Cycle 1996-1997 : La modernité – 3

3) La ville du XXIe siècle. Les banlieues d’aujourd’hui préfigurent-elles la ville de demain ?

de Jean-Marie DELARUE, le 11 avril 1996

Trois remarques liminaires.

La ville, d’abord, c’est un peu comme l’école : chacun en a une expérience. Il n’est donc pas si facile d’en parler. Au-delà de l’expérience de chacun, il y a une réalité urbaine qui nous dépasse. Chacun porte « sa » ville en soi et ce n’est qu’à force de réflexion que l’on peut saisir, Au-delà de cette expérience personnelle, une réalité collective.

Deuxième remarque. Si ce cycle sur la modernité s’était tenu il y a trente ans, l’image donnée de la modernité aurait certainement été une image urbaine : les tours de New-York ou les autoroutes de Californie. La ville était, il y a trente ans, indissociable de la modernité. Elle le reste probablement encore pour beaucoup aujourd’hui, mais avec quelques réserves. Ce qui amène à la troisième remarque.

La modernité, c’est sûrement ce qui est neuf, ce qui est actuel, mais aussi dans l’esprit de beaucoup, ce qui est bien. Or y a-t-il un lien automatique entre le progrès social et la modernité ? Il se trouve que depuis une cinquantaine d’années, dans notre pays, modernité et progrès social ont été de pair. Il n’est pas sûr qu’il y ait là autre chose qu’une coïncidence. Certes, cela résulte de l’effort de beaucoup de gens. Mais, en tout cas dans le domaine urbain, il n’est pas sûr que, demain, modernité aille de pair avec progrès social. La question mérite d’être posée.

Cela dit, nous aborderons notre sujet en trois parties :

  • Parler de la ville d’aujourd’hui en général, singulièrement dans notre pays, pour essayer de prendre la mesure de quelques-unes de ces réalités collectives qui, au-delà de l’expérience de chacun, frappent le plus.
  • La deuxième partie sera consacrée à ce que l’on appelle, par convention, les « cités », terme préférable finalement à celui de « banlieues », qui reste assez ambigu (bien qu’il figure dans le titre de cette conférence). Nous parlerons donc de ces quartiers déshérités, de ces « cités », de ces « banlieues ». Cette question de mots n’est pas fondamentale.
  • Enfin nous montrerons les liens entre l’un et l’autre et nous nous interrogerons par conséquent sur le devenir urbain, à la « lumière », si l’on ose dire, de ces quartiers déshérités.

1 – La ville aujourd’hui

Sur les villes d’aujourd’hui on peut parler de deux choses, en apparence étrangères l’une à l’autre et qui pourtant nous paraissent indissociables : l’état des villes et l’imaginaire des villes, entendons, sous ce dernier terme, les sentiments qui s’y propagent.

L’état des villes

Nous dirons peu de choses sur l’armature urbaine de notre pays, sauf à rappeler quelques faits fondamentaux.

Plus des trois quarts des Français vivent en ville et c’est un phénomène récent. La France est entrée dans les villes un peu à reculons, si l’on peut dire. Il n’y a pas chez nous de tradition urbaine qui s’inscrive dans notre manière d’être aussi fortement que pour d’autres peuples. Nous étions jusqu’à une époque récente un pays essentiellement rural : ce n’est qu’en 1928 que le nombre des urbains a excédé le nombre des ruraux. Nous sommes un pays rural et un pays de petites villes, qui pendant très longtemps ont pesé très fort sur notre destin, si longtemps que, entre les recensements de 1975 et 1982, ces petites villes, héritières des marchés agricoles ou autres, continuaient de croître en population.

Aujourd’hui, ce paysage urbain a complètement changé. Nous n’en sommes pas encore à l’échelle urbaine anglaise ou allemande, mais néanmoins 50 % des urbains, soit près de 40 % de la population, vivent aujourd’hui dans des grandes villes, des villes de plus de 200 000 habitants. Cela représente un peu plus de 20 millions de personnes vivant dans les grandes villes. Les trois quarts d’entre nous vivent dans des villes. Voilà qui change substantiellement notre société et ce changement est récent.

Or cette situation a entraîné, pour la ville, un certain nombre de transformations et on voudrait souligner ici trois sortes de choses qui se sont produites très rapidement : il s’agit des logements, des espaces publics et de l’ »usage » de la ville.

– Les « logements » d’abord. Ils ont énormément changé. C’est si vrai que l’essentiel de notre parc de logements, un peu à l’image de nos villes, est très récent. On estime aujourd’hui à près des trois quarts les logements construits depuis 1949. On se souvient de la fameuse loi de 1948 sur les loyers ; les trois quarts des logements lui échappent car ils ont été construits postérieurement.

Nous avons tous, imprimé dans notre mémoire, le fait que nous avons payé cher des décennies d’atonie de la construction; que nous traînions derrière nous un parc de logements extraordinairement ancien et, ce qui était plus grave, un nombre de mal-logés considérable. On ne saurait dire que tout cela est fini, puisque nous avons depuis deux ou trois ans une crise du logement extrêmement forte. Mais, nonobstant cette crise, qu’on peut espérer passagère, le parc de logements s’est considérablement renouvelé dans notre pays, grâce à un effort de construction considérable, très important depuis 1949 et surtout de 1955 à 1975.

