De la Mer noire à la mer Caspienne : les christianismes caucasiens, Arménie et Géorgie

Jean-Pierre MAHE - 20 mai 2000

 

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Consulter la carte du Caucase antique.

 

Il s’agit d’un territoire qui s’étend de la mer Noire à la mer Caspienne, entre la chaîne du Grand Caucase au Nord, le Taurus au Sud-Ouest, du côté de la Turquie vers l’Asie mineure, et le massif du Kurdistan au sud-est, du côté de l’Irak actuel. C’est une zone capitale de passage entre deux mondes : l’Asie mineure à l’Ouest, avec derrière elle la Méditerranée et l’occident romain ; la Perse au Sud-Est, avec la route des Indes ; et au Nord-Est l’Asie centrale, avec la route de la soie.

 

 

Cadre géographique et linguistique

 

Dans l’Antiquité et au Moyen-âge, cette zone, qui couvrait environ 400 000 km2 , se divisait en trois ensembles territoriaux qui existent encore de nos jours, mais avec des frontières différentes et une étendue plus réduite.

 

– Au Nord-Ouest, en partant de la mer Noire, on trouve la Géorgie, qui se divise elle-même en deux, la Géorgie occidentale d’une part, le long de la mer Noire, que l’on appelait au Moyen-âge la Lasique et dans l’Antiquité la Colchide ; et d’autre part la Géorgie orientale, vers la Perse, appelée dans l’Antiquité l’Ibérie.

 

– Si l’on passe maintenant au Nord-Est, le long de la Caspienne, on trouve ce qu’on appelait dans l’Antiquité l’Albanie du Caucase et qui est aujourd’hui l’Azerbaïdjan, de part et d’autre de la Koura. Seule la partie Nord, toutefois, là où se trouve la ville de Kabala est authentiquement albanienne, c’est-à-dire peuplée de tribus caucasiennes, qui parlent une langue spéciale apparentée au tchétchène ; la partie Sud-Ouest est en réalité arménienne et elle n’a été jointe à l’Albanie qu’à la suite de la défaite des Arméniens par les Perses, en 387.

 

– Au Sud enfin, se trouve l’Arménie qui occupait dans l’Antiquité tout l’est de l’Anatolie, étant ainsi dix fois plus grande que l’Arménie actuelle et au moins trois fois plus grande que chacun des deux autres états, la Géorgie et l’Albanie du Caucase.

 

Dans cet ensemble, la situation linguistique est très complexe. Il y a trois groupes de langues principales. D’abord l’arménien, qui est une langue indo-européenne, qui a pénétré par l’Ouest, en venant d’Asie mineure à la fin du deuxième et au début du premier millénaire avant J.-C. ; qui est donc apparentée à toutes les langues parlées en Europe (exemples : la mère se dit mayr, évidemment dérivé de mater ; la fille se dit dustr, de même origine que le grec tugather, où l’on retrouve l’anglais daughter ou l’allemand Tochter ; le grand-père se dit Hav, où l’on retrouve le latin avus, l’aïeul). Au Nord-Ouest, on parle le géorgien, qui est une langue sud-caucasique, c’est-àdire autochtone du Caucase. Aussi loin qu’on remonte (par les textes cunéiformes), avant le 3e millénaire déjà, la langue géorgienne est présente dans cette région, avec tout un groupe de langues sud-caucasiques. Enfin l’albanien est une langue caucasique du Nord-Est, également autochtone, d’une structure très compliquée (le géorgien s’écrit avec un alphabet de 36 lettres ; l’albanien avec un alphabet de 56 lettres, dont des consonnes très difficiles).

 

 

Les sources archéologiques et historiques

 

En dehors des fouilles archéologiques et des légendes, dont certaines très connues comme celle des Argonautes, de Médée et de la Toison d’or qui se rattache à l’ancienne Colchide, on ne sait rien d’historique sur ces régions avant Alexandre le Grand. Au moment de son expédition vers l’Inde Alexandre n’a fait d’ailleurs que contourner le Caucase sans y entrer vraiment. La véritable connaissance des lieux et du pays commence avec les campagnes de Pompée qui envahit le Caucase en 66-65 av. notre ère, après avoir battu Mithridate, le roi du Pont, qui contrôlait la Lasique (ou Colchide). Après quoi il bat Tigrane, le roi des Arméniens, puis Artag, le roi d’Ibérie qui était accompagné de trente-six autres rois, l’Ibérie étant en réalité constituée de tribus et ne formant pas un royaume unifié. Les soldats de Pompée pensaient qu’aux Albaniens s’était jointe la fameuse tribu des Gargaréens (ce sont les Tchétchènes) qui étaient les époux mythiques des Amazones. Ils étaient sûrs qu’ils avaient vu des Amazones combattre contre eux au moment de la bataille. Pompée voulut en avoir le cœur net ; il fit visiter le champ de bataille. On ne trouva … aucun cadavre d’amazone.

 

Avec Pompée commencent les connaissances géographiques précises. La source principale sur le Caucase antique est la géographie de Strabon, au livre XI (très accessible grâce à la traduction du professeur genevois François Lasserre). Strabon était lui-même originaire de l’est de l’Asie mineure et il avait non seulement des qualités de géographe, mais des qualités d’ethnographe. Tout ce qu’il nous dit sur la religion et les institutions est extrêmement intéressant. Après quoi, dans les sources gréco-latines, on n’a que des informations historiques éparses qui concernent essentiellement les problèmes militaires.

 

L’historiographie nationale de ces régions commence beaucoup plus tard, à partir du 5e siècle, quand les Albaniens, les Géorgiens et les Arméniens se dotent chacun d’un alphabet national destiné à traduire la Bible. Mais il faut prendre garde que l’attitude de ces trois peuples par rapport à leur passé et à la naissance de leur foi chrétienne n’est pas la même. L’Arménie a une historiographie très précoce et très développée et qui déborde largement sur tout le Caucase. Car les Arméniens, à partir du moment où ils sont devenus chrétiens, se sont dit: Dieu avait un peuple, l’ancien Israël ; mais il a eu « des problèmes » avec Israël et, maintenant, le nouvel Israël, c’est nous et, par conséquent, nous avons le devoir d’écrire notre histoire, comme les Hébreux ont écrit la leur, pour glorifier les œuvres de la providence divine. Les Géorgiens, de leur côté, ont, au début, écrit des vies de saints. Ils n’ont commencé à écrire leur histoire proprement dite qu’à partir du 11e siècle.

 

Quant aux Albaniens, c’est beaucoup plus mystérieux, parce que, jusqu’en 1936, on croyait que l’alphabet albanien était totalement perdu, depuis plus de mille ans. Il n’a été découvert que tout récemment, dans le courant du 20e siècle (voir note annexe n° 1).

