Cycle 1996-1997 : La modernité – 1

1) La modernité, qu’est-ce que c’est ? Introduction historique

de Pierre CHAUNU, le 20 février 1996

Qu’est-ce que la modernité ? Une première réponse serait peut-être de dire que c’est une auberge espagnole et que chacun y met ce qu’il a envie d’y mettre, tant cette notion peut recouvrir de visions différentes.

1453 ou 1492 ? Des dates toutes relatives

Prenons, en guise d’introduction, le point de vue de l’histoire officielle. Pour fixer le début de ce qu’il est convenu d’appeler les « Temps Modernes », on a coutume de donner l’une ou l’autre de deux dates : 1453 ou 1492.

L’Histoire a retenu longtemps 1453; c’est la prise de Constantinople par les Turcs. C’est une date révélatrice : elle est méditerranéenne ; elle touche notre culture. Pendant longtemps on considéra que l’Antiquité allait jusqu’en 1453 et qu’après c’était l’époque « moderne ». Mais, dans les faits, que représente la chute de Constantinople ? Depuis longtemps déjà les Turcs étaient maîtres de la plus grande partie de l’Empire d’Orient et, somme toute, ils n’étaient pas très pressés de prendre la ville. Ils pouvaient la prendre quand ils voulaient. Et d’un autre côté la ville ne risquait pas de mourir de faim : elle contenait chèvres et jardins, et pas grand monde : 20 000 habitants tout au plus, à comparer aux 500 000 que la ville avait comptés plusieurs fois dans son histoire. Quand les Turcs s’emparèrent de Constantinople, ce n’était plus grand chose. Mais c’était un symbole…

L’autre date, c’est 1492. Elle paraît a priori plus significative, et pour plusieurs raisons, dont la principale, bien sûr, est la « découverte » de l’Amérique. Mais là aussi, c’est une façon de parler. Que s’est-il passé exactement dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492 ? Nous avons un personnage, Cristoforo Colombo, et avec lui une petite centaine d’individus, de sac et de corde pour la plupart, qui aperçoivent une île et se croient presque arrivés… en Chine, chez le Grand Khan. Or à l’époque personne, sauf quelques illuminés, ne pense qu’on peut aller en Chine par l’Ouest, pour toutes sortes de raisons dont la plus simple est qu’avant d’arriver on a toutes chances d’avoir servi de nourriture aux poissons, vu l’immense longueur de la traversée. On prête d’ailleurs aux conseillers de la reine Isabelle ce mot : « elles sont toutes folles ! ». Avoir autorisé et patronné ce voyage ne pouvait être qu’une lubie royale !… et même un péché mortel, car ceux qui s’embarquaient risquaient fort de ne jamais revenir.

Et voilà qu’en mars 1493, Colomb revient. Il est à Lisbonne, sur le Tage, persuadé qu’il revient de Chine. Il envoie des rapports enthousiastes aux Rois Catholiques. Chose curieuse, ces rapports sont lus par un Italien, de Anghiera, qui est « cosmografo » à la cour. Dès le mois de mars, il écrit à Rome et dit à peu près ceci : « manifestement Colomb n’est pas allé en Chine ; d’ailleurs les renseignements qu’il rapporte ne concordent pas avec ce que nous savons. Par contre il a vu des îles importantes et il n’est pas exclu que ces îles appartiennent à un « novus mundus » » (il emploie le mot). Dans ce commentaire d’Anghiera on perçoit toute l’importance du voyage de Colomb et de sa date.

Or, coïncidence, peu après, en 1500, un clerc polonais séjournant à Rome et nommé Copernic, lit les lettres d’Anghiera. Et il pense (Il l’a écrit plus tard) : c’est quand même étrange ; Ptolémée, le grand Ptolémée, le maître de la géographie et de l’astronomie, manifestement, se serait trompé, puisqu’il n’a pas connaissance de ce « novus mundus ». Se serait-il trompé aussi dans sa description du ciel ?…

Telles sont ces deux dates. Par leur valeur symbolique, plus que par la réalité des faits qu’elles recouvrent, on peut effectivement y voir le début de la modernité. Mais une démarche me semble meilleure : c’est de rechercher quand ce mot de moderne apparaît.

Les racines de la modernité

La naissance du mot moderne

Le mot moderne apparaît incontestablement – sous sa forme latine : « moderna » – au début du 14e siècle. On le voit apparaître, dans l’acception que nous lui donnons aujourd’hui (une période proche et qui se prolonge dans le présent, que l’on juge avec une connotation favorable, par rapport à ce qui précède), on le voit apparaître dans ces deux expressions nouvelles que sont la « devotio moderna » et la « via moderna ».

D’abord l’expression « devotio moderna ». Elle représente un ensemble de pratiques religieuses nouvelles, telle la prière « dans une chambre haute », devant par exemple un petit tableau qui représente une scène de l’histoire biblique. Ce sont effectivement des pratiques récentes, qui expriment une manière plus personnelle et plus mystique de vivre les rapports entre l’homme et Dieu.

Ensuite cette autre expression que l’on trouve vers la même époque (1310 – 1320) dans les universités, dans le monde scolastique, celle de « via moderna ». Il s’agit, au cœur des débats théologiques et philosophiques du Moyen-Âge et en pleine querelle des universaux, d’une nouvelle famille de pensée, les nominalistes, qui aborde autrement les problèmes philosophico-théologiques, en suivant notamment l’Anglais Guillaume d’Ockham. La « via moderna » s’oppose alors à la « via antiqua » (à noter que les maîtres de Martin Luther appartenaient à la « via moderna »).

À ma connaissance ces deux expressions, à peu près contemporaines, marquent l’apparition du mot moderne dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, c’est à dire d’un passé proche dont on se sent solidaire et sur lequel, assez paradoxalement (nous allons voir pourquoi), on pose un regard plutôt favorable. Ce qui, pour l’époque, est totalement nouveau.

Les horloges à poids

Ainsi, sans doute possible, avec le mot moderne, nous sommes dans la perception du temps, dans la manière de vivre la durée.

Or il y a sur ce sujet quelque chose de très précis. Vers 1280, se produit une invention qui, malgré ses apparences modestes, est probablement une des grandes inventions de l’humanité et qui a une très grande dimension sur le plan psychologique. C’est l’invention des horloges à poids, que l’on voit à cette époque apparaître dans les beffrois et surtout dans les couvents.