Si les logements se sont reconstruits, ils se sont aussi construits différemment. Ils sont de plus en plus grands. Sans abuser de chiffres statistiques, il faut quand même indiquer que la surface moyenne d’un logement est passée de 68 m2 en 1970 à 86 m2 aujourd’hui. Ramené à des surfaces moyennes, cet accroissement de 25 % est considérable. Ces logements de plus en plus grands comprennent de plus en plus de pièces. Pour prendre les mêmes dates, un peu plus de trois pièces voici 25 ans ; près de quatre aujourd’hui. Enfin de plus en plus de confort. Aujourd’hui à peu près les trois quarts des logements français sont regardés par l’INSEE comme pourvus de « tout le confort ». Ce chiffre peut paraître faible et nous connaissons tous, ici ou là, des logements dont l’approvisionnement en eau ou le chauffage sont encore difficiles. Mais, en 1975, la proportion était inférieure à la moitié, 48 %.

Donc un progrès extrêmement sensible et une densité moyenne par logement qui est de plus en plus faible, puisque le nombre de personnes par logement ne cesse de diminuer. Il est passé, toujours approximativement pour les mêmes dates, d’un peu plus de 3 personnes à 2,5 personnes. Peut-être est-ce lié, entre autres causes, à la dissociation des ménages. Mais il se trouve qu’il y a assez de logements pour faciliter cette dissociation. Si les enfants partent vivre de leur côté, c’est qu’il y a des logements pour les loger; et d’ailleurs, actuellement, avec la crise présente du logement dont on parlait plus haut, on s’aperçoit que l’âge de présence des enfants chez les parents augmente à nouveau, inversant une tendance constatée depuis plusieurs décennies.

Tout cela pour dire que le logement de chacun s’est largement amélioré depuis 25-30 ans. Voilà une première chose qui métamorphose le paysage des villes.

– En second lieu les « espaces publics » ont changé. Il n’y a rien à vous apprendre à ce sujet. Tout le monde a pu faire cette petite expérience de regarder de vieilles cartes postales du début du siècle pour des lieux urbains que l’on connaît bien. On ne peut qu’être frappé de constater le monde qu’il y avait alors sur les trottoirs. Aujourd’hui le boulevard Haussmann, pour prendre cet exemple, ne doit pas faire illusion. Nos trottoirs sont vides, de plus en plus vides ; et parallèlement les chaussées sont de plus en plus pleines. Ce qu’il faut relever, c’est que la vie dans la rue disparaît ou s’amenuise peu à peu. Pendant très longtemps, depuis des siècles, il y avait une vie propre à la rue. Il y avait des métiers de la rue. Il y avait des gens qui y stationnaient de longues heures, parfois assis, pour regarder. Il y avait dans la rue un « commerce » social très important. Aujourd’hui tout cela disparaît, très vite, à tel point que, dans les quartiers que nous évoquerons tout à l’heure, on a cru bon de supprimer la rue, purement et simplement. On a planté des tours, des immeubles, des barres sans faire de rues, dont on n’éprouvait plus le besoin. On a pensé que la ville moderne se passait de rues ; et c’est vrai qu’il y a de moins en moins de gens pour y séjourner. La rue devient très progressivement, au lieu d’un espace de convivialité, un espace d’hostilité.

Il faut souligner aussi, au sujet des espaces publics, l’importance prise par des équipements « lourds ». Auparavant le tissu urbain se constituait autour d’équipements de proximité immédiate, limitée au « rayon d’action » de chacun, c’est-à-dire de la marche à pied. Aujourd’hui le cinéma de quartier a disparu, la petite épicerie est menacée et le « bistrot » vient de fermer. Le nombre des débits de boissons diminue de façon très importante en France et il en va de même de toute une série d’équipements d’usage quotidien. En revanche, la ville fructifie grâce à des équipements que l’on pourrait appeler « lourds », c’est-à-dire des équipements tout à fait exceptionnels, que ce soient des musées – on n’a jamais autant construit de musées -, que ce soient des équipements culturels (maison de…), que ce soient enfin des équipements sportifs très développés ou encore des hypermarchés. La ville, en quelque sorte, offre aujourd’hui comme avantages substantiels, de façon collective, ces équipements extrêmement lourds. Cela se voit non seulement dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous, mais aussi dans les budgets des municipalités. Il y a trente ans, le budget « culture » des municipalités était fait de subventions à des petits groupes; aujourd’hui il est fait de l’entretien de ces équipements lourds, qui ne représente pas des sommes négligeables.

Enfin il faut noter le changement des rapports entre la ville et l’économie. Il y a eu plusieurs étapes. D’abord l’idée d’une ville scindée en espaces différents selon ses fonctionnalités (Le Corbusier; charte d’Athènes), ou plutôt l’idée d’une addition de villes mono-fonctionnelles. De telles idées ont un temps produit leurs effets, mais aujourd’hui elles sont remises en cause. Notamment du fait que l’économie n’est plus ce qu’elle était : elle ne dérange plus la vie urbaine comme autrefois. Après le départ de ses industries, la ville s’est largement rattrapée sur les services, sur les activités tertiaires, de sorte que dans la ville d’aujourd’hui subsiste l’essentiel de la vie économique du pays. L’espace rural ne cesse de perdre en effectifs. La ville, pour l’essentiel, n’a pas perdu en économie, même si ce tableau est très variable dans la réalité. Les villes qui étaient très liées à l’industrie sont en déclin, celles qui n’ont pas pu prendre le relais des activités tertiaires, notamment dans les bassins du nord et de l’est et même en Franche-Comté : elles voient décroître leur population.