 

 

I. La conversion de ces pays au Christianisme

 

La situation religieuse avant la conversion

 

Pour commencer, demandons-nous quelle était la situation religieuse de ces trois pays avant leur conversion au Christianisme. Si on s’en tient aux sources historiques, on ne sait à peu près rien. Les chroniques arméniennes nous racontent que, vers 314 (nous sommes peu avant le concile de Nicée), le premier roi chrétien d’Arménie, Tiridate, démolit tous les sanctuaires païens de son pays. Il pensait bien faire en agissant ainsi. Effectivement, en Arménie, on ne trouve plus de temple païen, sauf celui de Garni qui a été préservé parce que, à l’époque de la christianisation de l’Arménie, il n’était plus un temple et faisait partie du palais royal. En ce qui concerne la Géorgie, nous apprenons, dans la Chronique de la conversion des Ibères, que vers 335, quand l’apôtre de la Géorgie, sainte Nino, assiste pour la première fois au culte idolâtrique des Ibères, elle adresse une prière à Dieu et ce dernier fait aussitôt pleuvoir une grêle qui détruit toutes les idoles. Même si les choses ne se sont pas tout à fait passées ainsi, on peut admettre que les Géorgiens ont fait la même chose que les Arméniens, ce qui nous est d’ailleurs explicitement raconté dans les chroniques de la conversion de la Géorgie. Des expéditions militaires sont envoyées dans les villages ; les habitants sont priés de rendre les idoles et aussitôt elles sont détruites ; et si les villageois refusent de rendre les idoles, on nous dit que le chef militaire s’avance vers eux avec son sabre et les oblige à s’exécuter. En Albanie du Caucase enfin (l’Azerbaïdjan actuel), le pays s’est très vite islamisé, dès le 8e siècle et du même coup ont été éliminés le zoroastrisme et le paganisme local.

 

En réalité, pour comprendre ce qu’a été la conversion, il faut avoir une certaine idée de ce qu’était la religion auparavant et nous avons, à ce sujet, deux ressources importantes. D’abord, en Géorgie, l’archéologie qui est très riche et très bien explorée (les Géorgiens ont pratiquement conservé tout leur territoire historique). Au-dessus de Mts’khet’a, la grande ville religieuse, on a une forteresse qui s’appelle encore Armazi, c’est-à-dire Ahura Mazda, le nom du Dieu lui-même ; on a pu l’explorer complètement et on a découvert des sanctuaires, des temples, des inscriptions en araméen. A l’inverse, en Arménie, la majorité du territoire se trouve du côté turc, ce qui rend difficile l’exploration de certains sites, soit parce qu’il n’y a pas les ressources nécessaires pour le faire, soit parce que cela soulève des questions épineuses qu’il n’est pas bon de soulever en ce moment.

 

L’autre ressource, c’est l’ethnographie. A partir du 19e siècle et tout au long du 20ème on a recueilli toutes les traditions orales populaires de ces pays. On s’est trouvé alors face à deux situations très différentes. Au sud, c’est-à-dire en Arménie, on a recueilli du folklore, des contes, des légendes qui sont très intéressantes dans la mesure où elles peuvent être comparées avec les historiens médiévaux. On sait que ces contes, que l’on raconte comme histoires pour les enfants, étaient en réalité des histoires pour les adultes, des histoires religieuses, mais qui ont été « désamorcées ». En Géorgie, la situation est encore plus intéressante. Se croisant avec la distinction entre l’ouest et l’est (Colchide et Ibérie), on trouve une autre division, celle du vin et de la bière. Jusqu’à une certaine altitude il est possible de cultiver la vigne ; au-dessus, parce qu’il fait trop froid, on a de l’orge et on fait de la bière et dans toutes les régions où l’on fait de la bière, la meilleure valeur culturelle est le paganisme qui, dans la chaîne du grand Caucase, est resté vivant jusqu’à notre époque.

 

Illustrons ce fait par un épisode anecdotique, révélateur de la vivacité de telles traditions. Conduisant en Géorgie un groupe de touristes, Jean-Pierre Mahé avait un chauffeur turc et pour interprète une fille des montagnes, qui s’appelait Xat’ia (c’est-à-dire idole). Ce nom lui allait extrêmement bien. Elle avait un visage plutôt rond, lourdement maquillé, les lèvres et les yeux peints, le regard assez vague et les traits parfaitement immobiles. Elle ne disait absolument rien, sauf quelques rares mots en turc, à gauche, à droite après le pont, manger, s’arrêter etc.

 

Un jour, Jean-Pierre Mahé réussit à lui parler en géorgien. Il apprend qu’elle n’était pas géorgienne mais Suane, c’est à dire qu’elle provenait du pays indiqué Suania sur la carte, situé dans le grand Caucase. C’est une vallée de type Andorre, à plus de 4000 m d’altitude. Ses habitants ne sont ni chrétiens, ni musulmans, mais authentiquement païens. Dans ces vallées on circule, même en été, avec des traîneaux tirés par des bœufs, même sur l’herbe. On habite par clans entiers dans de hautes maisons en forme de tours et il y a toujours un veilleur en haut de la tour qui tire à vue sur toute personne d’un clan ennemi ; et Dieu sait s’il y en a. Aucun mariage entre clans n’est possible sans enlèvement de femme et un enlèvement de femme entraîne automatiquement une vengeance de sang. Quand on va à la chasse, on parle une langue spéciale, qu’on appelle la langue des dieux, avec des mots secrets, pour que les bêtes, qui sont parfois des animaux divins dotés de facultés surnaturelles, n’entendent pas.

 

Cette guide parlait elle-même de la maison de son grand-père, où elle habitait avec son père et tous ses oncles et cousins et expliquait qu’à vrai dire (c’était après l’indépendance) la plupart étaient partis en Russie, en Géorgie, en Turquie, au Turkménistan, pour travailler. Mais une fois tous les trois ans, le 23 juillet, chacun rentre au pays pour la Kouirikoba. C’est la fête de Kouiria, le Seigneur, le dieu suprême, qui a deux acolytes, l’archange saint Michel et saint Georges. Mais il ne faut pas s’y tromper. Sous ces noms chrétiens se cachent des Khaatis, c’est-à-dire des idoles, des images vivantes figurées par de vieilles icones géorgiennes des 12ème et 13éme siècles dont on s’est emparé, qu’on a « recyclées » et qu’on vénère comme de véritables fétiches. On les garde dans des petites chapelles de pierre qui ressemblent à celles des Pyrénées. Il y a là des rites vivants. Toutes les paroles des prières sont connues par les relevés ethnographiques et elles nous renvoient à une mythologie qui date du premier ou du deuxième millénaires avant J.C., à l’époque où les Suanes se sont séparés des Géorgiens et des autres peuples sud-caucasiens.