Jusqu’alors, à l’intérieur d’un jour et faute de régulateur précis, la mesure du temps était fluctuante. L’Antiquité, les évangiles, ne connaissent que des heures « élastiques », 12 heures pendant le jour, 12 heures pendant la nuit, quelle que soit la saison. La mesure du temps était sans rigueur. Avec les horloges à poids et grâce à leur mécanisme d’échappement (notons-le, ce n’est pas le moteur, le poids, qui est important, c’est le mécanisme qui freine sa chute, l’échappement, qui découpe le temps en intervalles égaux), c’est l’apparition des heures fixes. Et avec l’heure fixe, le temps est maîtrisé. L’horloge est un instrument qui, par le mouvement, permet de mesurer le temps. Certes, les premières horloges étaient fort imprécises. La précision viendra plus tard. Nous en reparlerons.

Mais pourquoi les horloges à poids ? Explication terre à terre : pour rythmer le travail des paysans ou des artisans, dans une société qui devient plus complexe. Une autre théorie dit que ce serait une histoire de moines. L’égrènement des heures par l’horloge aurait permis plus facilement aux moines de prier tous ensemble, notamment la nuit. Leur prière collective en devenait beaucoup plus efficace (« car là où deux ou trois sont réunis en mon nom… » – Mat. 18/20). Pourquoi pas ?

Un autre rapport au temps : le propre de notre culture

Quoi qu’il en soit, vers cette époque – nous sommes à la charnière du 13e et du 14e siècle – quelque chose se met à changer : c’est la relation de l’homme avec le temps. Et c’est là que, pour ma part, je vois comme les prémices de la modernité. En forme de boutade même, à la question : qu’est-ce-que l’homme moderne ? J’irai jusqu’à répondre : c’est celui qui vit en regardant sa montre.

Mais l’essentiel est encore ailleurs. Il est que cette nouvelle manière de percevoir le temps apparaît hic et nunc, c’est-à-dire chez nous, dans l’Occident latin, et nulle part ailleurs ; chez ces gens dont on est tenté de dire que leurs racines remontent à l’évènement du Sinaï.

En effet ce mot moderne, cette notion nouvelle, suppose un temps « vectoriel », un temps qui se déroule, qui avance, qui dessine une sorte de flèche vers l’avenir ; et il suppose aussi que l’on compare de manière positive le proche et que l’on porte un jugement moins favorable sur le plus ancien. Or cela, cette notion – sur laquelle nous reviendrons plus loin – et les mots pour la porter, comme le mot de progrès, au sens que lui donnera plus tard le 18e siècle, on ne la trouve que dans la Bible, dans l’Ancien Testament, dans la pensée de l’ancien Israël. Partout ailleurs, c’est-à-dire dans toutes les autres cultures, une telle notion et les mots pour la dire sont empruntés et sont le résultat d’une acculturation.

Autrement dit la naissance de ce concept de modernité, qui implique le temps, se produit uniquement dans notre culture; et cela n’est pas par hasard.

Les deux grandes spiritualités : immanence et transcendance

Pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’un hasard et que la modernité est intimement liée à ce qui fait le fond de notre culture, il nous faut ici faire un détour. Il nous faut évoquer les deux grandes spiritualités, celle de l’immanence et celle de la transcendance, dont l’une se réfère fondamentalement à l’espace et l’autre fondamentalement au temps.

La question est au fond : où et comment émerge le sacré ?

Suivons une remarque de Mircea Eliade qui m’a toujours beaucoup inspiré. Transportons-nous vingt mille ans (cinquante mille ans ? cent mille ans ?) en arrière, chez nos très lointains ancêtres. Nous sommes dans la grande savane. Vous êtes des chasseurs en groupe. Vous avez certainement une conscience qui ne distingue pas très bien l’être que vous êtes des autres chasseurs. Et à un certain moment vous vous êtes égaré. Vous êtes séparé des autres. Vous êtes perdu. Vous regardez autour de vous, … hagard. Vous êtes seul, saisi par la peur, dans l’immense savane qui ondule…

Et voilà que vous heurtez quelque chose, une pierre, un rocher ou un arbre noueux; et vous vous souvenez, vous l’avez déjà vu et, grâce à cela, vous allez retrouver votre chemin. Ce rocher, cet arbre noueux, vous allez le toucher, lui marquer votre reconnaissance. Dans l’immensité de la savane, il est quelque chose qui existe et qui structure l’espace infini. Pour le chasseur, c’est un repère de son terrain de chasse. Mais c’est aussi un repère, un repère spatial, qui va structurer toute son existence.

Ces repères, au cours des millénaires, peu à peu, chaque tribu, chaque groupe aura les siens propres. Un jour ces repères seront dotés d’une conscience. Certains deviendront plus tard des dieux poliades ; d’autres encore incarneront des forces de la nature. Ce sont tout simplement les dieux du polythéisme ancestral. Ils sont issus de la prise de conscience de l’espace. Ils s’accrochent au sol.

Faisons maintenant un saut dans le temps, de quelques milliers d’années. Nous nous trouvons en Grèce, non loin de l’Orient, vers 500 avant J.C. Nous sommes proches du terme de cette évolution.

Que disent en effet les pères de la philosophie grecque ? Héraclite, par exemple, et Parménide, l’un disant que tout est mouvement et l’autre disant que tout est immobile. On a coutume de les opposer. Finalement ils disent la même chose. Ils disent « vous avez raison : tous les dieux sont vrais, tous, mais finalement ils le sont comme vous ; ils ne sont qu’une forme de ce grand Tout, auquel nous appartenons tous et, par conséquent, ce qui existe vraiment c’est l’espace dans sa totalité, c’est le Cosmos. C’est lui qui a l’être en soi et vous n’en êtes qu’une parcelle. Notre destin est de le rejoindre et de s’y perdre ». À peu de choses près, c’est aussi la pensée ultime d’Aristote.

Or au terme de cette évolution, nous avons finalement toute la spiritualité de l’Inde et cette grande hérésie de la spiritualité de l’Inde qu’est le Bouddhisme. « D’où vient la souffrance, demande Siddharta Gautama (le Bouddha), sinon du fait que je suis séparé du grand Tout ? Aussi plongez-vous dans le nirvana, cherchez la fusion avec l’Être universel, de façon à arriver à ne plus vous distinguer de tout le reste ». Autrement dit, cette spiritualité qui prend sa racine dans l’espace, s’oriente tout entière vers la totalité de l’Être. Elle vous incite à rechercher l’entrée dans cette totalité, à tenter de vous y fondre et de cesser d’être séparé et d’exister en tant qu’individu. C’est l’anéantissement du « Je » dans la totalité du « Tout ».

En ce sens, c’est une spiritualité qui est très exactement le contraire de la nôtre.