Mais entre deux « trapèzes », celui de l’industrie et celui du tertiaire, la ville a réussi à se raccrocher au second, ce qui après tout n’allait pas tout à fait de soi.

– Dernier point : l’ »usage » de la ville change aussi. La ville, depuis longtemps, c’est la différence, beaucoup plus que dans les sociétés rurales. Il n’est pas sûr que cette différence soit aujourd’hui tellement valorisée ou encouragée. Autant, semble-t-il, notre comportement, dans notre vie privée, se différencie de plus en plus, car nous y disposons de plus en plus de liberté, autant, semble-t-il, nous avons dans la ville des usages et des consommations plutôt uniformes.

Il semble aussi que les rapports de la ville et de la campagne changent. Auparavant ces liens étaient tout à fait spontanés, très individualisés, très à la portée du premier venu. Aujourd’hui ce lien entre ville et campagne est fortement encombré d’intermédiaires. L’urbain n’a plus guère accès, sauf de façon très volontaire, au moment de ses congés, à des réalités qui ne sont pas urbaines. Une anecdote le fera ressortir : on a installé une ferme au Jardin d’acclimatation. Autrefois, on emmenait les enfants au zoo voir des animaux exotiques. Aujourd’hui on emmène les enfants voir dans un parc des animaux qui n’ont rien d’exotique ni de sauvage. C’est une coupure comme une autre.

Enfin il y a dans la ville un déclin très fort des sociabilités spontanées et l’on érige de plus en plus la sociabilité en quelque chose de compliqué et d’organisé. Il y en a beaucoup de signes que chacun peut facilement percevoir

L’imaginaire de la ville et ses craintes

Peut-être est-ce le fruit de notre société urbaine dans laquelle nous sommes entrés à reculons : il semble que la ville suscite encore spontanément plus de craintes que d’attraits, plus de répulsion que d’attraction. Nous évoquerons trois aspects.

– Si la ville est si fortement liée à l’économie, elle se trouve liée de ce fait à ses aspects les plus négatifs, c’est-à-dire bien sûr l’emploi ou plutôt le « chômage ». Il est clair que la ville française n’étale pas son chômage. Cela ressort par contraste lorsqu’on parcourt les villes du Mezzogiorno en Italie. Les « disoccupati », les chômeurs ou ceux qui ne travaillent pas trop, sont visibles sur la place publique. Dans les villes françaises le chômage n’est pas visible. Ceux que l’on désigne aimablement par ces horribles initiales de S.D.F. ne sont qu’une partie très petite de quelque chose de beaucoup plus important. Le chômeur est quelqu’un qui ne se voit pas. Anecdote : à Brest une femme en chômage de longue durée disait « moi je ne peux pas m’empêcher de me lever tous les matins à sept heures pour regarder les gens partir au travail » Elle est à sa fenêtre. Personne ne la voit.

Le chômage est donc quelque chose qui se cache dans nos villes. C’est cependant une réalité qui compte, en termes de revenu, d’activité et de souffrances des personnes. Le tableau selon les villes en est bien sûr extrêmement variable.

– le « sentiment d’insécurité » ensuite. C’est une des répulsions majeures de la ville aujourd’hui. Nous ne parlons pas de l’insécurité mais du sentiment d’insécurité. Il est clair que ce sentiment s’est très largement accru depuis vingt ans. On pourrait relier cela à ce que l’on a dit tout à l’heure sur la transformation des usages de la ville. On en prend la mesure grâce aux enquêtes d’opinion, notamment celles d’un institut spécialisé dans ce genre de questions et on mesure le phénomène notamment avec les pratiques des gens : avez-vous un interphone ? Fermez-vous le verrou le soir ? Évitez-vous de sortir après 20 heures ? Etc. etc. On voit bien, dans toutes les réponses faites à ces enquêtes, que le sentiment d’insécurité n’a cessé de croître depuis 20 ans. Singulièrement dans les grandes villes, celles de plus de 200 000 habitants.

Là-dessus il y aurait beaucoup de choses à dire. Ce sentiment d’insécurité s’alimente naturellement à des réalités. Ce sont – c’est un peu ce que l’on voyait tout à l’heure – un certain abandon de la vie collective du dehors et par conséquent une certaine répulsion à se trouver dans un espace dont on a dit qu’il devenait hostile ; deuxième réalité, celle de la délinquance dont chacun sait que dans ce pays elle est stable pour les crimes et les délits très graves mais qu’elle est en croissance rapide pour les petits délits et tout particulièrement les délits de voie publique : vol à la roulotte, vol à l’arraché etc. ; troisième réalité, qui est plus vaste, les « incivilités ». Nous sommes en pleine vie urbaine, en pleine urbanité donc, en principe, alors que l’on voit croître l’incivilité, c’est-à-dire le contraire de l’urbanité. Difficulté de vivre ensemble, provocations dans la vie collective, bruits intempestifs à n’importe quelle heure, bousculades, saleté… Cette incivilité, forme de réaction à une certaine forme de vie, se traduit pour beaucoup par un sentiment d’insécurité.

Mais ce sentiment d’insécurité s’alimente aussi à une certaine forme d’imaginaire collectif, qui est celui de la vie d’aujourd’hui. La rumeur, la crainte, l’étrangeté, l’impuissance du droit, l’impunité ressentie pour les grands criminels ou les petits délinquants, tout cela rend mal à l’aise et explique une peur communément partagée, entraînant une spirale de comportements qui va dans le sens de la méfiance et du repli sur soi.