 

Si on prend le cas des arméniens, on distingue une mythologie nationale, d’origine indoeuropéenne, qui s’est implantée dans un milieu caucasien et a été recouverte successivement par le zoroastrisme, puis l’hellénisme, puis le christianisme. Par exemple, dans la plaine de l’Araxe, à 40 km à l’ouest d’Erivan, se trouve le site archéologique d’Armavir. On y a retrouvé les vestiges de la ville ourartienne d’Arguichtinili (9e siècle av. J.C.), qui a vécu jusqu’au début du 6e siècle av. notre ère, puis a été prise par les Mèdes en 590. En haut de l’Acropole se trouvait un temple voué au grand dieu de l’Ourartou, qui s’appelait Khaldi (au musée des cultures anatoliennes à Ankara, on voit ce dieu debout sur un lion, le corps littéralement rayonnant). Son temple était donc au sommet de la colline et sur les pentes de la colline il y avait des platanes sacrés, qui rendaient des oracles en son nom (cela se passait comme a Dodone, en Grèce ; les prêtres interprétaient le murmure du feuillage).

 

En 590, avec les Mèdes, arrivent les Arméniens. Ils s’installent dans la ville. Ils reconnaissent en Khaldi leur dieu solaire, qui s’appelait Areg. Ils l’installent dans le temple avec sa sœur Lousin, la lune, et l’oracle continue de fonctionner comme par le passé. Puis les Perses arrivent au 5e siècle avant notre ère. Khaldi-Arev est alors vénéré sous le nom de Mher, c’est-à-dire Mithra, puisque Mithra c’était le feu et le grand feu par excellence, c’est-à-dire le soleil. Sa sœur était vénérée sous le nom d’Anaïth, la déesse chaste et guerrière. Quand l’empire achéménide s’effondre, sous les coups d’Alexandre le grand, les satrapes locaux se proclament rois et appellent des poètes grecs à leur cour. Mher et Anaïth sont alors remplacés par des statues d’Apollon et d’Artémis. Les oracles des platanes ne sont plus rendus en arménien, mais en grec (on le sait car on a retrouvé en 1904 et en 1911 des blocs de rocher qui portaient ces oracles et des réponses faites au roi, datées de 188 av. notre ère). Par la suite, Apollon-Meuhef-Areg-Khaldi est interprété comme le soleil de justice, c’est à dire que, selon l’oracle de Malachie, on applique tous ses attributs au Christ. L’office des matines, par exemple, s’appelle en arménien la « venue du soleil » ; on peut prendre les deux premières strophes de cette ode, il n’y a pas un prêtre zoroastrien ou un mage qui aurait protesté contre cet hymne adressée à Jésus-Christ.

 

 

L’arrivée du Christianisme dans ces régions du Caucase

 

Il y a sans doute eu deux voies de pénétration. Plusieurs légendes en font état, retraçant de façon fabuleuse des évènements que l’on peut essayer de discerner derrière les récits.

 

– pénétration par le sud de l’Arménie, au début du 2e siècle. Légendes de Thaddée et d’Abgar

 

La première se situe au sud de l’Arménie, par la Syrie et par la Mésopotamie (cette dernière un des berceaux de la civilisation). De tous temps les marchands installés dans les villes de Mésopotamie sont partis vers le Caucase pour y faire différents trafics. D’abord le trafic des esclaves, puis le trafic des métaux car il y avait énormément de mines dans ces régions, le bronze d’abord puis le fer ; et enfin un trafic de chevaux car ces régions sont aussi un des premiers lieux d’élevage du cheval. Or l’exception culturelle n’existe que dans la tête des hommes politiques. Avec les marchandises, on importe forcément des idées et des dieux. On en a un très bon exemple avec le fait que dans le sud de l’Arménie on vénérait un certain dieu qui s’appelait Barshamin, nom qui se relie assez évidemment à Baal Shamim, le seigneur des cieux des Syriens, d’autant plus qu’il s’appelle en arménien Ter Spitakapart, c’est-à-dire le seigneur de blanche gloire, parce qu’il avait une statue qui était en cristal de roche, en argent et en ivoire.

 

On peut donc penser qu’au début, Jésus-Christ a suivi le même chemin que Baal Shamim, qu’il a été un dieu syrien d’importation dans le sud de l’Arménie, peut-être ne concernant pas les arméniens eux-mêmes car un certain nombre de villes du sud de l’Arménie, comme par exemple Diarbekyr, étaient des villes hellénistiques où l’on trouvait – les sources historiques le disent explicitement – un très grand nombre de marchands orientaux et notamment des marchands juifs. D’emblée ces marchands juifs ont pu être touchés par le christianisme naissant, en des années que l’on peut situer vers les débuts du deuxième siècle de notre ère, époque où le christianisme a par ailleurs gagné la Mésopotamie. Plus tard, vers le début du 4e siècle, on racontera cette première christianisation de manière fabuleuse, en la rattachant aux légendes d’Abgar et de Thaddée. Les textes disent que c’est l’apôtre Thaddée qui a été envoyé à Edesse auprès du roi Abgar et qui a converti également les Arméniens.

 

– pénétration en Géorgie par les rives de la mer noire, au début du 2e siècle. La légende de l’apôtre André

 

Mais il y a eu d’autres voies de pénétration et, notamment, la plus importante, celle des côtes de la mer Noire. L’Asie mineure était déjà évangélisée vers la fin du 1er siècle et, tout naturellement, le christianisme est remonté vers le nord jusqu’à l’Abkhazie (la partie nord-ouest de la Géorgie, sur la côte). On en a un très bon témoignage historique dans les listes du concile de Nicée de 325. On sait qu’il y avait un certain Stratophile, évêque de Pitsunda (Bitchouinta, le pays des pins) sur la côte abkhaze. Par la suite, on racontera que c’était l’apôtre André qui, voyageant au pays des Scythes, avait également évangélisé la Géorgie. De telles légendes apostoliques, toutefois, doivent être prises avec une grande distance. Pour le montrer, nous rappellerons un épisode.

 

La légende nous dit que l’apôtre André accepte, à la demande de la sainte Vierge, de se rendre en Géorgie et d’y apporter une icône miraculeuse. Heureusement qu’il a cette icône avec lui car les habitants sont tellement païens et sauvages qu’ils ne l’écouteraient pas ; mais l’icône fait jaillir une source d’eau vive qui convertit les habitants et André peut évangéliser utilement ces régions. Or voici qu’à un certain moment il rencontre une veuve qui emmène au tombeau son fils unique et qu’André ressuscite le jeune homme, récit dont précédent est bien connu (veuve de Naïm, veuve de Sarepta). Mais, étrangement, le texte géorgien donne pour cette veuve le nom de Samdibari, ce qui veut dire la porteuse de collier, ce qui n’est pas un nom propre, mais bien l’épithète d’une déesse ; et le collier n’est pas n’importe lequel : c’est un collier en perles de verre azuré, en forme de vertèbres, qui s’utilise comme talisman et qui est caractéristique, depuis le premier millénaire avant notre ère, de la légende d’Ishtar. C’est le collier que met Ishtar pour descendre aux enfers, charmer les dieux de l’enfer (le collier s’appelle « homme, viens, viens! » – cf. le texte traduit par Bottéro). Elle met ce collier pour séduire les dieux de l’enfer et va rechercher justement un jeune homme, pas son fils mais son amant, qui est aux enfers. Autrement dit, on voit que le récit concernant l’apôtre André est entièrement mythologique et qu’il est tiré de la mythologie du premier ou deuxième millénaire avant notre ère qui sévissait encore dans ces régions.