Car, au principe de notre spiritualité, il y a ce précepte fondamental : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Et, à l’évidence, que suppose ce commandement sinon que, pour commencer, il est licite de s’aimer soi-même ? Comment aimer son prochain comme soi-même si l’on ne s’aime pas soi-même ? Et qu’est-ce que cela veut dire sinon que le « Je » est légitime et qu’il n’est pas question de l’anéantir ? Tout est subordonné à ce « comme toi-même » :

« Tu aimeras ton prochain, et à travers ton prochain, tu aimeras Dieu, comme toi-même ».

Mais il faut aller encore plus loin. Prenons la première phrase d’Exode 3 (en vérité la première phrase de la Bible) : « Je suis le Dieu de tes Pères… » (c’est-à-dire « je suis déjà dans un coin de ta mémoire ») « J’ai vu la souffrance de mon peuple… » « Je suis descendu pour te retirer du pays d’Égypte… » ; autrement dit « j’ai vu, je suis venu, j’ai fait ». C’est ainsi dans une Parole que Dieu se révèle, dans une parole qui est histoire et mémoire. Il ne peut être atteint qu’au travers de cette histoire qu’il conduit, et donc seulement au moyen de cette mémoire.

Dès lors, où est le sacré, où est le fondamental ? Il n’est pas dans un lieu. Il est dans le souvenir, celui d’une parole qui a été dite à quelqu’un qui a dit que…, non pas une parole que j’ai entendue mais une parole qui est transmise. Et cette parole vient de quelque chose qui est totalement non identifiable, totalement non représentable, totalement non localisable : « tu ne mettras pas la main ; tu ne te feras pas d’images taillées, tu ne me représenteras pas ». Cette spiritualité est fondée sur une parole par laquelle l’Autre se manifeste et qui est non-spatiale. Le Buisson ardent n’a pas de lieu. Aujourd’hui on utilise le mot « Transcendance ». Nous sommes dans un système qui fonctionne sur la mémoire, sur la mémoire d’une parole. Nous sommes dans un système qui fait référence au temps.

Ainsi se définissent et s’opposent les deux grandes spiritualités qui se partagent le monde. L’une, celle de l’immanence, se réfère fondamentalement à l’espace et cherche à atteindre l’ »Un », au point que le sujet tend à y disparaitre dans une fusion avec la totalité de l’Être. L’autre, celle de la transcendance, est une spiritualité à « Deux ». Elle affirme la légitimité du « Je » comme vis-à-vis de la Transcendance (« Et Dieu créa l’homme à son image »), une Transcendance qui est totalement autre et hors de l’espace. Elle se réfère fondamentalement au temps, un temps qui a un sens puisqu’à son terme s’accomplira le projet du Transcendant.

Eh bien, nous sommes là au cœur de la question. On peut penser que là est la racine de la modernité, dans la réponse apportée à cette alternative : être soi-même (s’aimer soi-même) ou se fondre dans l’ »Un ». Et il est évident que la modernité ne pouvait naître que chez ceux qui, au hasard de l’histoire, firent le choix de la première de ces deux réponses.

La modernité ne peut être pensée, ne peut être comprise, sans cette référence.

L’essor de la modernité

La Transcendance, le « Je », le temps, mais un temps qui a un sens, voilà donc les trois fondements qui constituent l’environnement spirituel, le système intellectuel, au sein duquel va naître la modernité. Celle-ci naîtra le jour où, la pensée sortant du seul domaine religieux, ces trois valeurs déborderont le champ d’une réflexion purement théologique, pour pénétrer celui de la réflexion philosophique ou même scientifique. La modernité, à son départ, est ainsi, avant toutes autres choses, affaire de l’esprit. Elle pénètrera un jour dans les choses, mais beaucoup plus tard.

Et pour commencer la modernité sera d’abord un retournement épistémologique fondamental, le retournement épistémologique du temps.

Le retournement du temps

Que faut-il entendre par là ?

Revenons à la conscience que nous avons du temps. Dans un premier mouvement nous avons naturellement une perception de la durée. À partir de là, c’est bien connu, nous avons deux perceptions du temps, toutes deux évidentes, mais contradictoires.

L’une est donnée par le spectacle que nous offre la nature : l’écoulement du jour et de la nuit, la course des astres, la succession et le renouvellement des saisons. C’est celle du berger Tityre contemplant la voute céleste. C’est une perception cyclique. Le temps est un cycle, un éternel recommencement qui n’a pas de fin.

L’autre perception du temps, c’est le temps de la vie, qui s’écoule dans un sens. Puisqu’il a un sens, c’est donc un temps « vectoriel » ; mais, nous le constatons tous sur nous-mêmes, c’est finalement toujours le temps d’une décadence. C’est donc un temps d’anxiété.

Rien n’illustre mieux cette double approche du temps que les conceptions cosmologiques d’Aristote, qui sont comme une synthèse de la pensée grecque. Au-delà de la sphère lunaire, les sphères célestes, jusqu’à celle des « fixes », sont le domaine de l’éternel recommencement, donc du temps « cyclique ». Le ballet des astres y est organisé selon des règles immuables, celles que précisera bientôt Ptolémée. Le monde « sublunaire » au contraire, notre monde terrestre, est un monde voué à l’incessante corruption et dans lequel tout passe et disparaît. C’est le domaine du temps « vectoriel ».

Or, nous l’avons dit, telles n’étaient pas exactement les manières de voir des Hébreux. Non seulement chez eux le temps « vectoriel » l’emporte sur le temps « cyclique », mais le temps « vectoriel », temps de l’histoire voulue par Dieu, qui a un sens, est un temps qui conduit vers le meilleur. C’est un temps d’espoir. Tout l’exercice du culte, à travers les prophètes, c’est d’apprendre à lire le temps, à lire dans l’histoire et à l’interpréter, en fonction de la volonté de Dieu et de sa relation avec son peuple. Chez les autres peuples de l’Orient, quand les évènements tournent mal, on dit « notre dieu n’est pas bon ; il faut en changer » Les Hébreux ont une conception totalement différente. Ils disent « C’est de notre faute ; c’est parce que nous n’avons pas écouté ce que notre Dieu avait dit. On n’en change pas. On le garde, car notre avenir est dans la volonté de Dieu ». C’est une conception tout à fait étrange pour l’époque.

Mais c’est une conception que la tradition judéo-chrétienne a menée jusqu’à nous. Autrement dit nous sommes dans un monde où, très anciennement déjà, la notion vectorielle du temps a tendance à l’emporter sur le temps cyclique. Le retournement épistémologique, ne le cherchons donc pas ailleurs, il est là. C’est précisément quand le temps proche est jugé meilleur que le temps des débuts ; quand on a le sentiment que le meilleur n’est pas au début mais que le meilleur est là où je suis. Que cette vision du temps sorte de ses limites religieuses, qu’elle devienne une réalité de la vie sociale, que l’homme considère qu’aujourd’hui est mieux qu’hier et que demain peut-être meilleur qu’aujourd’hui, et nous serons dans la modernité.