– Enfin il faudrait commenter la « différence ». Nous avons dit que la ville, c’était la différence et nous avons déjà relevé, à propos des consommations, que l’on tendait à s’aligner sur le même moule. La vie collective aujourd’hui, semble-t-il, peut-être supporte plus mal la différence que dans le passé. Il semble que dans la vie urbaine d’autrefois la « distinction » (au sens de Pierre Bourdieu), c’est-à-dire à la fois afficher sa différence mais aussi sa distance, était un élément de cette vie urbaine et qu’il s’agissait de se montrer un peu différent des autres. Il n’est pas sûr, aujourd’hui, que cette distinction-là soit bien famée et il semblerait plutôt que l’on recherche l’uniformité.

Personnellement, il me semble même que cette difficulté d’être différent se cristallise sur la question des étrangers, ou plutôt des immigrés. Sur ce point je voudrais rappeler que les immigrés ne représentent jamais que 6,5 % de la population, avec évidemment une répartition territoriale extrêmement variable, essentiellement urbaine d’ailleurs ; quand on entend la place que tient ce problème dans la vie nationale, sans du tout mésestimer les difficultés du contact de plusieurs cultures, je trouve cette place trop forte. Je ne suis pas sûr que ce soit simplement lié à la question « immigrés » en elle-même, mais je crois que c’est le reflet de quelque chose de plus profond que nous portons en nous. Il me semble que cela est lié à notre imaginaire, tout particulièrement à notre imaginaire urbain.

Mais tout cela nous amène déjà à notre deuxième partie.

2 – Les Cités, les banlieues et leurs quartiers déshérités.

Je voudrais vous décrire leur vie telle que j’ai pu la ressentir et l’apercevoir à travers ceux qui m’en ont parlé.

Nous développerons trois points très simples.

  • Premier point : ces quartiers, nous les connaissons mal

Nous les vivons sur le mode de l’incompréhension.

Personne au fond n’a jamais prêté beaucoup d’attention à ces quartiers, souvent à la périphérie des grandes villes, conçus dans les années 50-60-70, avant qu’un beau jour de l’été 81 la télévision ne montre à une France un peu étonnée, du côté de Vénissieux, des voitures qui tournaient, faisaient une sorte de « rodéo », avec des jeunes au volant qui avaient du mal à exprimer quoi que ce soit et encore moins quelques revendications précises, qui manifestaient une vie apparemment tout à fait déréglée, mais sans savoir expliquer pourquoi, ni comment, ni quel était leur but.

Je crois que de cette irruption d’une vie urbaine qui tournait mal dans la vie sociale française, on a gardé une certaine forme d’incompréhension, au sens où l’on ne comprend pas ce qui se passe. Il n’est pas sûr que depuis lors on ait fourni des explications. Il n’est pas sûr que ceux qui se sont manifestés bruyamment, violemment et quelquefois très durement, aient jamais dit depuis quels étaient leurs sentiments ou leurs idées. Autrement dit il s’agit de manifestations « sans foi ni loi », sans ordre et sans mots d’ordre, c’est-à-dire sans un vocabulaire qui mette un peu d’ordre dans les réalités. Ce que l’on pourrait appeler, d’un terme ancien, des « émotions » urbaines a gardé pour nous, pour nous tous, un caractère inexplicable et par conséquent un peu désorientant.

Il est si vrai que nous n’avons pas de raisons de connaître ces quartiers, que nous n’y allons guère. Autant il y a des expériences sociales partagées, comme le service militaire (plus pour longtemps) ou l’hôpital où nous croisons des trajectoires sociales très différentes des nôtres, autant ces quartiers nous n’y allons pas, sauf à les traverser en autoroute ou en chemin de fer.

Cette espèce d’incompréhension est d’ailleurs partagée même par ceux qui ont la charge de ces quartiers. En tant que tout récent délégué interministériel à la ville, j’avais demandé de quelles statistiques on disposait pour ces quartiers-là. On m’a répondu : aucune. Autrement dit, les gens chargés, dans l’administration, d’être les experts de cette question parlaient en « parfaite méconnaissance de cause ». Ils ne savaient pas de quoi ils parlaient. Non qu’on ne puisse rien dire quand on n’a pas de statistiques sous la main, ce n’est pas ce que je veux dire; mais on n’avait pas fait le petit effort minimum de connaissance pour parler à bon escient.

Ce que je veux entendre par là, c’est qu’il en va souvent ainsi dans les questions sociales qui nous désarçonnent. La connaissance exacte que nous en avons est un peu à la mesure inverse de la place qu’elle tient dans nos discours

  • Deuxième point : le visage de ces quartiers. Ce sont les quartiers populaires de notre époque

Cela dit, on a depuis récolté quelques chiffres et nous allons essayer de présenter rapidement ces « quartiers ». Quel est leur visage ? On s’est aidé des chiffres du recensement de 1990.

– D’abord leur « habitat ». On dit toujours : ce sont les tours et les barres (on vient d’ailleurs d’utiliser cette métaphore un peu plus haut). Effectivement, les « quartiers », ce sont assez largement ces tours et ces barres édifiées à partir des années 50. Mais ils ne sont pas que cela. Ils le sont pour environ 80 %. Le reste, ce sont 10 % des centres ville tout à fait ordinaires, laissés un peu en déshérence et souvent très anciens, en particulier dans certaines villes du sud de la France ; et, pour le surplus, on a encore des cités ouvrières qui ont tourné à la déconfiture, notamment dans les régions du nord et de l’est.

