L’autorité de l’écriture

Alors qu’un cycle de conférences d’Études et Recherche est consacré aux apocryphes, il nous a semblé intéressant de reprendre une affirmation classique de la Réforme, celle de l’autorité des Écritures. En effet, si les apocryphes portent le témoignage de la vie de foi de groupes de croyants et d’époques spécifiques, ces textes n’ont pas été reçus comme des écrits faisant autorité pour l’ensemble des Églises chrétiennes, pour des raisons qui varient selon les textes. Nous ne revenons pas ici sur ces raisons, qui sont évoquées dans les conférences. Faut-il pour autant s’interdire de lire les apocryphes ? Non, bien sûr, on peut le faire, comme des témoignages, à mettre en relation avec ceux de l’Écriture. De ce fait on peut aussi en recevoir édification.

Une question d’actualité

 

En revanche, il vaut la peine de reprendre régulièrement la question de l’autorité des Écritures. Outre l’occasion du cycle sur les apocryphes, deux raisons nous y engagent aujourd’hui : d’une part, le débat synodal de novembre autour de la question de la bénédiction des couples mariés du même sexe a fait émerger une forte demande de reprendre la question. D’autre part, la relation au texte est au cour de la problématique des fondamentalismes qui déchirent dramatiquement la société française. Des lectures littérales ou supposées telles sont invoquées pour justifier des positions extrêmes et des actes atroces. Il serait trop simple d’affirmer que cette question ne concerne que les musulmans. L’autorité des Écritures serait-elle une doctrine dangereuse ?

 

Les textes de référence

 

Évoquons d’abord les textes de référence de notre Église.
Le Préambule de la Constitution de l’Église protestante unie de France est le texte le plus récent (2013), en attendant la formulation d’une déclaration de foi d’ici à 2017. Ce préambule comporte une déclaration d’union qui précise :
« L’Église protestante unie de France s’inscrit dans la famille des Églises de la Réforme (.) : Unanimement, les Réformateurs ont confessé que le témoignage pur et originel de l’Évangile dans l’Écriture est la norme de la vie et de la doctrine. »
Cette formulation est celle de la Concorde de Leuenberg (1973), par laquelle les Églises luthériennes et réformées d’Europe (puis beaucoup d’autres) se déclaraient être en communion dans le respect des différences. La Concorde de Leuenberg est un élément fondateur des rapprochements entre luthériens et réformés en France.

Précédemment, la déclaration de foi de l’Église réformée de France, formulée à l’occasion de sa constitution en 1938, affirmait :
« Avec ses Pères et ses Martyrs, avec toutes les Églises issues de la Réforme, elle affirme l’autorité souveraine des Saintes Écritures, telle que la fonde le témoignage intérieur du Saint-Esprit, et reconnaît en elles la règle de la foi et de la vie. »

Ces deux textes mettent des accents différents, sans toutefois s’opposer.
Le texte de 2013 témoigne d’un travail ocuménique au sein des Églises issues de la Réforme. Il prend bien soin de préciser ce qui est normatif : non pas l’Écriture en tant que telle, encore moins la lettre de l’Écriture, mais le témoignage de l’Évangile qu’elle recèle. Cet Évangile est résumé dans les autres principes fondamentaux de la Réforme, qui sont également nommés dans l’article suivant de la déclaration d’union : « Unanimement, ils ont témoigné de la grâce libre et inconditionnelle de Dieu, manifestée dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ et offerte à quiconque met sa foi en cette promesse. » En d’autres termes, l’autorité de l’Écriture n’a de sens que dans la mesure où elle témoigne de l’Évangile. Elle ne peut jamais s’affirmer à travers un verset ou un passage particulier de la Bible lu isolément.

Le texte de 1938 s’inscrit dans la tradition réformée française. Il est sensible à l’histoire particulière et parfois douloureuse de cette tradition (« ses martyrs »). En reprenant la notion calvinienne de « témoignage intérieur du Saint-Esprit », il met également l’accent sur le fait que l’autorité n’est pas inscrite dans le texte lui-même mais dans la lecture de foi qui en est faite.

 

Autorité souveraine

 

Cette autorité est souveraine. On reconnaît là une trace du caractère polémique de l’affirmation. L’Écriture n’est pas soumise à une instance ecclésiale qui aurait autorité pour déterminer la lecture qui doit en être faite. Historiquement, l’affirmation vise à limiter l’autorité de la tradition. Il n’en demeure pas moins que cette autorité est affirmée dans et pour l’Église, dans et pour la vie chrétienne. L’autorité est fondée dans une lecture de foi, ce qui implique une lecture commune, un travail d’interprétation en Église, une lecture constamment renouvelée afin de nourrir et d’interpeller l’aujourd’hui de la foi, et de recevoir une parole qui fasse autorité pour le croyant.
De ce fait, l’autorité de l’Écriture ne peut imposer une norme à l’ensemble de la société, car cette norme est d’abord celle du croyant et celle de l’Église. Certes, on peut souhaiter, comme citoyens, que la loi civile s’inspire de valeurs qui émergent de la lecture commune des Écritures. En revanche, mettre en place une forme de théocratie, dans laquelle la loi civile serait l’expression de la volonté de Dieu, revient précisément à nier l’autorité de l’Écriture comme force d’Évangile. L’autorité est souveraine, ce qui signifie qu’elle reste extérieure à toute personne ou instance humaine qui la reçoit. Individuellement non plus, nul ne saurait, quelle que soit sa foi, se prévaloir de l’autorité de l’Écriture pour imposer une norme à tous. Ce faisant, il confondrait dramatiquement l’Écriture et sa propre position. Il accaparerait l’autorité pour son propre compte. Il nierait donc la souveraineté de l’Écriture.