Ce renversement c’est évidemment au 18e siècle qu’on va le voir s’affirmer avec éclat. C’est l’idée de Progrès, l’un des grands thèmes de la modernité. C’est alors une expérience concrète. C’est Voltaire qui constate qu’au 18e siècle on vit mieux qu’au siècle précédent, bien que le siècle précédent fût le siècle de Louis XIV et qu’on le comparât avec le siècle d’Auguste.

Mais comment s’est opérée la transformation ? Comment la jalonner ? Quelles furent les étapes de ce renversement du temps ? Quelle date faut-il retenir et quels en furent les instruments ?

Les multiplicateurs sensoriels

Je proposerais comme date l’année 1609.

En 1609 Galilée eut l’idée étrange d’utiliser la lunette, qui existait depuis 15 ou 20 ans et avait été inventée pour faire la guerre, en la tournant vers le ciel. Moyennant quoi, au début de 1610 il peut écrire cette phrase étonnante :

« J’ai vu en un an vingt fois plus de choses que tous les hommes n’en ont vues en 5 600 ans » (le dernier chiffre se réfère bien sûr à la chronologie biblique traditionnelle).

Phrase extraordinaire, inouïe au sens propre du terme. Elle met en évidence l’apparition de ce qu’il faut désormais appeler les multiplicateurs sensoriels. Elle va expliquer le retournement fondamental par rapport à l’ »Antiqua ».

Jusqu’alors, en effet, que disaient les « maîtres » (ceux des universités, des écoles) ? Ils disaient : « Dans le fond il vaut peut-être mieux essayer de comprendre ce que les Anciens ont écrit, car c’étaient des gens doués d’une excellente observation ». Et il est vrai qu’Aristote, au 4e siècle avant J.C., avait une rétine qui avait le même pouvoir séparateur que celui de ses arrière-petits neveux. Cela veut dire que ses arrière-petits neveux n’ont pas vu plus d’étoiles que lui (au Moyen-Orient, avec un beau ciel, quand on a une bonne vue, cela fait environ 3 000). « Donc, demandaient les maîtres, est-ce bien la peine de recommencer ? » (Remarquons toutefois que, d’une certaine façon, on a tout de même recommencé : « … du fond de l’océan des étoiles nouvelles… ». C’est peut-être là, finalement, l’apport essentiel des voyages de Christophe Colomb et des autres. Ils ont à peu près doublé les connaissances, simplement en allant visiter des pays jusqu’alors inconnus).

Et voilà que, grâce aux multiplicateurs sensoriels, l’on peut désormais apprendre du nouveau, sans se référer aux écrits des Anciens. Situation inimaginable jusqu’alors. La lunette de Galilée a ouvert aux regards l’infini de l’espace. Un peu plus tard, Leeuwenhoek (1632-1723) achèvera la mise au point du microscope qui permet d’accéder à l’infiniment petit : on verra passer du « non-être à l’être » des objets jusqu’alors inaperçus. Puis le télescope permettra d’atteindre encore plus loin dans l’espace. N’ayons garde, enfin, d’oublier, en tout cela, l’importance de la précision acquise par les horloges qui, « miniaturisées » et utilisant le ressort au lieu du poids, deviennent des montres. Dans la première moitié du 17e siècle la précision passe de 15 minutes par jour à quelques dizaines de secondes. Au 18e siècle la montre, devenue chronomètre, rend possible la mesure exacte de la longitude. Les cartes de la Terre peuvent être dressées. L’horloge, la montre, le chronomètre, parce qu’ils assurent la maîtrise du temps (toujours le temps !), sont des « serviteurs » dociles des multiplicateurs sensoriels.

L’arrivée des multiplicateurs sensoriels provoque donc comme une sorte d’explosion : c’est la multiplication des connaissances. Et cela va à une vitesse extraordinaire. En gros, on estime que de la mort d’Aristote à la fin du 15e siècle, soit en un peu moins de 20 siècles, on a eu un doublement de l’information disponible. Au 16e siècle on estime qu’il y a eu à nouveau doublement des connaissances. Doublement en un seul siècle. Et à partir du 17e siècle et du 18e siècle on entre dans une spirale d’accroissement des connaissances à un rythme sans cesse accéléré, qui va progressivement remettre en cause la plupart des connaissances héritées du passé. Pensez que le 22 novembre 1675, à l’Observatoire de Paris, le Danois Olaüs Römer calcule presque exactement la vitesse de la lumière et trouve déjà 200 000 km par seconde. Se rend-on compte de ce que c’est, à l’époque, la mise en évidence et le calcul de la vitesse de la lumière ?… Cela fait exploser les connaissances.

Il se passe donc au début du 17e siècle quelque chose de prodigieux. C’est un renversement complet du rôle attribué au temps ; au passé, au présent comme au futur. Comment n’en aurait-on pas eu conscience ? Comment veut-on que ne naisse pas un certain sentiment de dépréciation à l’égard de ce qui est ancien ? Comment ne pas y voir une des raisons – il y en a d’autres sans doute – de la mise en cause du principe d’autorité qui est justement une des caractéristiques de la modernité ?

L’affirmation du « Je » et la critique de l’autorité

Mais, direz-vous, en ce début du 17e siècle, la critique de l’autorité n’est pas tout à fait nouvelle. Elle avait été le propre du siècle précédent. Les Réformateurs, comme les Humanistes, ne s’en étaient pas privés. Certes.

Mais il faut ajouter – et c’est très important – qu’au 16e siècle il n’était pas encore question de dévaloriser les Anciens. Bien au contraire, il s’agit à ce moment-là d’un retour aux textes originaux; à ces textes qui, grâce à l’imprimerie, sont depuis peu à la portée d’un plus grand nombre (Bible de Mayence : 1448) et dont l’approche humaniste essaie de retrouver le sens primitif. C’est là toute une dimension de la Réforme à ne jamais oublier : un appel aux origines, contre une accumulation abusive de commentaires et de pratiques.

Donc un désir certain d’un retour aux sources anciennes. Et, précisément, parce que ces textes sont maintenant accessibles, ceux qui les lisent revendiquent contre les autorités la liberté de juger par eux-mêmes. Revendication de libre-arbitre, qui fut l’objet de nombreux débats (que l’on pense à la discussion entre Erasme et Luther, ce dernier qualifiant de « fol-arbitre » le libre-arbitre défendu par le premier). Allons plus loin. La Réforme n’est pas qu’affaire de textes. Elle se fonde sur des textes, mais n’est pas que cela. Au plus profond des consciences et dans ces siècles ô combien troublés, elle est recherche de la gratuité et de la personnalisation du rapport à Dieu, sans intermédiaire ; recherche d’un destin personnel librement assumé sous le regard de Dieu. Ainsi non seulement il y a rejet de l’autorité mais s’y ajoute la réaffirmation du « Je », dont nous avions déjà trouvé la légitimité aux sources lointaines de notre spiritualité; et d’un « Je » compris maintenant comme un individu et non plus comme un peuple.