On ne peut donc pas dire qu’il y ait une fatalité architecturale dans cette question sociale. Il n’y a pas de fatalité qu’une cité de tours et de barres tourne mal. C’est si vrai qu’il y en a qui se portent très bien. Et il n’y a pas de fatalité qu’un centre-ville tourne bien. Il faut beaucoup d’ingrédients pour faire un avenir social.

Or il y a un ingrédient qui se retrouve à peu près partout, c’est l’ingrédient « H.L.M. ». Dans notre pays 15 % de nos concitoyens sont logés en habitat « social ». Dans ces cités il y en a 55 %. Ils sont donc largement majoritaires. Mais il faudrait se garder de confondre HLM et « habitat dangereux ». Il y a des quartiers où il y a beaucoup d’HLM et qui ne se différencient pas de quartiers qui vont bien.

– Ensuite la « structure par âge ». Dans ces quartiers on est plus jeune qu’ailleurs : un tiers de moins de 20 ans en moyenne, contre 26% pour l’ensemble de la France. Mais parmi les quartiers dont notre Délégation avait la charge, il y en avait 82 où le nombre des moins de 20 ans était de plus de 40 % et 4 où ce nombre était supérieur à 50 %. Ce ne sont pas les chiffres de nos sociétés développées ; ce sont les chiffres d’autres sociétés.

Il faut toutefois ajouter que si les jeunes sont en moyenne le tiers, il y a aussi beaucoup moins de personnes âgées qu’ailleurs, ce qui veut dire qu’il y a quand même dans ces quartiers un certain nombre d’adultes. Il est étonnant qu’on en parle souvent comme s’ils n’étaient peuplés que de jeunes; quand on écoute certains médias ou qu’on regarde certaines images, il n’y aurait pas d’adultes… C’est étrange…

– Ce sont souvent des « familles en détresse » ; il y a beaucoup plus de familles monoparentales qu’ailleurs, beaucoup plus de femmes seules avec leurs enfants; il y a beaucoup plus de familles fraîchement immigrées qu’ailleurs ; il y a beaucoup plus de familles nombreuses.

– Concernant les « étrangers », il y a à peu près le triple de la moyenne française, de l’ordre de 19 % au lieu de 6,5 %.

– Dernier trait : le « travail ». Au recensement de 1990 le chômage déclaré en France était de l’ordre de 10%; dans ces quartiers il était de l’ordre de 19,7 %, soit le double. Or depuis le chômage déclaré a dû passer en France à environ 13 % (le chômage enregistré est de 11,8 % et le chômage déclaré lui est toujours un peu supérieur), ce qui laisserait penser à un chiffre de 26 %, en moyenne, pour ces quartiers. C’est énorme et naturellement il y a de gros écarts d’une cité à l’autre. Même si le chômage ne se montre pas, on se rend compte que, du point de vue des revenus et de la vie quotidienne, l’on est confronté à des souffrances très lourdes.

Pour en terminer avec ces quartiers et la composition de leur population, je voudrais dire que, avant qu’ils soient devenus ce que l’on vient de dire, composés de ceci ou de cela, ces quartiers me paraissent être essentiellement des quartiers d’employés et d’ouvriers. Voilà leur réalité sociale. Employés et ouvriers puisque, lorsqu’on regarde les professions exercées par les adultes, on s’aperçoit qu’il s’agit massivement de cela. Ce sont tout simplement les quartiers populaires de nos villes contemporaines. La ville française, depuis très longtemps, a eu une partie populaire, ce qu’on appelait les « faubourgs ». Puis on a cru que tout cela allait disparaître avec la rénovation des centres ville. Mais cela n’a pas du tout disparu et cela prend simplement aujourd’hui des formes différentes. On raisonnerait un peu différemment sur ces quartiers-là si on les entendait d’abord comme des quartiers populaires.

La vraie spécificité de ces quartiers : des quartiers qui se sentent délaissés

Qu’est-ce qui fait donc l’unité de ces quartiers ?

En réalité ce ne sont pas les chiffres que l’on vient d’indiquer qui font l’essentiel de ces quartiers-là. D’ailleurs ces chiffres sont différents d’un quartier à l’autre. Quand on regarde de très loin ces quartiers, on pense qu’ils se ressemblent tous, notamment parce que leur architecture leur est souvent bien commune. En réalité, si l’architecture de ces cités est commune, les gens qui les peuplent sont largement différents. Aucun quartier ne ressemble à aucun autre, même si nous les croyons tous semblables. Ils ont leur histoire, leurs relations avec l’agglomération dont ils sont issus ; ils ont chacun leurs caractéristiques. Pour reprendre ce que l’on a vu, le taux de chômage (chiffres 1990) varie de 4,5 % dans un quartier d’une ville des Yvelines à 56 % dans un quartier d’une ville du nord de la France. 56 % de chômeurs ! C’est beaucoup et les chiffres d’aujourd’hui ne doivent pas être meilleurs.

Donc tout cela se vit différemment et il ne faut pas croire que parce qu’on en a visité un, on les a visités tous.

Si ces quartiers sont différents, méritent-ils au fond une politique uniforme, que l’on appelle la « politique de la ville », méritent-ils qu’on les groupe tous ensemble ?