 

Qu’il s’agisse de la pénétration à partir de la Haute-Mésopotamie ou par la côte de la Mer noire, tout cela constitue la première vague de christianisation du Caucase, qui se situe donc à la charnière des premier et deuxième siècles de notre ère.

 

Une seconde vague de christianisation se situera au 4e siècle, avec la conversion des souverains arménien, géorgien et albanien, qui nous est racontée dans des légendes très pittoresques que nous essaierons de raconter brièvement.

 

– au 4e siècle : La conversion de l’Arménie et la légende de Tiridate et de saint Grégoire l’Illuminateur – Son interprétation

 

Tiridate fut le premier roi chrétien d’Arménie, converti par saint Grégoire l’Illuminateur.

 

Tiridate avait été élevé chez les Romains, il avait accompli des exploits extraordinaires au moment de la guerre contre les Goths et, en récompense, les Romains l’avaient rétabli comme roi sur le trône de ses pères en Arménie. Vingt ans plus tôt, en effet, son père avait été assassiné par le traitre Anak et les Perses avaient alors envahi l’Arménie et chassé la dynastie arsacide. Quand Tiridate est rétabli sur le trône, le fils de l’assassin, qui s’appelle Grigor (ce sera saint Grégoire l’Illuminateur), qui a été élevé chrétiennement en Cappadoce et qui veut expier la faute de son père, se rend incognito à la cour de Tiridate et commence à servir le roi dont il devient l’ami. Mais un jour il refuse de servir les idoles, il est démasqué et il est aussitôt mis au supplice.

 

On lui impose douze tortures absolument atroces, mais au bout de ces douze tortures, non seulement il vit toujours mais il parle encore. Et que dit Grigor ? Il récite inlassablement le Livre de la Sagesse (cet apocryphe de l’Ancien Testament, attribué à Salomon, écrit en réalité par un juif alexandrin vers 188 avant J.C.) justement le livre approprié contre l’idolatrie. Les bourreaux n’en peuvent plus, le roi est excédé et on décide de jeter Grigor dans le Khor-Virap, une fosse profonde et pleine de serpents venimeux, dont le sifflement, seul, suffit à faire périr de peur les criminels les plus endurcis. Mais, on le sait, Jésus a donné à ses disciples le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions. Dès que les serpents aperçoivent Grigor, ils s’enfuient à toute vitesse et Grigor peut survivre, comme le prophète Elie, grâce à l’aumône d’une veuve qui lui jette tous les jours un morceau de pain, cela pendant treize ans.

 

Or en ce temps-là l’empereur de Rome n’est autre Dioclétien, un impie selon la chronique arménienne, car nous sommes au moment des persécutions ordonnées par Dioclétien. La chronique le présente donc comme un vieillard lubrique, qui se teint les cheveux, qui est bourré d’autres vices, notamment celui de choisir les dames sur catalogue. Il envoie des peintres à travers tout l’empire qui vont de maison en maison et font les portraits de toutes les jeunes femmes de bonne famille ; et qui n’épargnent même pas les maisons religieuses. Ainsi les peintres de Dioclétien entrent un jour dans une maison où il y a quarante religieuses, sous la conduite de l’abbesse Gaïanè, et dont la plus belle d’entre elles, de noble naissance, s’appelle Hripsimé. Sensibles à sa beauté, les peintres de Dioclétien font son portrait. Mais Gaïanè, l’abbesse, pressentant ce qui va se produire, emmène toutes les religieuses à l’autre bout de la Méditerranée, finalement jusqu’en Arménie. Qu’à cela ne tienne, Dioclétien l’apprend et envoie une lettre au roi d’Arménie, Tiridate, lui disant: retrouve-les et renvoie-la moi. Tiridate, donc, retrouve les religieuses, mais, les ayant vues, se dit que ce serait dommage de les renvoyer. Et même, il s’éprend de Hripsimé et veut l’épouser. Seulement celle-ci résiste. Finalement le roi s’enferme seul avec elle dans une chambre et entreprend de lui faire accepter ce mariage de gré ou de force. Mais à ce moment-là Hripsimé, soudain dotée d’une force surnaturelle par le Saint Esprit, écrase le roi, pourtant champion olympique de lutte.

 

Le roi, mortellement offensé, décapite aussitôt Hripsimé et les quarante religieuses. Mais il en est immédiatement puni: il est métamorphosé (là est le problème de cette légende : Nabuchodonosor, pour punition de sa sottise, avait été changé en bœuf. Mais changer en bœuf Tiridate aurait été beaucoup trop aimable, étant donné la bonne opinion que les zoroastriens, comme les indiens, ont du bœuf et de la vache, animaux sacrés, âmes justes). Tiridate est donc changé en sanglier. Aussitôt ses vêtements craquent et il va se rouler dans la fange des marécages. A ce moment-là, la sœur du roi a une vision ; elle apprend que Grigor est encore vivant au fond de sa fosse. On l’en retire et Grigor de dire: bien entendu, je peux guérir le roi, mais il faut d’abord qu’il m’écoute. Il parle au roi pendant quarante jours et au bout de quarante jours le roi, converti, retrouve la forme humaine.

 

Ecrite plus de 150 ans après l’évènement, cette histoire, absolument invraisemblable, est en fait calquée sur les romans antiques. Il suffit de penser aux Métamorphoses d’Apulée ; c’est la même histoire qui nous est racontée, elle est classique. Mais pourquoi s’être inspiré des romans antiques ? Parce que ces romans antiques ont servi de modèle littéraire aux Actes apocryphes des apôtres (cette appellation d’apocryphes fait d’ailleurs question car les gens qui ont écrit ces actes apocryphes ne connaissaient peut-être pas le Nouveau Testament et ne savaient donc pas qu’ils écrivaient des actes « apocryphes »). Pensant que Grégoire est un véritable apôtre, les Arméniens lui ont prêté le même genre d’aventures qu’à Paul ou à Thècle ou à d’autres encore.

 

Dans tout cela, qu’est-ce qui est sûr ? On sait, par les Actes de l’Eglise de Césarée de Cappadoce, qu’il y a effectivement eu un roi Tiridate III contemporain de Dioclétien qui avait été établi sur son trône par les Romains et qui a fait consacrer en 314 le premier évêque de Grande Arménie qui s’appelait Grigor. Quand ce roi s’était-il converti ? Si on prenait à la lettre la chronique dont nous disposons, il aurait participé à la persécution de Dioclétien, donc il aurait pu se convertir après l’abdication de Dioclétien, en 306. Mais cette date est trop loin de la date de 314 que nous venons d’indiquer. Il est plus vraisemblable que les persécutions auxquelles a participé Tiridate sont postérieures à celle Dioclétien (celle de Maxime Daia etc.) et qu’il faut plutôt situer les faits vers 311-312. Deux ans plus tard c’est la consécration du premier évêque de Grande Arménie. A partir de là, le christianisme devient obligatoire et les idoles sont strictement interdites et détruites.