Si la tradition ne fait pas autorité, il est faux de penser que l’on est seul avec le texte biblique : d’une part, il est porté et précédé par un long travail de transmission, de traduction, d’annotation. D’autre part, la lecture se fait dans un cadre ecclésial : l’autorité de l’écriture se nourrit du dialogue et parfois de la confrontation des interprétations. Mon interprétation fait-elle autorité ? N’ai-je pas à la soumettre au dialogue fraternel critique, qui pourra lui aussi faire émerger une parole renouvelée ?

 

La problématique du littéralisme

 

On l’aura compris, la manière luthérienne et réformée de comprendre l’autorité de l’Écriture implique nécessairement que cette autorité passe par un travail d’interprétation et qu’elle soit reçue dans la foi. Cela exclut une approche littéraliste. D’une part, il ne saurait être question de figer la Parole de Dieu dans la lettre du texte. La Parole de Dieu est un événement : Dieu parle, à travers le texte, à travers une prédication, à travers une rencontre.

D’autre part, des obstacles formels s’opposent au littéralisme. Ce que l’on appelle la critique textuelle rend très problématique l’idée d’un texte premier qui ferait autorité. Nous ne disposons pas des originaux, uniquement de copies, qui comportent de nombreuses variantes. Le texte doit être établi, de manière critique, en évaluant les diverses variantes pour déterminer ce qui a pu être, vraisemblablement, le texte d’origine.

De même, il n’y a pas de traduction qui fasse autorité en tant que telle. En revanche, elles témoignent d’un sérieux dans la qualité du travail philologique (connaissance de la langue et du sens des mots) et dans le processus : un travail collectif, soumis à la critique mutuelle, capable de rendre compte de ses choix. Une des fonctions des notes explicatives est de rendre compte de l’établissement du texte et des choix de traduction.

 

 « Toute écriture inspirée… »

 

Pour conclure, on prendra un exemple dans le texte biblique lui-même : 2 Timothée 3, 16 soulève un problème qui réside dans la traduction (le texte est bien établi, il n’y a pas de variante pour les mots concernés).
Littéralement, le texte dit ceci (mot à mot d’après le grec) : « toute écriture inspirée de Dieu et/aussi utile pour enseigner. » Il ne comporte ni article ni verbe. Le grec autorise plusieurs traductions, mais certaines sont plus vraisemblables que d’autres. Les choix mettent un poids différent sur les éléments de la phrase.

Ainsi, la traduction dite Segond 21 opte pour : « Toute l’Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner. » Cette traduction n’est pas exclue, mais le grec devrait de préférence comporter une article avant Écriture, ce qui n’est pas le cas. Elle a clairement un caractère dogmatique qui la rapproche d’une sensibilité plus évangélique que réformée, dans la mesure où elle donne à penser que le texte met l’accent sur le caractère inspiré de l’Écriture.
De leur côté, la Nouvelle Bible Segond et la Traduction Ocuménique de la Bible ont le même texte (qui était aussi celui de la traduction Segond proprement dite) : « Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner. » En renonçant à l’article, la traduction ne spécifie pas nettement de quelle écriture il s’agit. La traduction établit une relation entre le caractère inspiré et le but de cette inspiration : enseigner, c’est-à-dire nourrir une parole d’édification des croyants et de la communauté.

Une troisième traduction est possible. Elle est signalée en note dans la NBS et la TOB. NBS : on peut aussi lire : « toute écriture inspirée de Dieu est aussi utile pour. » La note de la TOB va dans le même sens. Dans cette dernière possibilité, l’accent de la phrase porte non pas sur le caractère inspiré, mais principalement sur la fonction de la lecture de l’Écriture en Église : édifier. En dehors des questions confessionnelles sur l’inspiration des Écritures, cette dernière traduction est peut-être la plus vraisemblable. Par ailleurs, elle serait en relation avec la tonalité générale de la lettre, qui met l’accent sur la nécessité de la fidélité et de la persévérance dans l’enseignement.

De quelle Écriture est-il question ? L’Ancien Testament ? Mais à l’époque où cette lettre est écrite, ni les juifs ni les chrétiens n’ont fixé la liste des livres qui en font partie. Les textes de Paul ? D’autres textes écrits par des chrétiens ? Là aussi, il n’y a pas encore à cette période de liste des livres lus en église et considérés comme faisant autorité. Dans les faits, la liste de ces livres est le fruit d’un processus de plusieurs siècles. C’est un travail ecclésial. Difficile, dès lors, de trouver dans l’Écriture elle-même l’affirmation explicite de l’autorité des Écritures. La traduction Segond 21 est donc un grossier anachronisme puisque l’Écriture n’est pas encore définie au temps de 2 Timothée. En revanche, on voit bien, en lisant le Nouveau Testament, à quel point la foi des premiers chrétiens se nourrit de la lecture des textes qu’ils reçoivent de la tradition juive et de ceux qui émergent des premières générations de chrétiens.
Les Réformateurs se réapproprieront cette pratique en affirmant l’autorité souveraine des Écritures et en précisant de quelle manière elle se déploie.

 

Par le Pasteur Nicolas Cochand

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