Oui, car finalement la vérité des quartiers, elle n’est pas dans leurs caractères intrinsèques mais beaucoup plus dans le type de relations qu’ils ont avec la ville dont ils font partie. C’est là qu’est le nœud de la chose. Il n’y aurait pas de problème social dans les quartiers s’il n’y avait pas un problème de relations sociales et le problème des relations sociales est dans les rapports entre le quartier, la cité ou la banlieue et le centre-ville. Or ces rapports sont très mauvais aujourd’hui. Et s’ils sont mauvais, ce n’est pas sur le fondement d’idées toutes faites, d’idéologies ou de je ne sais quel présupposé, mais par l’expérience de la vie quotidienne.

Du côté des cités on se sent délaissé par la ville, on se sent « les oubliés ». Ce sentiment extrêmement fort, ce sentiment d’abandon est une sensation d’être à l’écart de la vie urbaine, comme si on avait voulu vous en écarter.

Le réseau de transports en commun est plus malaisément accessible ; les abribus sont plus rares ; les autobus moins fréquents, avec une attente plus longue ; la gare est laide et sans attraits, ne comporte pas d’auvent ; l’école donne le sentiment, à tort ou à raison, d’être la plus mauvaise de l’agglomération ; la moitié des commerçants qui étaient installés dans les années 70 sont partis ; ceux qui sont restés vendent de la « camelote » ; le supermarché qui avait une grande enseigne nationale a fermé et a été remplacé par un « discounter » avec 400 produits au lieu de 2 400 ; l’espace public n’est jamais balayé ; il faut une semaine pour remplacer les lampes des réverbères, alors que dans la rue d’à côté, qui appartient à la ville, il faut 24 heures ; c’est un gardien d’immeuble pour 2 000 habitants, alors qu’en ville il y en a un pour 300 ; etc. etc. En tout cela, il s’agit d’exemples vécus et bien réels.

C’est de cette réalité que s’alimente un profond sentiment d’être les oubliés, les méprisés de notre vie urbaine. Encore une fois, aucun de ceux qui a emménagé dans ces cités au départ, sûrement en tout cas dans les années 60-70, aucun n’a manqué d’enthousiasme en s’installant dans ces logements. Ils le racontent tous : ce qu’a été pour eux la vie dans ces logements nouveaux des années 60-70 a été une sorte de miracle. Eh bien, aujourd’hui, le miracle se révèle un mirage, parce que, pour prendre une métaphore cinématographique, c’est comme si tout cela s’était arrêté sur image. Nous étions mieux que les autres et maintenant nous sommes à la remorque. Les autres ont progressé et nous, nous sommes restés là où nous en étions.

C’est si vrai d’ailleurs que, sauf erreur, dans ce pays où à peu près 15 % des logements ont été construits depuis 1982, ce pourcentage n’est que de 3 % pour les cités. Ils ont été en avance. Puis on est passé à côté d’eux, en les laissant sur le bord de la route. Ils ont très fortement ce sentiment, non seulement pour leur habitat, mais pour le transport, l’école etc. bref tout ce qui est signe de collectif dans notre vie.

Les réactions, elles sont ce que l’on peut imaginer. Quelles qu’elles soient, il ne faut pas douter qu’elles ont une cause. On ne rencontre pas de violence gratuite dans ces cités. Il y a toujours une raison. Qu’il s’agisse de l’incendie de la voiture du professeur, du saccage d’une boutique, il y a toujours une raison, toujours.

On est dans des rapports sociaux conflictuels, mais encore déchiffrables, parfaitement déchiffrables.

3 – Le devenir urbain

Comment cette situation va-t-elle évoluer dans les années qui viennent ?

On peut essayer de répondre à cette interrogation en exprimant successivement trois idées.

Une nouvelle modalité du conflit social : le conflit de lieux

Dans notre vie collective il semble que maintenant le conflit social tende à s’incarner dans des espaces géographiques. Autant nous avons vécu des décennies où les enjeux sociaux étaient enfermés dans des lieux de production, autant aujourd’hui les enjeux sociaux, bien que n’ayant pas quitté l’entreprise, se transportent aussi dans une géographie urbaine. Ce qui est en un certain sens normal puisque nombre de personnes n’ont pas accès à l’entreprise.

On peut à ce sujet souligner plusieurs choses.

– La mobilité résidentielle des années 60-70, qui fonctionnait comme une sorte de cercle vertueux, s’affaiblit. Elle faisait passer du bidonville au HLM; puis du HLM à l’ILN (Immeuble à loyer normal) ; puis, quand tout allait bien, de l’ILN à l’accession à la propriété; puis de l’accession à la propriété au centre-ville. Or ce cercle vertueux, qui a d’ailleurs largement contribué à renouveler la population de ces cités, est aujourd’hui « brisé ». Il y a eu un « effet de ciseaux » entre le renchérissement du coût du logement d’une part et d’autre part la baisse des revenus puisque le chômage a frappé notamment ces catégories. Donc des deux côtés une détérioration de la situation et par conséquent, aujourd’hui, les mécanismes de mobilité sont bloqués. C’est une des raisons – ce n’est pas la seule – pour laquelle il y a aujourd’hui une crise du logement assez sérieuse. Depuis des années, dans les cités HLM, jamais le taux de vacance n’a été aussi bas qu’en ce moment.