Néanmoins, ne nous y trompons pas, le 16e siècle, s’il ébranla profondément toutes les autorités et s’il est au départ de l’individualisme moderne, n’est jamais allé jusqu’à remettre en cause l’essentiel : entendons par là, d’une part, une vision fondamentale de l’univers héritée des anciens ; et d’autre part, la clé de voûte de la spiritualité chrétienne, à savoir l’évidence du Dieu transcendant et créateur. Autrement dit, malgré tumultes et fureurs, le 16e siècle, s’il a beaucoup ébranlé, l’a fait dans des limites « raisonnables », que tous s’accordaient à juger infranchissables.

Pour comprendre comment ces limites finiront par être franchies, il faut en revenir à cette date symbolique de 1609 et aux multiplicateurs sensoriels.

L’infini de l’espace et les interrogations sur la transcendance

En effet, ce n’est pas seulement le rôle attribué au temps que renverse la multiplication des connaissances, symboliquement mise en marche par Galilée. Elle va entraîner, elle ne pouvait qu’entraîner – est-il seulement besoin d’insister sur cet enchaînement ? – le bouleversement d’une certaine vision du monde.

On va voir le 17e siècle construire une astronomie entièrement nouvelle. Les observations de Galilée, de Tycho-Brahé, les calculs de Képler, puis ceux de Newton, confirmeront, en l’affinant, l’hypothèse de Copernic à laquelle, sur le moment, bien peu de gens avaient cru (Luther le traitait de fou : « der Narre », « le cinglé »). Le bouleversement est total. La Terre n’est plus le centre de l’univers, et l’homme n’est plus le centre de la création.

Mesurons bien tous les aspects de ce bouleversement.

L’univers des Grecs, celui qu’avaient légué la science et la sagesse antiques, le Cosmos, était un monde clos. La sphère des fixes, la dernière des sphères que décrivait la cosmologie antique, en marquait les limites. Au-delà, rien. Au contraire, le monde de la nouvelle astronomie est un espace sans limite, infini.

L’univers grec, ensuite, est organisé. Il y existe une hiérarchie de lieux intramondains, avec un haut et un bas, en bas un monde d’objets pesants et ternes, en haut un monde lumineux sans tache (on n’a pas bien vu le soleil) et sans masse… bref, selon Aristote, un lieu naturel pour chaque chose, formule qui d’ailleurs récapitule aussi bien la pensée grecque que celle de l’Orient. À l’inverse, l’espace de la nouvelle astronomie est froidement géométrique; ses propriétés sont uniformes en toutes directions ; la physique est la même sur terre et parmi les astres. Identique à lui-même en tous points, l’espace réel est conforme à un espace théorique, celui conçu par Descartes selon trois dimensions, au croisement de la géométrie et de l’algèbre.

Le monde des Grecs, enfin, est celui du bon sens et de la perception première et naïve des sens. Il est tel que nous le voyons. Son organisation est conforme à ce que tout un chacun peut percevoir. Au contraire, le monde de la nouvelle astronomie est un modèle abstrait. Il est au-delà de l’expérience journalière. Il est écrit en langage mathématique, comme Galilée l’affirme dès le début du siècle et comme Newton, avant la fin du même siècle, le confirme avec éclat. Les objets qui le peuplent ne peuvent être complètement perçus que par le moyen des multiplicateurs sensoriels.

Voici donc l’homme face à un espace infini, compréhensible seulement grâce à l’outil mathématique, accessible seulement de façon « indirecte » au moyen d’instruments nouveaux (certains, d’ailleurs, contestèrent longtemps la validité d’observations faites autrement qu’avec les sens dont nous a doté le Créateur). Pour reprendre le mot d’Alexandre Koyré : « l’homme a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement, … a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir ».

Ajoutons que le temps, ce temps que l’on comprend désormais comme ayant un sens, capable d’apporter un progrès des connaissances – et bientôt on pensera un progrès de la condition humaine -, ajoutons donc que ce temps va prendre une dimension inattendue. La réflexion sur les fossiles conduit à mettre en doute la durée « biblique » de l’Histoire, ces quelque cinq mille ans que Bossuet décomptait encore à partir de la création (notons que les Pères de l’Eglise semblent ne pas avoir toujours pris au sérieux ce genre de calcul). Buffon réclame d’un coup 75 000 ans pour la Terre. Rapidement les chiffres atteindront les millions d’année, puis les centaines de millions, avant que nous en soyons aujourd’hui à 4 milliards d’années. Le 18e siècle découvre donc l’immensité du temps géologique. Plus encore, les premiers soupçons se font jour d’une possible évolution de l’univers connu. Au tournant du 19e siècle, Lamarck avec sa « Philosophie zoologique » et Laplace avec son « Système du monde » en exprimeront l’un et l’autre l’idée, chacun dans son domaine. Par là-même une nouvelle dimension et une nouvelle signification sont données au temps historique.

Comment veut-on que, dans ces conditions, les interrogations sur la Transcendance n’en aient pas été renouvelées ?

Premier sujet d’interrogation. Fallait-il en revenir à l’absolu de la Transcendance, tel que les Hébreux en avaient initialement reçu la révélation ? Si le « Tout Autre » est au-delà de l’espace et du temps, où se place-t-il donc par rapport à un espace et un temps désormais infinis ? Il ne se localise pas. Il ne se représente pas. Or il faut dire que, depuis les origines, cet absolu avait était largement relativisé. Les lieux terrestres de rencontre avec la Transcendance étaient nombreux, les représentations étaient multiples et l’Au-delà lui-même avait sa place bien définie dans le ciel, et même en plusieurs compartiments.

Deuxième interrogation. Que signifie cette nature écrite en langage mathématique, c’est-à-dire dont le fonctionnement relève de lois exprimées sous une forme mathématique ? Galilée, Newton et d’autres voyaient dans ces lois l’expression même de la volonté divine, ce qui après tout est une manière de comprendre l’immense psaume 104, le célèbre « Psaume de la Création ». Jusqu’au jour où Laplace, toujours lui, à Napoléon qui lui demandait où était Dieu dans son système, répondra : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse »….