 

Cela dit, il est loisible se demander à quelle réalité religieuse correspond la conversion de Tiridate. On peut toujours dire que Tiridate a cru, qu’il a été illuminé par l’Evangile. C’est une explication d’ordre surnaturel. Mais il faut aussi voir la signification possible de cette conversion du point de vue politique. A cette époque – et cela vaut pour les trois pays du Caucase – la situation était la suivante. Dans les campagnes on avait les cultes traditionnels, la religion populaire, assortie d’un certain nombre de mélanges avec les religions iranienne et grecque. La noblesse, elle, adhérait au zoroastrisme « réformé » des Sassanides, ces derniers prétendant revenir à la vraie foi de Zoroastre. Attitude à laquelle les nobles avaient intérêt car elle leur permettait des relations privilégiées avec le roi de Perse et, du même coup, de gagner de l’indépendance par rapport au roi d’Arménie. Enfin il y avait les populations des villes où avaient pénétré le judaïsme et à sa suite le christianisme. En adoptant cette religion, très minoritaire, le roi fait l’unité de son royaume. Il tranche entre les deux camps et surtout, il rétablit l’autorité royale. Depuis plusieurs siècles en effet, très précisément depuis la défaite d’Artabaz par Marc-Antoine, le roi d’Arménie régnait au nom du Dieu César, ce qui en faisait un simple représentant de l’empereur. Désormais, il règne au nom du Dieu tout-puissant. Il redevient un roi de droit divin. Cette conversion de Tiridate, même si elle répondait à des convictions profondes, était aussi tout à fait bénéfique au point de vue politique.

 

– au 4e siècle, la conversion de la Géorgie et la légende de sainte Nino – Son interprétation

 

La conversion de Mirian, le roi des Ibères (partie sud-est de la Géorgie), est un peu plus tardive. Elle se situe vers 334-335. Elle est l’œuvre, nous disent les récits légendaires, d’une captive étrangère.

 

Cette captive, selon le récit le plus ancien (celui de Rufin d’Aquilée dans son histoire ecclésiastique) ne porte pas de nom. Mais les Géorgiens l’ont appelée Nino, ce qui n’est probablement pas un vrai nom propre mais une déformation de la « nonne » (ce mot prononcé dans la langue locale). C’était une cappadocienne qui avait longtemps vécu en terre sainte. Vers 330, on ignore pour quelle raison, elle se croit investie d’une mission d’évangélisation, elle remonte vers le nord et s’installe non loin du fleuve Koura, à Mts’khet’a qui était la ville religieuse des Géorgiens. Et là, elle vit trois ans dans l’ascèse, sans rien demander à personne. Simplement, elle prie. Les Géorgiens, la pensant possédée par un Khaati (par un dieu), lui vouent toute la vénération qu’ils accordent à ce genre de personnes. Elle n’adresse la parole qu’aux seules femmes juives de la ville, avec qui elle parle araméen et qui ont sans doute servi d’intermédiaires. Un jour, on apporte un enfant malade à sainte Nino (il faut savoir que, lorsqu’un enfant est malade, il y a un type d’incantations pour le guérir qu’on appelle les Ihavnana. Ce sont de véritables incantations de sorcière, car le mot signifie: « nous nous repentons, mes seigneurs », lesquels seigneurs sont les démons des fièvres à qui on s’adresse pour qu’ils sortent du corps de l’enfant. En général, ce sont les femmes qui sont spécialisées dans ces incantations et quand un enfant est malade on le mène de maison en maison et on attend la guérison). Sainte Nino guérit l’enfant.

 

Or, en ce temps-là, Nana, la reine d’Ibérie est malade. Elle vient voir sainte Nino et elle est guérie à son tour. Elle en parle au roi, qui d’abord ne se laisse pas convaincre. Mais un jour il part pour la chasse et voilà qu’en plein midi se produit une éclipse de soleil. Le roi, terrorisé, prie le dieu de sainte Nino et de la reine Nana et le soleil réapparaît. Alors le roi décide de se convertir lui aussi et demande à sainte Nino de lui montrer comment il faut construire un sanctuaire pour son vrai dieu. Sainte Nino fait donc construire une église, la première église de Géorgie – que l’on peut visiter encore aujourd’hui – qui s’appelle la « colonne vivante ». C’est une église construite sur des bases de pierre et avec des colonnes en bois. Sur les indications de sainte Nino, on élève deux premières colonnes. Mais impossible de lever la troisième. On va chercher les hommes les plus forts, des bœufs, rien n’y fait. Nino passe toute la nuit en prières devant la colonne et quand le roi revient le lendemain il trouve la colonne suspendue en l’air au-dessus de sa base Dès que le roi arrive, Nino fait un signe et la colonne se pose. Ainsi, selon la légende, est construite la première église de Géorgie.

 

Naturellement, là encore, ce récit demande à être interprété. Il s’agit certainement de la christianisation du récit de l’élévation d’un sanctuaire païen dans lequel un prêtre, le mkadré, – ici c’est le roi qui joue ce rôle – construit un sanctuaire sur l’indication de celui qu’on appelle le Kadagui (ou le Kantaria, le chaman, celui qui est inspiré par le dieu). Le rite essentiel, précisément, c’est l’érection de la première colonne du sanctuaire.

 

Conversion plus tardive de l’Albanie caucasienne

 

La conversion de l’Albanie caucasienne est encore plus tardive. Elle se situe au temps du roi Ournaï, vers 360. Ce roi était d’abord païen et ami des Perses. Il a contribué, avec Shapur II, à dévaster l’Arménie chrétienne en 359 et, pour des raisons qui nous échappent, il est devenu chrétien peu après, en 360.

 

 

II. Les pays du Caucase entre Rome et la Perse sassanide – Les controverses christologiques du Ve siècle

 

Le problème des trois chrétientés du Caucase a été celui de l’affaiblissement de Rome et de la montée en puissance des Perses Sassanides qui avaient succédé à la dynastie des parthes Arsacides en 226. En effet, depuis la conversion de Constantin, vers 312-313, et surtout depuis sa victoire en orient en 325, le christianisme était devenu comme le symbole de l’Empire Romain. En face de cela, le zoroastrisme des Sassanides était extrêmement militant et voulait purifier la religion perse de tous les syncrétismes grecs et orientaux de la période parthe. En 448, les mages persuadent le roi de Perse Yazdgird II (Yazdgard II) qu’il faut convertir de force tous les chrétiens de l’empire perse.

