Clair de lune

Bazille, Ruth et Boaz endormi. Musée Fabre
Dans les premières pages du Livre de la Genèse, toute chose créée est désignée par son nom, à l’exception du soleil et de la lune pudiquement qualifiés de « luminaires », sans doute parce qu’ils sont divinisés à Babylone, lieu de naissance de la Torah (Pentateuque) et que la Vérité n’exclut pas la précaution. Mais si dans la Bible, les astres sont évidemment dépourvus de leur caractère sacré, la tradition juive accorde à la lune un sacré caractère comme le montre un midrash (petite histoire que l’on insère dans les Textes) : Au verset 16 : « Et Dieu fit les deux grands luminaires : le grand pour régner sur le jour et le petit pour régner sur la nuit…
-Stop ! (dit la lune à Son Créateur) Il est écrit : «Dieu fit les deux grands luminaires » et après, il y en a un grand et un petit ; pourquoi m’as-Tu faite plus petite que le soleil ?
Dieu : Oui, mais c’est toi qui serviras à compter le temps. (calendrier lunaire)
La lune : Peut-on compter les jours sans le soleil?
Dieu : Mais imagine ce que serait la nuit pour le voyageur si tu n’étais pas là pour l’éclairer !
La lune : Et si fort que je brille, le voyageur ne sera-t-il pas heureux de voir se lever le soleil ?
Dieu : Moi, je préfère les humbles.
La lune : Le soleil peut se faire humble s’il veut, mais à moi, Tu n’as pas donné le choix…
Impertinence ou pertinence ? Le « Pourquoi » de la lune est celui de toutes les victimes et de tous les témoins de l’injustice du monde. A l’instant-même de notre naissance, les dés sont largement jetés, non par décret divin mais par le hasard, ici où là, bien ou mal, selon notre environnement général ou familial et notre capital génétique. Le malheur frappera indifféremment les bons et les méchants et l’injustice ne cessera qu’à la minute de notre mort, lorsque nous entrerons dans la lumière divine.
Jusques là, Dieu n’est pas plus coupable d’un accident qu’un excellent constructeur d’automobiles qui ne les conduit pas lui-même et qui par conséquent n’est responsable ni des détériorations de ses voitures, ni du chemin que prennent les conducteurs, ni de l’état des routes, ni de l’allumette jetée dans le réservoir par des mains meurtrières. Cependant, notre Créateur a mis en notre esprit, un sentiment de justice qui nous commande de faire monter dans notre confortable voiture les marcheurs va-nu-pieds accablés de toutes les misères du monde.
Quant à l’injustice prétendument divine, le Dieu de la Bible nous fait de temps en temps passer un petit test de contrôle. Lorsqu’Abraham plaide en faveur de Sodome en disant : « loin de Toi de frapper l’innocent avec le coupable… Celui qui juge toute la terre serait-II un juge inique ? » Dieu l’écoute et lui donne une bonne note.
Il entend aussi les prières d’intercession de Moïse pour Son peuple, Il désavoue son prophète Jonas qui lui reproche de pardonner aux repentis de Ninive et surtout Il préfère la juste révolte de Job qui ne cesse de crier vers Lui, aux exhortations à la résignation de ses amis prêcheurs ; et Il le leur dit : « ma colère est enflammée contre vous parce que vous n’avez point parlé de Moi avec rectitude comme mon serviteur Job ».
Son serviteur, c’est aussi ce rabbin de Varsovie qui ayant perdu toute sa famille dans l’anéantissement du Ghetto et sur le point de succomber lui-même, écrit une longue lettre dont je cite ici quelques extraits : « je veux Te dire franchement et clairement que sur l’interminable route de la souffrance, nous tous: persécutés, offensés, humiliés, assassinés par milliers, nous avons le droit de savoir jusqu’où va Ta patience… Tu as tout fait pour que je perde la Foi mais elle est plus ferme que jamais… si Tu n’es pas mon Dieu, de qui es-Tu le Dieu ? Des assassins ?… »
Et voici ses derniers mots, juste avant de dire la prière rituelle (Shema Israël) : « Loué soit Dieu au siècle des siècles, Dieu de Justice et de Vérité qui tournera bientôt Sa face vers le monde ». Bientôt ?… dans le Livre de Job qui a subi toutes les calamités de la terre, il a fallu attendre le chapitre 38. Et le rabbin ne l’ignore pas.
Il est donc tout à fait normal que notre midrash se termine par le Silence de Dieu. Et fâcheusement pour la lune, on lit dans le Talmud que pour avoir l’honneur de porter la Torah, il faut être beau, riche, intelligent et… humble.
On comprend bien l’exigence de l’humilité, laquelle est dans le Judaïsme la plus grande des vertus, comme on le voit dans les Béatitudes où le Christ en fait d’entrée de jeu, la clef du Royaume.
Mais pourquoi le reste ? Parce que si nous n’avons aucun des biens de ce monde, notre mépris pour eux peut être empreint de jalousie envers ceux qui sont plus chanceux que nous, alors que si nous les avons, avec la conviction qu’ils ne sont rien aux yeux de Dieu, notre humilité est forcément sincère.
La lune est-elle un peu jalouse du soleil ? Peut-être… mais Dieu est sensible à son chagrin ; puisqu’Il l’a condamnée à une humilité perpétuelle, Il va réparer cette fatalité en ajoutant les étoiles à Sa création ( cf. suite du verset 16). Désormais, la lune règnera dans toute sa splendeur sur des milliards d’astres bien plus petits qu’elle.
Mais depuis que Dieu lui a donné le choix, elle qui est si pleine, si glorieuse, si éclatante, décide régulièrement de se diminuer, encore et encore, jusqu’à n’être plus qu’un mince fil d’argent ou d’or dans l’immensité du ciel. Les gens disent alors qu’elle n’est pas très brillante… c’est vrai, mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que dans sa petitesse, la lune est au comble de la félicité, car c’est cette nuit-là qu’elle porte la Torah.
Jeanne Chaillet
Autre voix
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Victor Hugo Booz endormi