Troisième interrogation, liée à la perspective de l’évolution. Comment comprendre le récit fondateur du chapitre 1 de la Genèse (et même les chapitres suivants) ? Faut-il l’interpréter à la lettre ? Et surtout, question décisive : quel moteur à l’évolution ? Le hasard, celui des adaptations et des sélections ? Ou le dessein divin, véritable manière de comprendre l’acte créateur ?

Quatrième interrogation, celle de Voltaire : « Dans cet univers infini, qui suis-je, moi, homme quelconque d’une planète quelconque, pour que le Maître de l’univers s’intéresse à moi ? ». N’y aurait-il pas dans cette question, finalement, une remise en cause de la Parole fondatrice de l’Exode, cette parole pleine de sollicitude pour le sort des hommes : « j’ai vu la souffrance de mon peuple »… ?

Ces interrogations nées de la modernité – il en est sans doute d’autres – nous le confirment : la modernité est bien avant tout affaire de l’esprit. Toute l’histoire le prouve, ce sont les pensées qui commandent aux choses et ensuite les choses fournissent un supplément d’information aux pensées.

Mais voilà que, ces interrogations tout juste posées, les choses vont se mettre à bouger. À bouger tellement que, sortant du domaine de l’esprit, la modernité va être en mesure de changer la condition matérielle des hommes. Jusqu’alors celle-ci n’avait que très lentement évolué. Après tout, le paysan du temps de Louis XIV (la majorité de la population) avait-il un sort si différent du fellah de l’ancienne Égypte (lui aussi majorité de la population) ? Relisez La Bruyère ou La Fontaine…

La multiplication des hommes et des choses – La « révolution industrielle »

À la charnière des 18e et 19e siècles, la modernité entre donc dans les faits. C’est comme une seconde modernité, qui va produire du jamais vu dans l’histoire de l’humanité.

Partant d’Angleterre, un certain nombre d’innovations vont peu à peu se répandre dans nos pays (outre l’Angleterre, surtout la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et les États-Unis… pour les débuts…), y déclencher un enchaînement accéléré de progrès techniques et y provoquer des transformations non moins accélérées de la société. Accélération, tel est bien le mot qui convient. Tout est là. On voit les courbes du long terme, celle de la population, celle de la production, pour ne mentionner que les principales, changer d’allure et traduire une croissance toujours plus rapide, sans précédent, qui, vue sur la longue période, apparaît comme continue et irrésistible.

Deux faits emblématiques : vaccination et machine à vapeur

De cette « révolution » (le terme convient mal, nous dirons pourquoi) deux faits peuvent être retenus comme emblématiques : en 1785, la mise au point par James Watt de la machine à vapeur; en 1796, pour la première fois, la pratique par Jenner de la vaccination antivariolique.

La vaccination jennérienne est la première victoire contre la mortalité. Elle marque le point de départ d’une médecine efficacement préventive. La variole tuait un homme sur dix. On peut chiffrer à un milliard et demi environ le nombre des vies humaines épargnées par cette vaccination. Anticipant de moins d’un siècle le bouleversement pastorien, elle explique, avec ce dernier et entre autres causes, la croissance des populations depuis le début du 19e siècle : de un milliard à six milliards d’hommes.

La machine à vapeur de Watt, quant à elle, est proprement le symbole de la « révolution » industrielle. Elle est conquête d’une énergie tirée des forces naturelles et marque, de ce fait, l’apparition dans notre vie de ce qu’Alfred Sauvy appela les « esclaves mécaniques ». Ce qui compte c’est le couplage de la machine et de l’énergie. Désormais, tout un ensemble d’innovations techniques, en substituant la machine à l’habileté humaine et en animant la machine par une énergie autre qu’humaine (ou autre qu’animale), va provoquer le passage à l’industrie et la multiplication quasi sans limite des productions. Multiplication des choses donc, parallèle à la multiplication des hommes.

Un essai de résumé

Sur ces sujets, des bibliothèques entières ont été écrites. Nous n’entrerons pas dans les détails. Qu’il suffise de rappeler les têtes de chapitre, dont nous venons d’ailleurs de nommer les premières :

  • La « révolution » de la santé, induite par les progrès de la médecine et des sciences biologiques et aux conséquences démographiques incalculables ;
  • La « révolution », ou plutôt les « révolutions » énergétiques successives : charbon, pétrole, électricité, atome ;
  • Les « révolutions » agricoles, de l’amélioration des façons culturales à l’accroissement prodigieux des rendements, celui de la terre et celui des hommes, sans quoi rien n’aurait été possible ;
  • Le rétrécissement de l’étendue géographique et l’accroissement des relations et des échanges entre les hommes, par le progrès des transports et le développement des moyens de communiquer ;
  • Last but not least, l’exécution automatique de certaines opérations de l’esprit et le traitement automatique de l’information, en passe de révolutionner la planète.

De tout cela, que faut-il retenir ?

D’abord la continuité. Le terme « révolution » est mal choisi. Dans la réalité, il y a continuité des innovations techniques et du progrès des connaissances pratiques. La société industrielle et technicienne ne s’est pas construite contre mais sur la société dont elle sortait. Les siècles précédents, et tout particulièrement le 18e, avaient accumulé des réserves de progrès et d’intelligence : croissance démographique, progrès de l’éducation, transmission du savoir par l’écriture à la suite des progrès fulgurants de l’imprimerie, accroissement du nombre des lisants-écrivants, passage à une religion plus cérébrale et individualiste, surtout en milieu protestant, mise en place de structures étatiques plus efficaces ; et aussi des progrès techniques comme, par exemple, dans le travail du métal (horlogerie, armement), sans lequel l’essor de la mécanique eût été impensable. Bref tout ce que nous appelons précisément la modernité.

Ensuite la conjonction de la science et de la technique. Quel moteur, à l’orée du 19e siècle, et dans nos pays, fit prendre une allure accélérée aux courbes du développement ? La maîtrise de l’énergie sans doute. Mais, derrière elle, sachons voir le dialogue qui s’établit alors entre science et technique. Pendant des siècles, progrès techniques et connaissances scientifiques avaient suivi séparément leurs chemins. À partir du 19e siècle, et plus encore de nos jours, la science est l’inspiratrice des techniques… et réciproquement. Aujourd’hui l’une n’existe pas sans l’autre. Que serait un laboratoire sans ses puissantes machines et sans la connaissance scientifique théorique qui a permis de les concevoir ? Cette interpénétration de la science et de la technique fournit comme un terreau fertile à l’innovation qui, depuis toujours, est le moteur efficace de l’histoire.