– Les mécanismes d’intégration traditionnels fonctionnent moins bien et les mécanismes de ségrégation fonctionnent bien. Certains mécanismes d’intégration ne produisent plus tous leurs effets. Mécanismes nationaux d’abord : le travail, à cause du chômage ; l’école, par difficultés des débouchés. Mais aussi des mécanismes d’intégration proprement urbains ; on a dit tout à l’heure que la vie urbaine délaissait la sociabilité de proximité au profit d’équipements lourds ; il en résulte que maintenant la sociabilité se paie, s’achète : fréquenter un musée, utiliser un transport, aller à la piscine, n’est plus donné aussi facilement qu’une promenade dans le quartier. Autrement dit l’échange devient plus rare et plus difficile parce que plus coûteux.

Inversement, dans les cités déshéritées, les mécanismes de ségrégation fonctionnent bien. La répartition des logements d’abord. Il n’y a pas de mécanisme de ségrégation plus efficace. Les commissions d’attribution fonctionnent comme elles le peuvent, en toute bonne foi, par décisions individuelles. Mais au bout de trente ans de décisions individuelles il y a des effets sociaux considérables. Les effets sociaux des décisions d’attribution, c’est de mettre des gens ici et d’autres, différents, là. Jugés différents, ceux que par exemple on appelle, dans une terminologie respectueuse des personnes, les familles « lourdes ». Ah, les familles « lourdes » ! On ne les met pas ici ; on les met là-bas. Et cela peut se concevoir : il faut une bonne gestion du patrimoine et les offices d’HLM ne sont pas forcément dans une situation de trésorerie florissante. On ne saurait faire de reproche aux commissions d’attribution. Mais il faut constater que ce sont là des mécanismes dont les effets à terme sont finalement terrifiants.

Les difficultés à l’embauche ensuite. C’est là un mécanisme beaucoup plus insaisissable. Lorsqu’on parle aux habitants de ces cités, ils disent tous, absolument tous, qu’ils ont du mal dans une embauche à côté d’autres candidats parce que, disent-ils tous, il suffit qu’ils mentionnent leur adresse. Sans commentaire.

– Donc ces mécanismes de ségrégation fonctionnent et cela donne des conflits de lieux importants, qui n’existaient pas, ou qui n’existaient plus, dans notre vie urbaine. Conflits de lieux, c’est-à-dire conflits d’appropriation d’espaces qui sont réservés à un certain type d’usage ou à un certain type de population. Par exemple l’esplanade de la Défense est typique à ce sujet : en semaine c’est « le trois pièces, attaché-case »; le dimanche c’est le roller de Sartrouville ; mais jamais les deux en même temps. De même à Lyon avec le boulevard de la République. Jamais les populations ne se mélangent et si, d’aventure, elles le font, alors cela tourne mal.

Même chose pour les équipements publics. Non seulement on observe dans n’importe quelle piscine ou dans n’importe quel bistrot ou dans n’importe quel cinéma qu’il y a des heures pour certains clients et d’autres pour d’autres, mais il arrive aussi que cela puisse tourner à l’aigre ; et face à ces conflits les gens réagissent tout à fait normalement, c’est-à-dire que notre collectivité développe des stratégies d’adaptation dont le plus bel exemple est la stratégie autour du collège. Le collège est sectorisé. Vais-je aller au collège d’à côté ou dans un collège du 5e arrondissement ? On sait bien que là-dessus s’opèrent des préparatifs de très longue durée, ce qui fait qu’en définitive on a dans des collèges déterminés une population déterminée.

Donc des conflits de lieux dont on ne peut penser qu’ils cesseront dans un proche avenir. Tout laisse penser au contraire qu’ils ne feront que s’accentuer.

Qui décide pour la ville ?

Concernant la modernité de la ville, les cités, leurs relations avec la ville, il faut ensuite s’interroger sur la manière dont la ville est gérée. Car qui, en définitive, va dire que la ville est moderne ou pas ? Qui s’occupe de la ville ? Qui décide ?

Voilà une question fort mystérieuse. En apparence tout va pour le mieux. On a réussi dans les années 60, avec la loi d’orientation foncière de 1967 et les textes qui en découlent, un équilibre assez savant entre le droit de propriété et le droit de la vie collective. Cela prend aujourd’hui des noms d’instruments comme « permis de construire », « plan d’occupation des sols »… qui appartiennent en propre aux municipalités depuis la loi de décentralisation. Apparemment nous avons les moyens de nous rendre maîtres de l’évolution de nos villes et par conséquent d’éviter, autant que faire se peut, les conflits sociaux majeurs.

En réalité les choses ne se passent pas du tout ainsi. Partons d’une réflexion d’un maire d’une grande ville. Il disait un jour : « je suis maire ; si on me demandait quelle part du destin de ma ville je maîtrise, je dirais 10 % ». On pourrait poursuivre la métaphore et ajouter que l’on va interroger le préfet. « Combien maîtrisez-vous ? » Il répondrait sans doute : « 8 % » ; le président du Conseil général : « 8 % » ; etc. On n’arriverait jamais à 100. Pourquoi ? Parce que la ville est la résultante de multiples initiatives, et pas seulement des autorités publiques. Il y a aussi l’office HLM, la SNCF, l’EDF, … et, Dieu merci, l’initiative privée. Chacun veut construire sa maison comme il l’entend, s’il en a les moyens. La ville est la résultante de tout cela et il faut s’accommoder d’un certain désordre dans la croissance urbaine. Elle est toujours, en France, le fruit d’une rencontre entre une certaine volonté publique – déjà au 18e siècle les travaux des intendants, comme à Bordeaux, Aix ou Rennes, par exemple – et l’initiative spontanée. Heureusement qu’il en est ainsi.