 

Cela avait déjà concerné au premier chef les chrétientés de Mésopotamie et de Perse, qui avaient été persécutées et avaient rendu témoignage à cette occasion. Mais maintenant cela concernait aussi ceux des fidèles caucasiens qui étaient soumis à l’empire perse (depuis 387, les pays caucasiens étaient partagés entre la domination des Perses à l’est et des Byzantins à l’ouest). Il y eut trois révoltes des Caucasiens (Arméniens, Albaniens, Géorgiens) unis à trois reprises pour refuser cette conversion de force. La première fois, en 451, ils ont été tous massacrés. Les Perses comprirent toutefois que, s’ils voulaient vraiment l’emporter, il leur faudrait « mettre un soldat derrière chaque arbre » ou à peu près, ce qui était tout à fait impossible. Puis en 482, les Caucasiens se sont alliés aux Huns et ont obligé les Perses à reconnaître leur indépendance religieuse Enfin en 572 ils ont encore gagné contre les Perses.

 

Ces derniers ont alors adopté une autre méthode. Constatant que les chrétiens étaient divisés – ils l’étaient depuis le concile d’Ephèse de 431, qui avait amené le schisme « nestorien », et depuis le concile de Chalcédoine qui avait amené les schismes monophysites – les Perses ont estimé qu’il leur suffisait d’obliger les Caucasiens à adopter un christianisme différent de celui des Grecs, en sorte qu’ils soient totalement brouillés avec ces derniers, ce qui faisait tout à fait l’affaire des Perses. En ce qui concerne les Arméniens d’ailleurs, la rupture avec les Grecs était déjà chose faite à cette époque. Pour les autres Caucasiens, y parvenir fut plus difficile.

 

Pourquoi donc ces ruptures ? Le problème – sans revenir sur le détail des conciles et des débats théologiques, dont il a été parlé dans les conférences précédentes – c’est de comprendre comment les Caucasiens se sont déterminés face au concile de Chalcédoine. Pour eux, la difficulté était de concilier la formule d’Ephèse, « l’unique nature du Verbe incarné », avec celle du concile de Chalcédoine, « une personne et deux natures » ; autrement dit de comprendre comment l’humanité et la divinité du Christ sont intimement liées, indissociables, et tout à la fois rationnellement distinctes, « sans confusion ni mélange », selon les termes mêmes de la déclaration de Chalcédoine. Il faut dire que la même perplexité avait saisi tous les chrétiens d’Orient ; le concile de Chalcédoine était à peine terminé, en 451, qu’à Alexandrie, les Coptes proclamaient déjà que l’on était revenu à l’erreur de Nestorius qui vingt ans plus tôt avait été accusé dans les circonstances que l’on connaît. En Grèce même les discussions continuaient et l’on sait que l’empereur Zénon, en 483, par son décret d’union, l’Henoticon, a dû, ou a cru devoir, interdire toute espèce de discussion sur le concile de Chalcédoine. Néanmoins les discussions continuèrent jusque sous Justinien et même au-delà (cf. la conférence d’introduction de Jacques-Noël Pérès).

 

Or que faisaient pendant ce temps les Caucasiens ? On vient de le voir, à plus de mille km de Constantinople, ils défendaient le christianisme non en des joutes oratoires mais avec leur sang, en luttant tous ensemble contre les Perses et leurs éléphants. Au moment même où se tenait le concile de Chalcédoine, ils subissaient tous ensemble, pour leur foi, une héroïque défaite devant les Perses, le massacre de 451 à la suite de leur première révolte. On dit quelquefois que, du fait qu’ils n’ont pu assister au concile de Chalcédoine, ils n’étaient pas bien informés. C’est tout à fait inexact, c’est une explication simpliste. La bataille de 451 concerne uniquement les Caucasiens qui vivaient du côté perse de la frontière. Il y avait, on vient de la dire, des Arméniens et des Géorgiens qui vivaient du côté byzantin, qui étaient très bien informés et qui ont pu, à leur tour, informer leurs compatriotes vivant sous la domination perse. Mais ils n’avaient aucune raison d’accepter le concile de Chalcédoine, puisque les Grecs eux-mêmes ne l’avaient pas adopté à cette époque, ou du moins en discutaient encore. Donc en 506, les Caucasiens se réunissent une première fois, ils prennent connaissance du décret Henoticon de Zénon et, dans le souci de maintenir l’unité des chrétiens, ils déclarent que ceux qui renouvelleraient les erreurs de Nestorius, que ce soit à Chalcédoine ou ailleurs, seront condamnés. C’est donc l’unité, mais dans le refus de Chalcédoine.

 

Par la suite, à partir de Justinien, avec le deuxième concile de Constantinople (553), les choses changent entièrement puisque les Grecs reviennent alors au concile de Chalcédoine et que, à ce moment-là, il faut se prononcer pour ou contre. L’attitude des Caucasiens fut alors partagée. Les Géorgiens et les Albaniens prirent conseil de l’Eglise de Jérusalem et comme cette dernière approuvait Chalcédoine, ils l’ont approuvé également ; tandis que les Arméniens sont restés sur les positions de 506, les ont même aggravées en 553-555, et ont rejeté le concile de Chalcédoine.

 

Ces divisions mécontentèrent fortement les Arméniens, qui avaient l’habitude de dominer les trois chrétientés du Caucase. Ils ont alors recouru à des procédés que, rétrospectivement, on peut juger assez scandaleux, puisqu’ils allèrent chercher les armées perses pour obliger les autre chrétiens à faire comme eux. Ils ont réussi dans le cas des Albaniens ; en revanche, ils n’ont jamais réussi avec les Géorgiens. La rupture avec ces derniers se situe en 610.

 

Pendant tout le 7 e siècle on continue de discuter des mêmes thèmes. Mais quand au 8ème siècle les arabes arrivent dans la région, les positions se figent. Les Arméniens signent un véritable « concordat » avec le califat. Ils s’engagent auprès du calife à rester sur la même confession religieuse, moyennant quoi le calife leur accord une protection militaire et la liberté de culte. A ce moment-là, les Arméniens fixent définitivement leur position christologique, que l’on ne peut pas qualifier exactement de monophysite, parce qu’ils ne nient pas l’humanité du Christ ; mais ils professent que le Sauveur, à la fois Dieu et homme, n’a qu’une seule et unique nature.

 

III. La portée culturelle des choix christologiques

 

Formulé en ces termes, le débat paraît une controverse totalement abstraite, une discussion qui a tout de celle sur le sexe des anges. Ce serait néanmoins une erreur de s’en tenir à un tel jugement. Il faut essayer de voir ce que cela veut dire au point de vue de la civilisation et, pour commencer, souligner l’importance du débat en ce qui concerne le rapport des pouvoirs.

