour nous est l’historien Eusèbe (Eusèbe de Césarée). D’une part il met en place une historiographie chrétienne ; il écrit son histoire de l’Église, il donne des sources, celles qui l’arrangent. (Nous n’avons pas donné plus haut la suite de la citation d’Eusèbe sur Papias. Eusèbe écrit que Papias est peut-être intéressant, mais qu’il est complètement fou : il croyait au règne de mille ans du Christ. Au 4e siècle c’était déraisonnable). Mais en même temps, il écrit une vie de Constantin. C’est une véritable hagiographie constantinienne. Ce que l’on voit se figer du côté du canon et de son texte, on le voit donc aussi se fixer comme désir d’unité politique et impériale. C’est une remise en ordre du passé fondateur. Eusèbe fait un tri entre les traditions et les ouvrages, tout en intégrant, seulement si cela sert son propos, des traditions extraites des apocryphes.
C’est cela qui explique la définition du 18e siècle que l’on rappelait en commençant. C’est sur le fondement des textes d’Eusèbe que l’on a considéré qu’il y a d’une part les textes reçus (homologouména ; c’est le canon – 4e siècle) et d’autre part les textes discutés (antilegoména) et parmi ceux-ci d’abord les textes que l’on peut lire, que certains lisent, les textes « bâtards » et puis les autres, à vouer aux gémonies.
Ensuite dans l’histoire, tandis que Jérôme et d’autres, puis des décisions conciliaires, condamnent les apocryphes, les disent inutiles, stupides, source de toutes les hérésies, écrits par des hérétiques, pendant ce temps la lecture et la réécriture des apocryphes se poursuivent. On constate avec le temps une diversification de plus en plus forte qui s’opèrera en fonction des milieux culturels. On verra apparaître une littérature apocryphe arménienne, une autre sémitique, une copte, une occidentale etc. D’où le très grand nombre des textes que l’on peut recenser aujourd’hui.
Alors qu’aux origines, certains Pères de l’Église, Justin, Clément, Origène, lisent les apocryphes, on va avoir une génération de théologiens, conduits au départ par Jérôme, et jusqu’à Photius aux 8e et 9e siècles, qui seront des pourfendeurs d’apocryphes. Puis au Moyen-Age, avec la légende dorée, avec la multiplication des manuscrits, on verra des gens tout à fait partagés sur la place à donner à ces textes. Plus tard encore la discussion reprendra avec la Réforme, pour savoir si, oui ou non, on peut faire quelque chose de la littérature apocryphe.
Aujourd’hui la discussion se poursuit, aidée maintenant par tout un travail d’analyse historique.
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