Mais tout cela est un peu lourd de menaces si – et il faut insister sur cette condition – si le conflit social ne se règle pas. Et l’on ne connaît pas de conflit social qui ne se soit jamais réglé spontanément.

Notre démocratie locale est-elle en mesure de faire face ?

La dernière question est la suivante : nous avons tous une ville dans notre vie ; c’est ce que l’on disait en commençant. Mais avons-nous une vie, et donc une ville, vraiment collective ?

Face à cette question, l’ampleur même des dimensions des agglomérations conduit à nous interroger sur notre démocratie locale.

– Nous avons d’abord du mal à régler les problèmes d’agglomérations. Celles-ci sont divisées en plusieurs communes, quelquefois très nombreuses. Le cas de l’agglomération parisienne est tout à fait excessif, mais même pour des villes modestes, de petites préfectures, on se chipote, on se querelle entre communes pour savoir quelle est la bonne décision à prendre ; on « se refile » les problèmes difficiles, notamment s’agissant des populations les plus déshéritées. Sauf certains cas de « communautés urbaines » qui fonctionnent bien, nous n’avons pas de vie organisée d’agglomération. Or le citoyen vit dans l’agglomération, et il y a plusieurs maires pour s’en occuper. Tout cela manque terriblement de coordination.

On peut relever aussi – c’est bien connu – des manques de coopération entre services différents. Exemple : la plupart des HLM ont, après bien des années, mis en place des systèmes de gestion permettant de dépister assez tôt les impayés de loyers, ce qui prévient les dettes trop importantes et évite les expulsions. Or de son côté EDF a des impayés du même ordre avec les mêmes gens. Plusieurs fois on a demandé aux responsables des offices HLM : « avez-vous déjà rencontré EDF ? – jamais ». Jamais, nulle part, un office n’a rencontré EDF au sujet des impayés. Or c’est la même personne qui a les mêmes problèmes. Elle va recevoir éventuellement un aménagement du côté EDF et pas de l’Office ; ou l’inverse. C’est totalement absurde ; et c’est comme cela qu’on enfonce les gens dans la difficulté.

– Mais, plus encore, les dimensions démesurées des agglomérations ont pour effet d’éloigner le maire du citoyen, alors que pourtant le maire, dans notre organisation, est l’homme politique le plus proche de nous – et de ce point de vue c’est une vertu que d’avoir beaucoup de communes – Or dans les grandes villes le maire est un inconnu.

Il faudrait donc rapprocher les responsables urbains de la population. Et de fait, il y a eu en France des tentatives, inspirées d’expériences italiennes ; par exemple, une tentative institutionnelle qui concerne les agglomérations de Paris, Lyon et Marseille, une loi de 1982 ayant institué dans ces villes des commissions locales par arrondissement. À Paris et Lyon cela ne fonctionne pas très bien. À Marseille, cela fonctionne de façon assez satisfaisante. Les élus locaux sont très proches des habitants.

Sous un aspect un peu plus spontané, il y a aussi diverses expériences de « comités de quartier » lancés par des mairies, soit dans le cadre de mairies annexes officielles, soit dans le cadre de comités se réunissant de temps en temps. Cela marche, en particulier dans un certain nombre de villes du nord et cela marche d’autant mieux qu’on laisse un peu la bride sur le cou à ces comités, ce qui n’est jamais facile pour un maire. Les maires, en général, sont, sur ce point, plutôt réticents.

Enfin, plus récemment, on relève des expériences tout à fait neuves comme celle qui s’est déroulée à Mantes-la-Jolie, dans la cité du Val-Fourré. Dans l’un des quartiers on a élu un conseil de quartier au suffrage universel. Nous avions d’ailleurs proposé quelque chose du même type il y a plusieurs années. Il nous semble que c’est un élément de nature à régler certains conflits entre générations ou entre nationaux et étrangers.

– Finalement, il suffirait peut-être de peu de choses pour que ces expériences prennent de l’ampleur. Rien de ce qui est ici souhaité n’est infaisable. Il faut organiser tout cela à la mesure de la vie réelle des gens d’une part, et d’autre part que tout cela soit vu de près, avec le concours éventuel du mouvement associatif. Cela n’est pas compliqué, mais il faut bousculer des habitudes, des situations acquises, des privilèges même. Or la sève est là. Les associations sont nombreuses. Il y a peut-être huit ans, pas une personne dans le pays ne s’occupait de soutien scolaire. Aujourd’hui il y a au moins 1 500 associations qui font du soutien scolaire dans ces quartiers. La sève monte. À nous de faire en sorte que cela puisse porter du fruit.

Avons-nous donc aujourd’hui la capacité de décider collectivement de notre vie collective ? Dans chaque ville, avons-nous le sentiment que nous déterminons notre devenir collectif ?

Je dirais, pour conclure, que la manière dont la modernité se vivra dans la ville de demain – est-ce que ce sera le mauvais côté, le conflit, qui l’emportera ; est-ce que ce sera la renaissance d’une vie collective ? – dépendra de la réponse à cette question.

Pouvons-nous faire confiance à notre démocratie locale actuelle pour régler ces problèmes ? Je vous le dis tout net – c’est une position personnelle – : je ne pense pas qu’elle le puisse, en l’état actuel où elle fonctionne. La décentralisation n’a guère changé les choses et, comme je viens d’essayer de vous le montrer, nous avons besoin d’un peu de dépoussiérage de notre bonne vieille démocratie locale. Ce n’est qu’à cette condition que nous vivrons bien notre modernité de demain.

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