 

Le rapport des pouvoirs religieux et civil

 

Dans une société chrétienne, le Christ est le nouvel Adam. Il est le modèle de l’éthique personnelle du chrétien, comme le modèle de l’éthique de la société. Si on dit : le Christ a deux natures en une personne, cela veut dire qu’un chrétien qui souhaite imiter le Sauveur en toutes choses conçoit que Jésus est à la fois homme et Dieu, sans que l’un et l’autre ne se mélangent. Semblablement, le chrétien peut avoir des activités tantôt religieuses, tantôt profanes, qui se rapportent à la même personne. Il est à la fois hors du monde et dans le monde. Ces deux sphères de vie se rapportent à une seule personne qui doit concilier, préserver l’une et l’autre, la coexistence des deux étant indispensable. Le profane est légitime. Il a sa part à côté du religieux. Cela vaut aussi sur le plan collectif. Il y a un pouvoir civil, l’empereur, et un pouvoir religieux, le patriarche. Ni l’un ni l’autre ne se mélangent. L’empereur n’a pas le droit, comme l’ont fait Zénon ou d’autres empereurs, de légiférer en matière religieuse. Inversement, le Patriarche n’a pas le droit de donner des conseils à l’empereur, par exemple sur sa politique extérieure. Donc, on le voit, la théologie du concile de Chalcédoine porte en germe les fondements de la laïcité, de la séparation du pouvoir civil et religieux et, à l’extrême, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

 

Inversement, le monophysisme absolu risque de mener à l’intégrisme. Si Christ n’a qu’une seule nature, cela veut dire qu’il ne s’incarne que pour diviniser la chair. Le chrétien engagé dans des activités profanes devra, s’il veut imiter l’unique nature du Christ, sacraliser toute son existence. Ce qui est uniquement mondain sera condamné, à la rigueur toléré comme une sorte de survivance du péché, comme un mal nécessaire. La loi civile aura vocation à devenir entièrement religieuse. Elle devra totalement se conformer à l’Ecriture ou à la Parole, l’une et l’autre inspirées. Heureusement, les Arméniens ne sont pas allés aussi loin. Ils ont adopté une position moyenne. Ils ont rejeté le concile de Chalcédoine, mais ils ont maintenu l’humanité du Christ et reconnu en lui un Sauveur qui participe à nos souffrances, à nos infirmités, à tous les aspects de la vie humaine, mais, disent-ils, non par nature mais volontairement.

 

Cela posé, il nous faut aussi montrer que les positions christologiques influencent non seulement toute la vie religieuse de ces pays mais aussi l’aspect extérieur des églises, de l’art, en fait toute la culture. Si l’on se rend en Arménie, puis en Géorgie, on est stupéfait de voir à la fois une base commune de civilisation, mais aussi l’énorme différence d’esprit entre ces pays, pourtant frères et voisins.

 

Le sens de la liturgie

 

Le premier point, très important, est que les Eglises caucasiennes partagent la conviction commune à tous les chrétiens orientaux que la liturgie terrestre, loin d’être une invention humaine, est la réplique de l’adoration des anges dans les cieux. Ce n’est pas un discours adressé à Dieu, ce n’est pas le prononcé d’une prière, mais c’est une rencontre, une adoration active, un mime de l’invisible. Quand l’assemblée entonne le trisaghion (= trois fois saint – le sanctus), elle se joint au chœur céleste qui exulte autour du trône de Dieu, non que les fidèles restent sur terre tandis que les anges seraient dans les cieux, mais ce sont tous les croyants qui montent ensemble devant la face divine sur les ailes de l’Esprit. Les anges sont réellement parmi eux. On en a un indice avec cet instrument liturgique un peu étrange qu’on appelle le flabellum, une grande tige de bois en haut de laquelle il y a un sistre fait de lamelles d’argent avec des grelot et sur lequel sont représentés les séraphins, les plus haut placés dans la hiérarchie des armées célestes. Au moment du trisaghion, le diacre manifeste la présence des séraphins en agitant ce sistre. Il y a comme une sorte d’émulation entre les hommes et les anges. De ce concours, ce sont les hommes qui sortent vainqueurs car les anges n’osent pas contempler la face de Dieu alors que le prêtre, lui, simple mortel, tient dans ses mains l’eucharistie ; et que la Vierge, fille des hommes, a porté Dieu, l’a mis au monde et l’a tenu dans ses bras. Tout cela est explicité par la liturgie.

 

Ainsi, alors que les liturgies occidentales insistent essentiellement sur la Parole (la Parole de Dieu existe éternellement), sur le partage fraternel du pain et du vin, sur le rachat par le sacrifice de la croix, les liturgies orientales entraînent l’assemblée dans le mystère, elles l’arrachent à l’existence présente, aux limites du temps et de l’espace. Il s’agit non de dire quelque chose, mais de vivre quelque chose, c’est-à-dire de vivre une anticipation de l’éternité céleste, en imagination sans doute, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.

 

L’architecture des églises. La signification des coupoles

 

Tout cela explique la prédilection que les chrétientés du Caucase ont toujours eue pour l’église à coupole, qui est une représentation manifeste des cieux, alors qu’à Rome et dans le monde syrien on préfère les basiliques, plan qui reste rare en Arménie et en Géorgie. Dès la conversion de Tiridate, d’après la légende, le Fils de Dieu descend lui-même sur terre pour esquisser devant saint Grégoire l’Illuminateur la forme en voute céleste du premier sanctuaire édifié. Le mot Ejmiacin (Etchmiadzine est la ville où se trouve l’église principale d’Arménie) veut dire « descente du Fils unique », descendu pour dessiner l’église en forme de ciel. De même, l’une des plus vieilles églises de Géorgie, c’est Juari, le Trône de la Croix. Ce sont des églises à dôme reposant sur une croix libre ou inscrite. Elles symbolisent le ciel qui recouvre la terre et les quatre directions de l’horizon, ces dernières symbolisant les quatre éléments dont Adam a été tiré car les quatre lettres du nom d’Adam désignent les quatre points cardinaux: Anatolè (le levant, l’est), Dysis (le couchant, l’ouest), Arktos (l’ours, le nord), Mesembrion (le milieu du jour, le sud). Par la suite on fut obligé, pour des raisons pratiques, d’agrandir les églises pour permettre aux fidèles d’y entrer ; on combina alors le plan rectangulaire de la basilique et le plan carré de l’église à coupole, en inventant la salle à coupole.

 

Tourné vers l’est, le célébrant entraîne derrière lui tout le peuple chrétien des ténèbres vers la lumière. Mais, dans la liturgie orientale, cet « exode » du peuple de Dieu est considéré non comme un déplacement horizontal, mais comme une remontée. Il y a trois salles dans une église orientale: le vestibule ou narthex (gavit en arménien) qui est purement terrestre, c’est l’endroit des pénitents et des catéchumènes ; puis la salle du sanctuaire, couverte de la coupole, elle représente le premier ciel visible ; et enfin l’autel qui, lui, est le temple céleste de l’épitre aux Hébreux, le temple où Jésus a offert son sang. L’autel est donc sur une tribune, plus haute que la salle, de sorte que lorsqu’on entre dans l’église, on monte. Le prêtre entraîne les fidèles vers le ciel.