On comprend par là pourquoi le terme de « révolution » est mal adapté. Ce dont il faut parler, c’est de mutation, c’est la mutation technique, scientifique et industrielle. Et si l’on veut décrire, en terme économique, la caractéristique fondamentale de cette mutation, on ne se trompe pas beaucoup en la résumant comme un accroissement général de la productivité du travail, c’est-à-dire de la quantité de richesses qu’un homme peut produire en une unité de temps, un jour par exemple, ou une heure. Autrement dit, et pour le redire, la multiplication des choses.

L’accroissement certes est inégal : inégal selon les pays, selon les secteurs, selon la nature du travail, selon les produits. Mais, de façon générale, tout concourt à cet accroissement. Il se poursuit bon an mal an et il entraîne, sur le long terme, un accroissement parallèle du pouvoir d’achat. Vers 1800, dans nos pays, la valeur d’un quintal de blé (qui commande le prix du pain) représentait environ 200 heures de salaire de manœuvre (le SMIC) ; en 1985, cinquante fois moins, à peine quatre heures. On pourrait multiplier à l’infini de tels exemples, en particulier au sujet des produits manufacturés.

Le bouleversement de la condition humaine

Reste à mesurer les effets de cette nouvelle aventure qu’est devenue la modernité.

Car c’est véritablement d’une nouvelle aventure qu’il s’agit, d’une formidable aventure. Au point qu’on peut sans doute la comparer à la grande mutation, dite « néolithique », qui, en des temps reculés, il y a quelques dix-mille ans, fit passer les hommes du stade de chasseurs-cueilleurs (des prédateurs) à celui d’agriculteurs et d’éleveurs (des producteurs). Alors déjà, aux marges du Croissant Fertile, des innovations matérielles, précédées (on a tout lieu de le penser) d’une évolution des mentalités, modifièrent le rapport entre les ressources et les hommes. Elles se propagèrent peu à peu (mais il faut compter en millénaires !) vers les pays environnants et jusqu’à l’extrémité des continents. Autant qu’on peut en juger, la condition humaine en fut bouleversée.

Tenons-nous en à l’essentiel. La mutation que nous vivons actuellement est entamée depuis deux siècles (car aujourd’hui l’on compte seulement en siècles !). Son effet, dans nos pays, peut être vu de deux manières.

D’abord la condition humaine est totalement transformée. L’accroissement de productivité apporté par le progrès technique, et donc l’accroissement consécutif du pouvoir d’achat, ont entraîné une élévation considérable du niveau de vie et bouleversé nos façons de vivre. Enumérons en vrac : abondance des biens à notre disposition, et pour commencer des biens alimentaires ; amélioration de l’habitat et de son confort ; diminution de la durée du travail (environ 3 000 heures/an au début du 19e siècle ; environ 1 500 heures/an aujourd’hui) ; relèvement du niveau de l’instruction; plus de temps disponible, etc. etc. Nous le savons tous : nous vivons mieux que nos grands-parents, qui vivaient eux-mêmes mieux que les leurs. Mais nous l’oublions, immergés que nous sommes dans cette société technicienne et assaillis par les difficultés qu’elle nous crée.

Car l’autre effet de la mutation en cours est le changement incessant de l’activité des hommes. Le progrès technique et économique est une reconversion permanente. D’abord lorsque la population agricole migre vers l’industrie et le secteur tertiaire. À l’aube de la mutation industrielle et technique, la France comptait environ 80 % d’agriculteurs ; aujourd’hui moins de 10 %, transformation inouïe de notre société, fondée depuis des millénaires sur l’agriculture. Mais ces migrations s’opèrent également de branche à branche, de profession à profession. Certains métiers disparaissent, d’autres se créent, toujours plus nombreux, toujours plus vite, dans un mouvement de plus en plus accéléré qui a rejoint le rythme des générations et dont l’orientation générale est le gonflement du secteur tertiaire, c’est-à-dire le secteur où, précisément, est exigée la plus grande formation des hommes.

C’est dire que la mutation technique, scientifique et industrielle par quoi, aujourd’hui, la modernité se réalise, ne s’accomplit pas sans douleur. Bien au contraire. Inutile d’insister sur les soubresauts et les violences du passé : crises économiques, misère ouvrière, question sociale, révoltes et révolutions… Inutile d’insister non plus sur les problèmes qui assaillent nos sociétés aujourd’hui : chômage, difficultés de l’enseignement et de la formation, urbanisation mal contrôlée, atteintes à l’environnement ; et aussi bien sûr les conséquences intellectuelles et spirituelles de tels bouleversements : absence de confiance en l’avenir, perte des repères, dissolution des solidarités, laissant l’individu seul face à un destin qu’il ne comprend plus.

Ajoutons enfin que ces mutations se poursuivent. Dans nos pays d’abord, où des techniques nouvelles issues de la science ne cessent de produire de nouveaux effets ; et surtout sur le reste de la planète, auquel la modernité dans les choses s’étend peu à peu et de plus en plus vite. Seulement, dans les pays nouvellement gagnés, qui ne participent pas de la culture dont est sortie la modernité et qui n’ont pas connu la longue maturation des siècles « modernes » ni ce long délai de deux siècles d’industrialisation progressive, le choc peut être rude, conflictuel, et le rejet de la modernité violent.

La modernité en question

Faut-il donc s’étonner qu’un peu partout la modernité soit aujourd’hui mise en question ?

Non seulement, d’ailleurs, la modernité est mise en question, mais elle se met elle-même en question. Par sa propre dynamique, elle conduit à réviser ce qui, dans le premier mouvement de la modernité, avait pu apparaître comme une certitude ou comme une promesse d’avenir.

Quel meilleur exemple en veut-on que ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution scientifique du 20e siècle » ? Cette crise, née des progrès de la science fondamentale, avec la théorie des quantas (Max Planck – 1900) et celle de la relativité (Einstein – 1905 et 1915), a bouleversé la vision galiléenne et newtonienne du temps et de l’espace, faisant apparaître le concept d’espace-temps ; elle a conduit aux modèles évolutifs de l’univers; elle a infirmé l’idée de déterminisme. Bref elle a entièrement remis en cause cette compréhension de l’univers qui remontait à l’éclosion de la modernité et dont nous avons souligné plus haut toute l’importance dans l’histoire de notre propre pensée.

À un tout autre niveau, et au cœur des soucis quotidiens, ne voyons-nous pas mise en question une des valeurs fondamentales de la modernité industrielle, le travail, naguère érigé en valeur sociale majeure et que l’on considérait comme le facteur par excellence de l’intégration à la société ?

Nous n’allons pas ici reprendre, par le menu, le détail de toutes ces remises en cause. Nous voudrions seulement – et ce sera notre conclusion – situer au regard de cette crise de la modernité les trois fondements que, plus haut, nous avions reconnus à notre spiritualité : le « Je », le « retournement du temps » et la « Transcendance ».

– Le « Je » d’abord : il ne peut trouver sa légitimité que dans le dialogue, que dans l’acceptation et la présence de l’autre. C’est dire que le « Je » n’a pas de légitimité sans le « Nous ». Or où en est l’individualisme moderne ? La réponse est brutale : à la suite d’une longue dérive, il semble bien près d’oublier le « Nous ».

De quoi sommes-nous partis en effet, il y a deux siècles, lors de la Révolution ? D’une protestation contre la rigidité et le poids des structures sociales. Le 19e siècle fut donc un siècle de libéralisme, plus encore économique et social que politique. Laissant libre cours aux initiatives, il permit le progrès économique. Mais si cette évolution a été supportable – et encore! – c’est grâce à la subsistance de cadres sociaux traditionnels, au sens le plus large, qui assuraient, au moins partiellement, les solidarités nécessaires. Le « Nous » hérité du passé ne s’était pas totalement effacé devant le « Je ». Aujourd’hui, sous la poussée de la modernité, les cadres traditionnels achèvent de se déliter et les solidarités se dissolvent. Le « Je » est seul. Or il n’est pas de société durable sans lien social, donc sans un tissu de solidarités.

D’autre part, en raison même de l’amélioration des conditions de vie, l’individualisme, au motif d’authenticité, tend à devenir avant tout, et pour tous, recherche de bien-être et d’épanouissement personnels. Ce n’est plus d’individualisme qu’il faut parler, mais d’hédonisme, un hédonisme du temps présent qui ignore le « Nous »… et qui ignore le futur.

– Qu’en est-il, en effet, du « retournement du temps » ? Le temps, pour la modernité, c’était, nous l’avons dit, le temps compris comme conduisant vers le meilleur. C’était un temps tourné vers le futur. Serions-nous donc sortis de la modernité ? Car que voit-on ? L’individu « moderne », on vient de le dire, ignore le futur. Il vit au présent. « Après nous le déluge ». Qu’importe les incohérences de la ville, le saccage de l’environnement, pire encore l’insuffisance du renouvellement des générations ?

Et d’ailleurs l’individu « moderne » penserait-il au futur, que celui-ci lui paraîtrait dépourvu de tout espoir. N’entrons pas dans les détails. Ce qui est remis en question, nous le savons tous, c’est l’idée même de progrès, ce mot par lequel le siècle des Lumières avait exprimé la notion d’un temps qui a un sens, ce que nous avons appelé un temps « vectoriel ».

Sommes-nous donc à la fin d’une époque de notre pensée, alors que la modernité dans les choses continue plus que jamais à nous emporter à son rythme accéléré ?

– À ce point je voudrais, pour achever notre réflexion, en revenir à l’origine même de notre spiritualité, je veux dire à la Transcendance.

C’est dans une Parole, avons-nous dit, que le sacré s’est révélé comme transcendant; dans une parole qui est histoire, et donc dans le temps, Au-delà du visible et du représentable. C’est la Transcendance qui, à son tour, a donné au temps la plénitude de son sens. C’est aussi la Transcendance qui nous conduit vers les autres, comme les autres nous conduisent à elle :

« Tu aimeras ton prochain, et à travers ton prochain, tu aimeras Dieu, comme toi-même ».

Où que je cherche, je ne vois donc pas, quant à moi, face à l’oubli du « Nous » et à la perte de tout sens donné au temps, d’autre possibilité que retourner au vieux message de l’Exode :

« Je suis le Dieu de tes pères… Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de la servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face … »

Message dans lequel seulement je retrouve du sens.

Mais s’il nous faut être fidèles à ce message originel, il nous faut aussi le recevoir dans la modernité et donc faire face aux interrogations nées de cette dernière. Car les quatre interrogations que nous avons posées plus haut demeurent. Il nous paraît même évident que, devant l’accroissement fabuleux des connaissances qui a accompagné la multiplication des choses, ces interrogations n’en ont que plus d’acuité. Reprenons-les donc une par une.

Oui, la Transcendance ne peut d’abord qu’être un absolu radical. Elle est de nulle part, elle est hors du temps. Aucune image, aucune représentation. Le septième jour, qui lui est consacré, est le jour du repos, c’est-à-dire du non-faire. De celui qui a dit « Je suis », on peut seulement dire « Il n’est pas… ceci ou cela ». Il y a là, sans doute, le facteur le plus désacralisant et le plus laïc de l’histoire. Si, comme nous le croyons, la modernité trouve sa source la plus lointaine dans la révélation d’une Transcendance absolue, elle ne pouvait que conduire à la laïcisation de toute activité humaine.

Les deuxième et troisième interrogations sont en fait la même. Que l’univers obéisse à des lois immuables, dont les plus fondamentales s’expriment en langage mathématique ; que, dans sa totalité, l’univers évolue selon ces lois, avec l’indétermination qu’elles peuvent comporter ; l’un et l’autre incitent à une compréhension nouvelle de la notion de création. Non une création ab initio – la physique d’aujourd’hui, et plus particulièrement la cosmologie, nous apprend que cette notion même de commencement est un mystère – mais une création continue, dans l’infini de l’espace et au fil de toute la durée ; une création continue que, précisément, manifestent les lois fondamentales de la nature et le déroulement même de l’évolution.

Or n’oublions jamais qu’aux environs du 5e siècle avant notre ère, les rédacteurs de nos textes s’exprimaient selon leur époque, selon la vision que l’on avait alors de l’univers et de son histoire. Ils puisèrent dans les mythes environnants, babyloniens surtout, un langage symbolique leur permettant de dire la révélation reçue de la Transcendance. Impossible aujourd’hui, assurément, de lire ces textes dans une perspective inchangée et de s’en tenir à des exégèses fixistes et littérales.

Reste alors la dernière interrogation, celle de Voltaire : « Qui suis-je pour que le maître de l’Univers s’intéresse à moi ? » En vérité, nous sommes là au nœud de toutes nos questions. De quoi s’agit-il en effet sinon finalement du dialogue personnel que le Dieu transcendant est venu offrir à chacun de nous ? De cette approche que nous révèle la Parole fondatrice de l’Exode ; « j’ai vu la souffrance de mon peuple… Je suis descendu… » (à l’époque l’individu ne se pensait encore qu’à travers son appartenance à un peuple). Or ici notre réponse n’est plus du domaine du savoir. Nous touchons au domaine de la foi. En dilatant l’univers, en faisant disparaître les limites de l’espace et du temps portées à l’infini, le renouveau des connaissances fait que les cieux et la vie disent si fort la gloire de Dieu, qu’il faut désormais un supplément de grâce pour oser espérer qu’Il puisse encore nous accorder un regard de bienveillance et de pardon.

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