 

Des différences architecturales liées aux choix christologiques

 

A ce langage métaphorique, commun à toutes les églises du Caucase, la réflexion christologique apporta des modalités qui varient avec le temps et l’espace. Avant le 8 e siècle, avant que l’Arménie n’ait rejeté définitivement le concile de Chalcédoine, on observe que le chevet des églises arméniennes est percé de trois fenêtres, comme en occident, trois fenêtres qui représentent les trois personnes de la Trinité. Mais après 726, quand le Catholicos Jean d’Odzoun a définitivement nié la doctrine de Chalcédoine et fixé la doctrine de l’unique nature du Verbe incarné, le chœur des églises ne comprend plus qu’une seule fenêtre ; l’église est assombrie et la lumière descend d’un « bloc », comme l’unique nature de la divinité. Il faut affirmer que le Christ a la même nature que le Père et que, tout en étant incarné, il n’est pas séparé de la gloire du Père.

 

La place des « images »

 

En contraste les églises géorgiennes sont très différentes. Elles sont couvertes de fresques (qui jouent le rôle des vitraux en occident) et de mosaïques, alors qu’à partir du 8 e siècle toutes ces fresques et toutes ces mosaïques ont été supprimées des églises arméniennes. Il en est de même pour les images. En Arménie il y a eu des fresques, des images, tant qu’on n’a pas rejeté Chalcédoine. Pour quelle raison ? Si on dit que le Christ a une véritable nature humaine, il est non seulement légitime mais nécessaire d’affirmer cette humanité en représentant le Christ, les apôtres, toutes les scènes de l’économie du salut. Si au contraire on dit que le Christ a une seule nature (dont on admet certes qu’elle est divine et humaine), cette nature ne peut être représentée en termes humains. Les Arméniens donc ont refusé, à partir du 8 e siècle, de représenter le Christ.

 

Ils ont même refusé de représenter la Croix. Il y a en Arménie des stèles, appelées les Khatchkars, qui sont marquées d’une croix. Mais cette croix n’est pas un crucifix, représentation réaliste de la crucifixion. La croix des khatchkars, c’est un simple signe abstrait, entouré de symboles, la vigne fruit eucharistique, la grenade signe d’immortalité dans tout le Caucase et la Mésopotamie et les racines de l’arbre de vie qui remontent vers le ciel. Il n’y a pas une seule image. S’il y en a, c’est que nous sommes dans un milieu arménien marginal (par exemple au sud de l’Arménie où à l’est, vers la Perse) où l’on admettait le concile de Chalcédoine.

 

Par conséquent, les seules images que les Arméniens connaissent, à la différence des Géorgiens qui en mettent partout comme les autres chrétiens, ce sont celles qui sont dans les évangiles. Un évangile arménien commence par les tables de canon, qui indiquent la concordance des quatre Evangiles. Il y en a dix. Elles représentent les dix voûtes du ciel, il faut entendre par là tout ce qui nous sépare de l’instant de la création, quand l’être invisible décide de se rendre visible en créant un être qui n’est pas lui. Chaque instant de la création, chaque parole de Dieu, engendrera un ciel nouveau et un nouvel âge. Ces dix tables représentent donc tous les cieux qui nous séparent de Dieu et en même temps tous les âges qui nous séparent de l’instant originel. Puis vient l’âge de l’incarnation, représenté par les douze scènes de l’Evangile. Après quoi commence le texte de l’Evangile lui-même.

 

La littérature et la musique

 

On pourrait multiplier ces exemples pour montrer que le contraste entre monophysisme et diophysisme a entraîné des choix différents en tous domaines. En littérature, par exemple, il est très net qu’il y a eu, à un certain moment, une littérature géorgienne profane. L’œuvre littéraire la plus connue de Géorgie est Le chevalier à la peau de léopard, une très grande épopée en vers, une histoire courtoise, qui ressemble aux romans de Chrestien de Troyes, constituée par des vers de 16 syllabes regroupés en quatrains. C’est une œuvre purement profane, qui n’est de loin pas la seule. A côté, il y a des œuvres purement ecclésiastiques, celles des Pères, traductions des livres saints etc.

 

En bref, à la fin du Moyen-Age géorgien il y a, en Géorgie, à la fois une littérature profane et une littérature spirituelle, comme il y a deux natures du Christ.

 

Tandis qu’à la fin du Moyen-Age arménien, il n’y a toujours qu’une seule littérature, la littérature religieuse. Même la littérature historique est une littérature religieuse. C’est un enseignement sur les grandes œuvres que Dieu a faites dans l’histoire pour son peuple. C’est une didascalie, dont le personnage principal est Dieu. Il n’y a finalement pas un peuple qui soit resté plus fidèle à l’Ancien Testament que le peuple arménien. Le grand livre des Arméniens est le livre écrit par saint Grégoire de Nareq. Saint Grégoire de Nareq est très ambitieux: il veut supprimer le jugement dernier, le rendre inutile en confessant lui-même et d’un seul coup tous les péchés des hommes. Tous leurs péchés ayant été avoués et pardonnés, tous les hommes entreront directement au paradis, à la condition toutefois qu’ils s’associent à cette confession, c’est-à-dire qu’ils lisent le livre de saint Grégoire avec sincérité. C’est ainsi le livre arménien par excellence ; il y en a un dans chaque famille, on le met sous l’oreiller quand on est malade. Il s’agit donc bien d’une littérature entièrement religieuse. La littérature profane n’est arrivée qu’au 19 e siècle et par imitation de l’Europe.

 

On peut même se demander s’il n’en est pas de même avec la musique. Dans la musique religieuse arménienne on a exclusivement la monodie. Il n’y a que la voix d’homme, seule. On ne mêle rien à l’unique nature de Dieu. Alors que dans la musique liturgique géorgienne, il n’existe que la polyphonie, à trois ou à cinq voix, trois voix représentant la Trinité. On peut objecter que dans le chant grégorien d’occident règne aussi la monodie, les moines latins étant pourtant chalcédoniens et croyant aux deux natures. Néanmoins cette dernière opposition entre Géorgie et Arménie, dans le contexte du Caucase et ajoutée à toutes les oppositions mentionnées ci-dessus entre Arméniens monophysites et Géorgiens diophysites, méritait d’être signalée.

 

En parlant seulement de phénomènes culturels, comme nous venons de la faire, nous sommes en quelque sorte restés à l’extérieur des choses, dans la mesure où l’essentiel, le fond de ces débats christologiques nous échappe. Mais ce que nous voulions montrer c’est qu’en définitive l’histoire de ces chrétientés a donné un visage totalement différent, original, aux civilisations de ces peuples du Caucase, visage qui demeure encore aujourd’hui, au-delà de toutes les vicissitudes de l’histoire.

 

Nous regrettons seulement de n’avoir rien pu dire du troisième peuple, les Albaniens, car ils ont disparu depuis le 8e siècle, submergés par l’Islam, et qu’on est seulement, depuis 1996, en train de les redécouvrir.

 

 

Chronologie de l’Arménie et de la Géorgie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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